Danielle Chaperon, © 2003-2004
Dpt de Français moderne – Université de Lausanne
Le mot dramaturgie est un terme dont l'extension est plurielle. Les dictionnaires autorisés distinguent le plus souvent deux définitions concentriques et en quelque sorte emboîtées. Le mot dramaturgie peut s'appliquer en effet: 1° à l'étude de la construction du texte de théâtre, de son écriture et de sa poétique et 2° à l'étude du texte et de sa ou ses mise(s) en scène tels qu'ils sont liés par le processus de la représentation.
Le présent cours (ainsi que celui qui est consacré parallèlement au mode dramatique [Le mode dramatique]) s'intéressera exclusivement au premier de ces deux domaines d'étude. Nous renvoyons pour ce qui concerne la dramaturgie articulant le texte et la mise en scène à un cours spécifique [La mise en scène].
Ce premier domaine correspond à la définition classique. Patrice Pavis rappelle dans son Dictionnaire du théâtre que l'étymologie grecque renvoie à l'acte de composer un drame
. Conformément à cette origine antique, le Littré affecte au mot dramaturgie le sens d'art de la composition des pièces de théâtre
. Longtemps le terme a ainsi désigné l'ensemble des techniques concrètes que les auteurs mettaient en œuvre dans leur création, mais aussi le système de principes abstraits – la poétique – qu'il était possible d'induire à partir de ces recettes
. Dans le contexte des études littéraires, on continuera de se servir du terme dramaturgie pour désigner l'art de la composition dramatique tel qu'il se manifeste dans les textes. On distinguera de plus l'analyse dramaturgique, c'est-à-dire la pratique critique qui consiste à décrire et à évaluer les effets de cet art, de la théorie dramaturgique qui élabore les instruments nécessaires à cette pratique.
Les instruments d'analyse dont nous disposons aujourd'hui sont issus de deux sources principales. D'abord de la dramaturgie des auteurs et des philosophes telle que l'histoire nous l'a transmise, depuis Aristote jusqu'à Vinaver par exemple, en passant par Corneille, Voltaire, Diderot, Hegel, Lessing, Hugo, Zola, Maeterlinck, Brecht, Sartre, Sarraute... Le lexique descriptif que l'on peut extraire de cette histoire de la dramaturgie, malgré les tempêtes esthétiques qu'elle a traversées, reste remarquablement stable. Pour utiliser une expression de Gérard Genette, la théorie indigène
semble en la matière plus constante, plus unifiée et plus exploitable que dans le cas du roman. La Pratique du théâtre de l'abbé d'Aubignac, éditée en 1659, est par exemple une ressource infinie pour décrire tous les aspects de la dramaturgie puisque l'ouvrage s'adresse explicitement à la fois aux auteurs, aux comédiens et aux spectateurs. L'Encyclopédie de Diderot et d'Alembert reste aussi une mine en matière de définitions scrupuleuses. Dans la littérature secondaire, l'ouvrage de Jacques Scherer consacré à la Dramaturgie classique en France demeure une référence. Il en est de même des recherches de Georges Forestier consacrées, entre autres, à l'aspect génétique des dramaturgies cornélienne et racinienne, et des travaux de Jean-Pierre Sarrazac consacrés à l'esthétique du drame moderne et contemporain.
À cette constellation historique et historiographique, il faut ajouter l'apport des recherches menées dans l'orbite du brechtisme français (la revue Théâtre Populaire et Roland Barthes) puis surtout du structuralisme. Les travaux d'Anne Ubersfeld, de Patrice Pavis et de Tadeusz Kowzan – pour ne retenir que les auteurs les plus utilisés – se situent dans la suite immédiate de cet héritage. Ils bénéficièrent des propositions théoriques de l'analyse structurale du récit, de la sémiologie, de la narratologie, de la linguistique de l'énonciation (la pragmatique). Cette double origine de la terminologie et de la méthodologie est une richesse, mais elle exige une rigueur particulière. En effet, il est indispensable d'articuler la dramaturgie historique et la dramaturgie formaliste, c'est-à-dire de mettre au point une véritable stratégie de transposition. C'est une telle conjonction que nous tenterons de suggérer dans ce qui suit.
D'après Aristote la forme dramatique (comme la forme épique qui est l'ancêtre lointain de notre roman [Les genres littéraires]) est un instrument permettant de représenter les actions humaines, de les mettre à distance et d'en avoir une expérience fictive et épurée (c'est l'un des sens de la fameuse catharsis [La fiction]). L'œuvre dramatique (comme l'œuvre épique) fournit un modèle d'intelligibilité de ce qui, dans la vie de chacun, échappe à la maîtrise et au sens, parce que les événements réels suscitent des affects trop puissants – la pitié et la crainte, par exemple – et exigent des réactions trop immédiates. Pour Aristote toujours, elle a sur l'épopée les avantages de la densité et de la concision, et elle fait saisir d'un seul coup d'oeil
la totalité et la cohérence d'une aventure humaine. La forme dramatique, telle que le philosophe la préconise, propose donc des actions complètes et compréhensibles. L'auteur dramatique agence les faits de telle manière qu'ils semblent logiquement liés entre eux (la nécessité) et qu'ils paraissent obéir aux lois régissant ordinairement la réalité (la vraisemblance).
Au cours de l'histoire du genre, ce bel instrument de rationalité et de maîtrise a subi toutes sortes de métamorphoses. Car la forme dramatique peut aussi être un instrument de déstabilisation. Elle a pu renverser les valeurs, bouleverser les certitudes, semer le trouble – et pour cela, elle a souvent inversé, dépassé ou perverti les normes imposées par la poétique aristotélicienne et par la doctrine classique qui s'en réclamait.
Si la modernité a progressivement renoncé aux formes de l'intelligibilité classique (l'unité, la logique, la vraisemblance...), on pourrait croire que la référence à Aristote et au XVIIe siècle français est devenue facultative sinon inutile. Il n'en est rien. D'abord parce que les formes classiques continuent de nous séduire (elles n'ont donc rien perdu de leur efficacité première). Ensuite parce que la doctrine classique, à force de prévoir les infractions aux normes esthétiques qu'elle voulait imposer, a dessiné la carte de (presque) tous les possibles dramatiques. (Il faut avouer que le théâtre baroque, le théâtre espagnol, le théâtre italien et le théâtre anglais sont pour beaucoup dans le développement quasi paranoïaque de cette casuistique dont l'ouvrage de D'Aubignac est un bel exemple.) Bref, la dramaturgie classique est une très utile nomenclature des phénomènes dramatiques en général. Cette pensée obsédée par l'unité imagine et décrit sans peine l'embarras et la confusion; obnubilée par la continuité, elle distingue la bizarrerie et la rupture; économe elle nomme l'excès; rationnelle elle énumère les formes de l'obscurité...
Fig.2 - Dramaturgie et narratologie.
Les emprunts que la dramaturgie peut se permettre envers la narratologie ont un double profit. D'abord celui, économique, de ne pas augmenter sans nécessité la terminologie. Ensuite de faire ressortir les ressemblances mais aussi les différences qui règnent entre les deux modes de représentation, narratif et dramatique. Nul doute en effet que le système général des possibles dramatiques
recoupe en partie le système général des possibles narratifs
. Ne serait-ce que parce que les deux modes de représentation prennent en charge le même type de contenus: des histoires.
Parmi les différentes approches possibles de l'art romanesque, la narratologie de G. Genette est l'étude de l'articulation entre une Histoire (l'histoire que l'on veut raconter), une Narration (l'acte de narrer) et un Récit (le discours, le texte) [La perspective narrative]. Nous pouvons dire par analogie que la dramaturgie est l'étude de l'articulation entre une Action (l'histoire que l'on veut montrer), une Présentation (l'acte de présenter, ou de montrer) et ce que nous appellerons faute de mieux – et faute d'accord, en nous autorisant de l'usage que font du terme P. Szondi, P. Pavis et J.-P. Sarrazac – un Drame. Certaines approches critiques seront forcément similaires dans les deux domaines de la narratologie et de la dramaturgie, mais elles divergeront néanmoins en raison du fait que dans le mode dramatique (c'est à nouveau Aristote que l'on paraphrase) l'Histoire (l'Action) n'est pas représentée par le biais d'une voix étrangère à l'action, mais par le truchement des personnages en action, en tant qu'ils agissent effectivement
– c'est-à-dire surtout en tant qu'ils (se) parlent. Elle se donne à voir essentiellement – si ce n'est uniquement – par la représentation des relations interhumaines
manifestées par le dialogue (selon les termes de Peter Szondi).
Le narrateur est donc absent du texte dramatique ou, plutôt, est si impersonnel et si discret qu'il fait croire à son absence [Le mode dramatique]. Au premier abord, le texte théâtral peut en paraître simplifié: sans narrateur, il n'y aurait ni narration ni description; sans narrateur, il n'y aurait aucun discours indirect et seulement le discours direct des personnages; sans narrateur, il n'y aurait pas non plus de variations de point de vue [Le point de vue]. On devine cependant que cette simplicité apparente doit avoir sa contrepartie. D'abord, la plupart des phénomènes susmentionnés sont tout simplement transposés dans le discours des personnages eux-mêmes, à qui rien n'interdit de raconter, de décrire, de résumer ou de citer le discours des autres. Ensuite, les contraintes et les ressources propres de la composition dramatique nécessitent pour être décrites l'invention de nouveaux instruments d'analyse, l'adaptation ou l'élimination de certains autres. Surtout, on l'a déjà dit, le narrateur ne disparaît pas totalement.
Le présent cours s'attachera successivement à la description de l'Action, puis à celle de la relation entre l'Action et le Drame. Il envisagera ensuite les rapports qu'entretiennent cette Action et ce Drame avec l'acte de Présentation. Cette dernière question qui s'assimile à celle de la Voix (pour nous inspirer toujours de Genette) appartient de droit au système général que nous esquissons ici, mais elle est aussi très directement liée à la définition même du mode dramatique traité dans un cours spécifique [Le mode dramatique]. Cette question s'ouvre aussi naturellement sur la dramaturgie au sens large [La mise en scène]. L'acte de narration, somme toute assez simple à décrire dans le cas du texte narratif, est remplacé dans le domaine qui nous occupe, par le relais de deux actes différents: l'acte de présentation et l'acte de représentation (pris en charge par le metteur en scène, les comédiens et l'équipe de réalisation d'un spectacle) qui engagent le texte dramatique et la visée spectaculaire qui lui est propre. Cette visée prédétermine en effet fortement certains caractères du texte, que ce soit au niveau de l'Action, du Drame ou de l'acte de Présentation.
Pour des raisons pédagogiques, l'analyse des aspects du texte dramatique adopte dans ce qui suit un ordre qui est emprunté à la rhétorique classique: l'ordre des étapes d'écriture propre au XVIIe siècle. L'Action, le Drame et l'acte de Présentation seront associés respectivement aux résultats de l'inventio, de la dispositio et de l'elocutio. Lier ainsi les concepts anciens et les instruments d'analyse moderne est, on le verra, très éclairant pour autant que l'on n'oublie pas que si les trois étapes de l'écriture classique s'enchaînent naturellement sur un axe chronologique, il n'en est pas de même des aspects du texte dramatique: ces derniers forment un système et non un processus.
Dans Discours du récit (Figures III) G. Genette ne développe guère l'analyse de l'Histoire (c'est-à-dire celle des contenus narratifs), invitant le lecteur à se reporter aux grammaires du récit de Propp, Brémond et Greimas. Il est utile pourtant de rappeler de quelle manière les instruments de la sémiotique narrative ou de l'analyse du récit ont été adaptés aux contenus dramatiques, et surtout comment ils peuvent être traduits dans la terminologie indigène
.
Tout commence dans la dramaturgie classique par ce que la rhétorique appelle l'inventio, c'est-à-dire le choix d'un sujet. Le sujet du poème [dramatique] est l'idée substantielle de l'action: l'action par conséquent est le développement du sujet, l'intrigue est cette même disposition considérée du côté des incidents qui nouent et dénouent l'action
(Marmontel, Article Fable de l'Encyclopédie de Diderot et d'Alembert). Le sujet est soit inventé, soit emprunté à l'histoire ou à la légende.
Pour Aristote, l'agencement des faits (l'intrigue formant un tout et comportant un commencement, un milieu et une fin
) s'organisait autour d'un élément indispensable à toute tragédie: le renversement – du bonheur au malheur de préférence. C'est ce renversement qui, bouleversant le destin des personnages, suscitera chez le spectateur, la terreur et la pitié. On constate donc que, dans La Poétique, la notion de conflit est absente. C'est à Hegel et à son Esthétique que nous devons une autre conception du drame clairement fondée sur le choc des valeurs, l'opposition des caractères et la violence des dialogues. Cette vision est pourtant en germe dans la dramaturgie classique française (particulièrement dans la comédie) mais elle se fortifiera surtout au long du XVIIIe siècle. Le Père Le Bossu, glosant hardiment Aristote, pouvait déjà écrire dans son Traité du poème épique (1707):
Dans les causes d'une action, on remarque deux plans opposés: le premier et principal est celui du héros, le second comprend les desseins qui nuisent au projet du héros. Ces causes opposées produisent aussi des effets contraires, savoir des efforts de la part du héros pour exécuter son plan, et des efforts contraires de la part de ceux qui le traversent. Comme les causes et les desseins, tant du héros que des autres personnages du poème, forment le commencement de l'action, les efforts contraires en forment le milieu. C'est là que se forme le nœud ou l'intrigue, en quoi consiste la plus grande partie du poème.
L'article Action de l'Encyclopédie, rédigé par l'abbé Mallet, adoptera et citera cette définition. L'abbé Batteux, dans Les Beaux-Arts réduits à un même principe (1746), distinguait quant à lui plus simplement: 1° une entreprise (le commencement), 2° des obstacles (le milieu), 3° le succès ou l'échec (la fin).
Aux XIXe siècle, le théâtre explorera un nouveau type de conflit, non plus intersubjectif mais intrasubjectif: les conflits intérieurs. Freud distingue ce qu'il appelle le drame psychologique (qui oppose deux mouvements intérieurs conscients) et le drame psychopathologique (où s'affrontent un mouvement conscient et une pulsion inconsciente). Dans la seconde moitié du XXe siècle, le conflit disparaît à mesure que seront déconstruites successivement les notions d'intrigue, de personnage et de dialogue.
Fig.3 - Structure actantielle.
La grammaire du récit valorise, elle aussi le conflit – et la validité de certains de ses outils d'analyse est donc limitée. La grammaire du récit permet d'analyser l'action en privilégiant, non seulement les étapes de son évolution (situation initiale, transformation, situation finale), mais son moteur: un système de tensions entre des fonctions remplies par des actants. Ce système de tensions est représenté par la structure actantielle de Propp et Greimas qu'Anne Ubersfeld adapta aux exigences de l'analyse dramaturgique. Cette structure, ou ce modèle, relie six fonctions.
Il s'agit, lors de l'analyse d'une œuvre dramatique (sur le plan de l'Action), d'identifier les actants qui occupent ces six fonctions, actants qui peuvent être des individus, des collectivités ou des entités abstraites. Un Sujet désire un Objet, ce désir est conditionné par un Destinateur et entretenu pour le bénéfice d'un Destinataire. La relation entre le Sujet, l'Objet, le Destinateur et le Destinataire correspond à ce qu'Anne Ubersfeld appelle le triangle des motivations
. La partie inférieure du modèle, le triangle du conflit
, identifie les difficultés ou les obstacles qui empêchent la réalisation du désir. C'est à ce niveau que s'affrontent, autour de l'entreprise du Sujet, des Opposants et des Adjuvants.
Le modèle actantiel peut être transcrit sans peine dans les termes classiques de la dynamique de l'action tels qu'ils sont posés, entre autres, par le Père Le Bossu. En effet on voit que l'ensemble de la structure figure à la fois les desseins opposés
et les efforts contraires
. La structure, en tant qu'elle présente les desseins
, sera décrite dans l'exposition, elle sera ensuite mise en mouvement par les efforts contraires
pour former le nœud. En revanche, le dénouement nécessite que la structure actantielle se transforme voire disparaisse – faute de combattants ou d'enjeux. Il advient que le Sujet meurt, que l'Objet soit conquis, anéanti ou modifié, que les Adjuvants ou les Opposants soient éliminés, etc.
L'établissement d'une structure actantielle unique, qui schématiserait l'action de la pièce, n'est en aucun cas le but de l'analyse. D'abord, on l'a vu, la structure qui représente l'action évolue nécessairement, car le dénouement serait impossible si elle se figeait. (À moins que l'auteur renonce au dénouement et veuille justement représenter une situation bloquée – c'est le cas de Beckett dans Fin de partie, dont le titre est évidemment fallacieux.) Il convient donc d'établir plusieurs structures qui représentent toutes les phases consécutives à celle que l'on a dessinée à partir de la situation initiale.
Ensuite, une pièce de théâtre n'est basée que très rarement sur une seule action. L'unité d'action
classique est en cela trompeuse car elle désigne en réalité l'unification logique d'une action principale avec des actions secondaires. Certes, le premier modèle actantiel qu'il faut établir est bien celui qui paraît le mieux expliciter les enjeux de l'action principale (le fil principal). Il doit être construit autour du héros (il faudrait dire plutôt que Héros
est le nom que l'on attribue au Sujet de la structure actantielle qui représente l'action principale). Puis, doivent être dessinés les modèles qui peuvent figurer les actions secondaires. Un Opposant ou un Adjuvant au dessein du héros peut par exemple être le Sujet d'une autre structure (et c'est même ce qui motivera souvent son opposition ou sa collaboration).
Corneille présente l'action de Cinna comme suit: Cinna conspire contre Auguste et rend compte de sa conjuration à Emilie, voilà le commencement; Maxime en avertit Auguste, voilà le milieu; Auguste lui pardonne, voilà la fin
. Cinna est le Sujet, et son Objet est la mort d'Auguste (le Destinateur officiel est la Liberté ou la Justice, le Destinataire, Rome). Maxime est un Adjuvant qui devient un Opposant. Le dénouement sera marqué par le renoncement total de Cinna à son projet, car peut-on assassiner un Empereur généreux et repentant? Reste à savoir pourquoi Cinna conspire, pourquoi Maxime trahit et pourquoi Auguste pardonne. Toutes ces causes proviennent d'actions secondaires centrées sur d'autres personnages que le héros éponyme: Emilie voulant venger son père pousse Cinna au crime, Maxime amoureux d'Emilie trahit son ami par jalousie, et Auguste tourmenté par son passé suit les sages conseils de sa femme Livie.
Sans les personnages secondaires (ou épisodiques), leurs desseins et leurs motivations propres, l'Action ne serait pas à la fois multiple et logique, elle ne formerait pas un réseau de structures actantielles si solidaires qu'une modification touchant l'une aura des répercussions sur toutes les autres (c'est là une bonne définition de l'unité d'action). L'agencement de ces répercussions sous la forme chronologique d'une suite logique d'incidents résulte de cette intrication de fils. Parmi les nombreux incidents, se remarqueront les péripéties qui sont à l'origine des changements de situation comme les reconnaissances ou les actions violentes chères à la dramaturgie antique. Cet agencement d'incidents, que les auteurs appellent tantôt texture
, système
, chaîne
ou acheminement
des faits, forme, au sens propre, une intrigue.
Le modèle actantiel permet d'appréhender un autre aspect de la construction de l'Action. Il s'agit de ce que la critique ordinaire appelle dangereusement la psychologie du personnage
et que la dramaturgie classique et néo-classique appelle le caractère. Dans la dramaturgie aristotélicienne, les caractères découlent (dans l'ordre de la démarche créatrice) de l'action et de l'intrigue — et n'en sont pas la source. Le plus important [...] est l'agencement des faits en système. En effet la tragédie est représentation non d'hommes mais d'action
. (Poétique, 50a 15) dit Aristote très clairement, à quoi il ajoute sans action il ne saurait y avoir tragédie, tandis qu'il pourrait y en avoir sans caractères
. On devine cependant (car Aristote épingle déjà des auteurs qui lui sont contemporains) que certaines esthétiques privilégient ceux-ci (les caractères) et d'autres celles-là (les actions), et donnent donc préséance, lors du processus d'écriture, aux uns ou aux autres.
C'est pourquoi il faut être prudent dans l'interprétation des structures actantielles, dont le qualificatif met assez en évidence qu'elles valorisent les actants et leurs motivations plus que les actions. Quoi qu'il en soit, définir des caractères c'est attribuer des causes morales (les mœurs, selon le vocabulaire classique) et passionnelles (les passions) au nœud de l'Action: ce que nous appellerions aujourd'hui des motifs idéologiques et psychologiques. Toutes ces causes ou motifs, affichés ou dissimulés par les personnages, figurent dans le triangle des motivations
pour autant qu'ils soient mentionnés dans les répliques.
Les structures actantielles sont donc établies à partir des renseignements qui sont fournis (principalement) par le discours des personnages. On peut cependant s'interroger sur le degré de franchise et de lucidité dont ceux-ci font preuve au sujet de l'Action. Britannicus ne saura jamais, par exemple, que Narcisse est son Opposant, et il ignorera longtemps que Néron désire la même femme (le même Objet) que lui. C'est dire que ce héros maîtrise peu son destin. Après avoir établi le réseau de structures actantielles d'une œuvre, il est donc toujours intéressant de représenter les moteurs de l'action tels que chaque personnage les perçoit.
L'ensemble de ce travail permet de définir un personnage selon plusieurs critères: 1° ce que la dramaturgie classique appelle son caractère (ses motivations, son désir et sa fonction); 2° ce qu'on peut appeler sa liberté d'action (c'est-à-dire sa capacité d'agir et de faire évoluer la situation) et 3° sa maîtrise (c'est-à-dire sa connaissance des données de l'action et en particulier de la fonction des autres personnages). Voilà qui permet de donner une description dramaturgique du personnage par rapport à l'Action.
L'application des modèles actantiels au corpus classique est loin d'être mécanique et réserve souvent des surprises car chaque auteur a sa manière, sobre ou virtuose, d'inventer une Action et une Intrigue (il est aussi des époques où cet aspect de l'écriture est dévalorisé, les fils dégénèrent en ficelles et le plan en carcasse déléguée à des carcassiers
à la fin du XIXe siècle). Cette technique d'analyse n'est pas limitée à la décortication des actions hiérarchisées de type classique. Dans le cas du théâtre baroque, par exemple, de nombreuses structures peuvent être établies sans que celles-ci paraissent unifiées à proprement parler; mais le baroque crée souvent entre les fils des liens d'analogie et de contraste qui ne sont pas moins intéressants que les liens logiques du théâtre classique.
En ce qui concerne le corpus moderne et contemporain, l'exercice est souvent éclairant par sa difficulté et son inachèvement même. On remarquera par exemple les innombrables actions secondaires qui parasitent et paralysent l'action principale d'En attendant Godot, ou les desseins si évanescents et pourtant si âpres des personnages de Quai Ouest de Koltès. C'est que les structures actantielles peuvent aussi bien mettre en évidence la multiplication des objets du désir que le renoncement à tout projet, la fatalité des dénouements que le blocage des situations, la toute puissance de l'idéologie que la disparition des idéaux. L'exercice permet même de décrire la manière dont un auteur s'y prend pour déconstruire la notion d'intrigue ou de personnage.
Le Sujet, l'Action et l'Intrigue tels qu'ils ont été présentés ci-dessus correspondent – en narratologie – au niveau de l'Histoire. La rhétorique classique identifierait cette étape – le choix de ce que l'on veut montrer ou dire – à l'inventio. La composition, dont le Drame est le résultat, serait alors l'équivalent de la dispositio. Car des fils, des caractères, des incidents, voilà qui ne fait pas encore un Drame – et qui pourrait tout aussi bien aboutir à un Récit de type romanesque (ou épique). Pourtant, la contrainte chronologique étant au théâtre très forte (quoique non absolue, voir III.4.), l'invention de l'enchaînement logique des causes et des effets (l'intrigue) est d'une certaine manière une première phase de la dispositio puisque l'ordre de présentation des étapes de l'action est déjà en place. Rappelons qu'il n'en est pas de même dans le roman, car rien n'empêche un narrateur de revenir en arrière ou d'anticiper, et de disposer les faits dans l'ordre qui lui plaît.
Cette contrainte chronologique qui pèse sur le mode dramatique, et qui lui interdit en principe de représenter deux événements simultanés, avait été remarquée par Aristote qui la mettait en contraste avec la liberté de l'épopée: L'épopée a une caractéristique importante qui lui permet de développer son étendue: s'il n'est pas possible d'imiter dans la tragédie plusieurs parties de l'action qui se déroulent en même temps, mais seulement celle que jouent les acteurs sur la scène, comme l'épopée est un récit, on peut au contraire y traiter plusieurs parties de l'action simultanées, et si ces parties sont appropriées au sujet, elles ajoutent à l'ampleur du poème
(Poétique, 59b 22). Pour Aristote ce renoncement aux prestiges de l'ampleur
contribue précisément à la beauté spéciale du mode dramatique qui réside dans son extrême densité.
L'intrigue étant inventée, la chaîne des incidents étant établie, il s'agit pour l'auteur classique de sélectionner ce qui sera représenté sur la scène – puisque aussi bien on ne saurait tout montrer d'une Action. L'analyse de la composition dramatique peut donc s'intéresser utilement à la répartition des faits de l'action entre ceux qui sont montrés (sur scène) et ceux qui sont racontés. Tous les auteurs classiques insistent sur l'importance primordiale de cette étape, en soulignant que le choix est aussi bien motivé par des raisons esthétiques (il faut montrer ce qui est beau) et morales (il faut cacher ce qui est ignoble ou horrible, c'est la question des bienséances) que pratiques (on doit renoncer à montrer ce qu'il est difficile de réaliser scéniquement – comme la bataille contre les Maures dans Le Cid).
Le poète examine tout ce qu'il veut, et doit faire connaître aux spectateurs par l'oreille et par les yeux, et se résout de le leur faire réciter, ou de le leur faire voir
dit l'Abbé d'Aubignac (La Pratique du théâtre). Le poète n'est pas tenu d'exposer à la vue toutes les actions particulières qui amènent à la principale: il doit choisir celles qui lui sont les plus avantageuses à faire voir, soit par la beauté du spectacle, soit par l'éclat et la véhémence des passions qu'elles produisent, soit par quelque autre agrément qui leur sont attachés, et cacher les autres derrière la scène, pour les faire connaître au spectateur par une narration
, renchérit Corneille (Discours sur les trois unités).
L'analyse de cet aspect du Drame reste intéressante dans le cas des pièces non classiques, mais elle ne pourra pas se fonder pareillement sur l'existence préalable d'une intrigue et d'une action. En effet, les auteurs modernes ou contemporains (comme Michel Vinaver dans certaines de ses pièces) peuvent très bien monter des scènes et des répliques en considérant la question de l'action comme étant très secondaire.
Faire voir
, faire connaître par une narration
ou faire réciter
... voilà un vocabulaire qui pourrait porter à confusion. Car si des scènes montrées (c'est-à-dire de dialogues rapportés) alternaient réellement avec des scènes racontées, le mode dramatique ne se distinguerait en rien du mode narratif (tel qu'il est décrit par Genette comme alternant des récits de paroles
[showing] et des récits d'événements
[telling]). Transposons donc les termes en les précisant. Certains faits sont directement montrés aux lecteurs, mais les autres seront racontés par des personnages, s'adressant à d'autres personnages: ces narrations sont donc intradiégétiques. La répartition des faits s'opère entre des faits montrés et des faits pris en charge par des actes narratifs eux-mêmes montrés.
Il n'y a donc pas de narration extradiégétique dans le mode dramatique, c'est pourquoi il ne saurait y avoir à proprement parler de narrateur. Il faut pourtant attribuer les didascalies [Le Mode dramatique] à une instance fictive – car il n'est pas question de convoquer ici l'auteur – à celle-là même qui montre
, fait voir et entendre, rapporte les dialogues. Anne Ubersfeld propose d'appeler cette instance le scripteur
, mais nous préférerons le terme de présentateur. Si cette nouveauté terminologique est utile, c'est que le présentateur est un narrateur "simultané" (au présent) dont les capacités sont par définition réduites. La perspective du présentateur semble assignée le plus souvent à une vision (ou une focalisation) externe. Le plus souvent seulement car la didascalie peut parfois concerner l'intériorité du personnage. En outre les monologues et les apartés, véritables incursions dans la conscience d'un personnage
(conscience opaque pour une vision externe), sont comparables à des moments sporadiques d'omniscience, c'est-à-dire qu'ils enfreignent la règle de la perspective de base (ces altérations seraient pour Genette des paralepses). À l'exception de ces rares moments, le présentateur n'est pas omniscient, et il est encore moins omnivoyant
ou ubiquiste
. L'accès du présentateur aux éléments de l'Action est en effet très restreint: la vision externe n'est pas seulement limitée en matière de profondeur psychologique, comme nous allons le voir.
Le présentateur décrit des actions et rapporte des paroles en discours direct. Conséquence de l'imitation par le moyen de personnages en action et en paroles, la seule mesure du temps est au théâtre la vitesse de prononciation des mots du discours. On ne peut que supposer que celle-ci est la même dans le monde de la diégèse (dans lequel l'Action se déroule) et dans le monde dramatique (du Drame). Le temps du drame n'est donc pas – ou beaucoup moins – un pseudo-temps comme celui du récit romanesque. Pour reprendre les termes de Genette, il n'y a formellement dans le texte théâtral ni pause, ni sommaire: il n'y a que des scènes (le mot utilisé en narratologie n'est évidemment pas choisi au hasard).
Cette homologie entre les deux déroulements temporels n'est cependant pas tenue pendant toute la durée de la pièce et elle est régulièrement ou sporadiquement interrompue par des ellipses. La répartition entre les scènes (plages d'homologie) et les ellipses, est un des résultats du travail de la dispositio. Dans la dramaturgie classique, l'homologie règne en principe à l'échelle de l'Acte entier: la continuité étant assurée par la liaison des scènes (dès que la scène se vide, une ellipse est possible qui troublerait le spectateur). La répartition des faits de l'Action, en ce qui concerne la dimension temporelle, se fait entre des Actes et des entractes. Mais quelle que soit l'esthétique, le Drame est toujours un ensemble composé de scènes (liées ou non) et d'ellipses (plus ou moins nombreuses).
Que la portion de l'Histoire représentée, entre le début du premier acte et la fin du dernier, soit limitée à douze ou vingt-quatre heures (comme le conseillait Aristote et comme l'imposa sous le nom d'unité de temps la doctrine classique) ou s'étende sur vingt ans, importe peu. Dans les deux cas il faut découper les séquences que l'on veut retenir et les disposer dans une durée qui sera prise en charge par celle du spectacle mais qui est d'abord une durée de lecture. Pour combler la différence entre les événements représentés par les scènes et la totalité de l'Action que l'on veut raconter, on se servira des intervalles entre les actes (entractes), ou entre les scènes (en régime non classique). On se souviendra que c'est pendant un intervalle que Rodrigue bataille contre les Maures. Comme les événements qui adviennent hors-scène, les événements qui se déroulent pendant les ellipses devront être racontés par un personnage ou seront inférés par le lecteur.
Les ellipses inaugurales et finales sont très importantes pour le théâtre classique: l'instant où commence la première scène est en effet la conséquence d'un choix dramaturgique important, puisque tout ce qui la précède, pour autant que cela concerne l'Action, devra faire l'objet d'un récit. Le début de la première scène ne coïncide pas nécessairement – et même très rarement – avec le début de l'Action. Celui-ci fait généralement l'objet d'une ellipse inaugurale que l'exposition prend en charge sous la forme d'un récit. (Songeons par exemple au nombre extraordinaire d'événements qui se sont déjà produits lorsque commence la première scène de La Fausse Suivante de Marivaux.) Il en est de même de la fin, car la dramaturgie classique exige que les dénouements soient complets
et ne laissent rien en suspens (le cas du mariage prévu et néanmoins différé de Chimène et de Rodrigue est un cas à la fois atypique et exemplaire). Il convient donc de faire raconter par les personnages ce qui va se passer après la fin de la dernière scène.
La succession de deux séquences dans le Drame, on l'a déjà dit, est immédiatement interprétée comme une succession dans l'ordre chronologique de l'Action. Il est difficile de s'émanciper de cet ordre linéaire, et de procéder autrement que ne le fit le théâtre classique. Le régime temporel de la forme dramatique est par conséquent, en ce qui concerne l'ordre, fort peu varié: les anachronies dramatiques sont peu courantes car elles sont toujours susceptibles d'être mal interprétées par le lecteur (mais leur nombre augmente toutefois depuis les années 1980, comme dans l'extraordinaire Demande d'emploi de Michel Vinaver).
De même, la fréquence dramatique semble assignée au singulatif, comment en effet signaler que la scène qui est montrée a un caractère itératif. On peut certes ruser, introduire une voix off, une figure de narrateur ou de Lecteur
(comme dans L'Histoire du Soldat de Ramuz), des intertitres
ou toute autre manière de commentaire. Ainsi pourraient être signalés des itérations, des retours en arrière, ou être énoncés, sous forme extradiégétique, des sommaires. C'est ce qui se passe souvent dans le cas d'adaptation à la scène de textes romanesques, par exemple dans Les Papiers d'Aspern, nouvelle de Henry James dramatisée
par Jacques Lassale: une voix off désigne certaines scènes comme étant itératives.
Au contraire de celle du Temps, la catégorie de l'Espace n'est pas étudiée pour elle-même par la narratologie genettienne. Il semble en effet que cela soit impertinent, dans le cadre du roman, de se poser la question du rapport entre l'espace de l'Histoire et l'espace du Récit. On ne saurait en revanche, dans le cadre de la dramaturgie, se priver d'étudier cette dimension dans la mesure où l'espace est l'un des matériaux fondamentaux de la composition dramatique, et puisque c'est sur elle que repose la distinction importante entre la scène et le hors-scène.
La répartition montré/non montré et le choix du lieu (ou des lieux) scénique(s) sont directement liés. Les faits pourront se dérouler en effet, conformément à cette répartition, sur scène (montré) ou hors-scène (raconté ou inféré). On sait que les normes de la doctrine classique imposent que le lieu défini comme étant le lieu scénique à l'ouverture de la pièce devra le rester jusqu'à la fin. Mais en cette matière, que l'unité de lieu soit de rigueur, que l'on change de décor ou pas, importe peu: il y a toujours un hors-scène et quelque chose se passera toujours à côté
ou ailleurs
. Si l'on voulait traduire cette contrainte en termes narratologiques, il faudrait dire que les événements extra-scéniques sont l'objet de paralipses automatiques, paralipses que Genette appelait aussi et plus joliment des omissions latérales
. Montrer quelque chose dans le mode dramatique, c'est renoncer automatiquement à montrer tout ce qui se passe simultanément ailleurs. Il y a certes moyen de tenter de passer outre cette contrainte et de diviser la scène en plusieurs zones représentant chacune un lieu de la diégèse. Mais qu'il y ait sur scène plusieurs lieux représentés n'empêchera pas que tous les autres espaces resteront dans l'ombre du hors-scène.
La définition du lieu scénique est en rapport également avec la nature des échanges et le type de rencontres entre les personnages ainsi que leurs entrées et sorties. On ne fait pas de déclaration d'amour dans la rue, on n'entre pas impunément dans un temple juif quand on est païenne (Athalie).
Il faut donc avant toutes choses qu'il [l'auteur] considère exactement de quels personnages il a besoin sur son théâtre, et qu'il choisisse un lieu où ceux dont il ne saurait se passer, puissent vraisemblablement se trouver; car comme il y a des lieux que certaines personnes ne peuvent quitter sans des motifs extraordinaires, aussi y en a-t-il où d'autres ne se peuvent trouver sans une grande raison. [Le choix du lieu étant fait, il faut] y accommoder le reste des événements [...], y ajuster le reste de l'action.
Abbé d'Aubignac, La Pratique du théâtre
Le choix du lieu (ou des lieux) que représente la scène résulte donc d'un faisceau de raisons pratiques et de motifs symboliques. L'auteur se facilitera certes la tâche en élisant des lieux neutres (une place, un corridor, le palais à volonté
des classiques), conventionnels voire quasi abstraits, mais il rendra les sorties et les rentrées plus dramatiques
si le lieu est marqué (identifié par exemple au territoire de l'un des personnages, comme le palais de Néron, la jardin d'Armide, le salon de Célimène) ou chargé symboliquement (le temple, la ville assiégée, la forêt, le sérail). Dans Athalie, la scène est située très subtilement dans un lieu à la fois marqué et neutralisé, dans le temple de Jérusalem, dans un vestibule de l'appartement du grand prêtre
; on sait qu'au milieu du cinquième acte le fameux temple maintenu, jusque-là dans le hors-scène, change subitement de statut: ici le fond du théâtre s'ouvre. On voit le dedans du temple
, annonce le présentateur dans une didascalie.
Par analogie avec les questions d'ordre, de fréquence et de durée que l'on peut se poser à propos de la dimension temporelle d'un récit ou d'un drame, il est possible d'interroger la dimension spatiale des textes dramatiques.
Sous le nom de visibilité, nous pouvons mesurer l'importance respective des éléments de l'Action qui se déroulent dans le lieu scénique et respectivement hors-scène. Il s'agit donc de mesurer le rapport montré/non montré. Ce rapport de proportion entre les deux types de lieux dramatiques évolue selon la période historique et les auteurs. Certaines pièces de Voltaire, par exemple, sont presque totalement dépourvues d'événements extra-scéniques, et l'Action est donc intégralement visible dans le Drame (ce qui est presque une anomalie du point de vue classique, mais qui est l'une des tendances du XVIIIe siècle).
Sous le nom d'étendue nous pouvons décrire la taille ou l'envergure de l'espace pris en charge par l'espace scénique – c'est-à-dire par le support des actions qui peuvent être montrées. Il s'agit de rendre compte de l'extension géographique de l'accès du présentateur à l'univers diégétique. Cette étendue peut-être très restreinte comme dans le cas de l'unité de lieu classique (unité générale
de Corneille ou particulière
de d'Aubignac); elle peut être très vaste si les lieux, qui occupent alternativement l'espace scénique accessible au point de vue du présentateur, sont très distants les uns des autres (comme dans la dramaturgie baroque ou élisabéthaine).
La mobilité prend aussi en compte la géographie de l'Action et du Drame, mais elle mesure spécifiquement non des distances (comme dans le cas de la mesure de l'étendue) mais le nombre de changements de lieux qui rythment la composition dramatique. Une pièce classique bornée à l'unité de lieu particulier peut donc à bon droit être qualifiée d'immobile, alors que le taux de changement (même s'il s'agit de changer d'appartement dans le même palais, comme le Cinna de Corneille) en fera une œuvre relativement mobile.
Il est évident que l'étendue, la mobilité et le taux de visibilité peuvent conjuguer leurs effets et contribuer, par exemple, à la désorientation du lecteur. Toutes ces mesures doivent être faites, dans un premier temps, sans tenir compte de la circulation des personnages. Mais la question de la mobilité des personnages, de l'étendue de leur activité et de la visibilité de celle-ci (suivant qu'elle est scénique ou extra-scénique) est très intéressante. On peut songer ici à Livie dans Cinna, dont l'activité est à la fois peu étendue, peu mobile (elle sort peu de son appartement) et pratiquement invisible (son appartement est extra-scénique): pourtant l'influence de ce personnage sur le déroulement de l'Action est capitale.
L'espace et la durée scénique ne sont qu'une partie de l'espace et de la durée dramatique: tout ce qui se déroule pendant les ellipses ou qui se passe hors-scène (et qui sera éventuellement raconté sur scène) entre dans la composition dramatique. Tout cela influence la manière dont les personnages apparaissent: évaluée par rapport à l'espace/temps scénique, leur existence paraît discontinue, mais au niveau de l'Action, celle-ci est bien sûr continue.
En ce qui concerne les personnages, la pièce est composée – autre fait de dispositio – d'une alternance de présences et d'absences scéniques. Les faits de l'intrigue ayant été répartis entre la scène et le hors-scène, entre la durée scénique et les ellipses, seront alors choisis les actants
dont la présence sera jugée nécessaire (ou agréable) à la présentation ou au récit de ces faits.
Aux contraintes et décisions dramaturgiques touchant au lieu et au temps scéniques s'ajoute donc l'économie des présences et des absences des personnages, c'est-à-dire aussi celle des entrées et des sorties. Pour l'analyse dramaturgique, le tableau de présence est un magnifique outil de visualisation et de récapitulation des éléments de la composition dramatique. Il s'agit d'un tableau à double entrée comportant en abscisses la liste des personnages, et en ordonnées la suite des scènes et des actes (ou de toute autre unité de mesure définie par l'auteur). Chaque case comporte un signe qui témoigne de la présence, de l'absence ou de la présence muette d'un personnage. Les colonnes du tableau ne font en somme que traduire visuellement la distribution de chaque scène (ou séquence). Les lignes horizontales sont plus intéressantes puisqu'elles permettent de lire le parcours, entre la scène et le hors-scène, de chaque personnage (ces lignes invitent à restaurer la continuité de ce parcours: où le personnage va-t-il? que fait-il?).
On peut aussi observer dans le tableau de présence quels sont les personnages rares et les personnages prodigués (pour reprendre les termes classiques) et les combinaisons de personnages les moins ou les plus fréquentes (par exemple, on remarquera dans Cinna qu'Auguste ne rencontre jamais Emilie sur scène avant le dénouement). On peut apprécier ainsi des effets de symétrie, de contraste, de répétition rythmique. Le nombre de personnages présents sur scène est aussi digne d'être commenté, bien qu'à l'époque classique les règles soient très précises à ce propos: pas plus de trois ou quatre, exception faite du dénouement. Mais à l'exemple de Shakespeare et de ceux qui voulurent s'en inspirer en France (de Voltaire à Hugo), l'auteur peut jouer sur une composition de scènes intimes et de scènes publiques très peuplées. La distribution de chaque scène permet aussi de caractériser le type d'échange qui s'y produit: confrontation entre le Sujet et l'Objet du désir, entre le Sujet et un Adjuvant, entre un Adjuvant et un Opposant, entre un Sujet et son Destinateur (c'est souvent le monologue). Chacun de ces types d'échange aura une tonalité particulière.
On voit qu'au cours d'une analyse dramaturgique il ne faut pas oublier de reporter ou de projeter dans le tableau de présence des informations qui proviennent du travail sur l'inventio. Les structures actantielles permettent de mettre à plat les mailles et le réseau d'une histoire, le tableau de présence est l'outil le plus utile pour interpréter la composition dramatique. Le premier instrument est donc plus adapté à l'analyse de l'Action, le second à l'analyse du Drame: mais bien entendu, c'est l'articulation entre les deux aspects qu'il importe de décrire. La lecture croisée des structures et du tableau rend perceptible une architecture ou une partition d'ensemble – les métaphores ne manquent pas – qui échappe à toute lecture linéaire du texte.
L'espace/temps scénique s'insère donc dans un espace/temps dramatique. Ajoutons que ce dernier s'insère lui-même dans un espace/temps diégétique plus large. Dans les dimensions du drame converge en effet tout un monde, le monde fictif dans lequel évolue les personnages et auquel ceux-ci font référence dans leur discours. Car les personnages, fictivement, ont eu et auront une existence hors des bornes de l'Action. Ce monde de la diégèse excède donc la portion limitée qui est prise en charge par le Drame. Pensons aux récits prophétiques de Cinna ou Athalie, par exemple, qui ouvrent une perspective qui dépasse de beaucoup la vie des personnages qui figurent sur la scène. L'avenir et la géographie de l'Empire romain et le destin de la postérité de David ne font pas vraiment partie du Drame (ou de l'Action).
Les prophéties, comme certains grands panoramas rétrospectifs (dans Athalie, encore), inscrivent le Drame dans un univers de référence qui est nécessaire à la compréhension du lecteur (et du spectateur), mais qui importe beaucoup aux personnages eux-mêmes. C'est pourquoi Anne Ubersfeld a proposé les linéaments d'une sémiologie du temps et de l'espace, suggérant d'interpréter des listes établies à partir de toutes les manifestations, dans le texte, des champs lexicaux du temps et de l'espace.
C'est par rapport à cet ensemble (diégétique mais aussi symbolique) que les lieux et les moments du Drame vont prendre sens. On peut aussi se demander quel est le poids symbolique accordé par chaque personnage à ce moment-ci qu'il vit et à ce lieu-ci qu'il occupe. La scène thématise peut-être pour lui des enjeux liés au temps (postérité, gloire, souvenir, regret, attente, espérance, crainte de l'avenir, hantise du temps qui passe: pensons à Andromaque) et spatiaux (conquête, fuite, emprisonnement, pouvoir: pensons à Bajazet).
Le lieu et le moment sont aussi des éléments importants de la situation d'énonciation dans laquelle un énoncé (une réplique) est prononcé. La structure spatio-temporelle du drame – définissant les circonstances de l'énonciation – détermine en effet fortement l'interprétation des énoncés. [Le mode dramatique]
Les deux étapes de l'inventio (l'Action) et de la dispositio (le Drame) forment ce que Diderot a judicieusement nommé le plan (c'est ce plan que le tableau de présence enrichi
, tel que nous l'avons décrit, présente de manière synthétique). Reste à écrire les répliques, reste à faire parler les personnages, en un mot, reste l'elocutio. Pour Diderot, fort classique pour l'occasion, le plan et le dialogue sont deux étapes très distinctes de l'écriture dramatique, qui exigent de l'auteur des compétences différentes – si différentes qu'on s'explique aisément que maintes œuvres dramatiques aient deux auteurs:
Est-il plus difficile d'établir le plan que de dialoguer? C'est une question que j'ai souvent entendu agiter; et il m'a toujours semblé que chacun répondait plutôt selon son talent que selon la vérité de la chose.
Un homme à qui le commerce du monde est familier, qui parle avec aisance, qui connaît les hommes, qui les étudiés, écoutés, et qui sait écrire, trouve le plan difficile.
Un autre qui a de l'étendue dans l'esprit, qui a médité l'art poétique, qui connaît le théâtre, à qui l'expérience et le goût ont indiqué les situations qui intéressent, qui sait combiner des événements, formera son plan avec assez de facilité; mais les scènes lui donneront de la peine. [....] J'observerai pourtant qu'en général il y a plus de pièces bien dialoguées que de pièces bien conduites. Le génie qui dispose les incidents paraît plus rare que celui qui trouve les vrais discours. Combien de belles scènes dans Molière! On compte ses dénouements heureux [= bien faits].Discours sur la poésie dramatique, p. 174-6
Pour Diderot l'écriture du dialogue est plus facile car les caractères étant donnés, la manière de faire parler est une
. Pourtant l'exercice est soumis à d'autres contraintes qu'à celle du caractère.
Bien sûr, la parole d'un personnage doit d'abord entrer en cohérence avec la place que celui-ci occupe dans le monde de la Diégèse et le rôle qu'il joue dans l'Action. Il s'agit là d'une cohérence intradiégétique que les théoriciens classiques rangent dans la catégorie de la vraisemblance: vraisemblance générale pour le monde de la Diégèse: un empereur romain doit agir et parler en empereur romain, une femme vertueuse en femme vertueuse; vraisemblance particulière pour l'Action: Auguste doit agir et parler conformément à son rôle dans Cinna.
Mais la spécificité du mode dramatique fait de la parole des personnages pratiquement le seul truchement entre l'Action et le lecteur, cette parole est donc entièrement élaborée en vue de la perception (intelligible et plaisante, pour l'esthétique classique) qu'on souhaite donner de l'Action à ce dernier. Il s'agit là d'une cohérence extradiégétique. Le souci de cette double cohérence (intradiégétique et extradiégétique) s'inscrit naturellement dans le cadre de la double énonciation qui est au cœur de la définition du mode dramatique [Le mode dramatique].
Le mode dramatique se caractérise par le fait que les répliques peuvent passer pour des prélèvements directs sur le monde de la diégèse (mimesis). Reste cependant que le présentateur manifeste clairement sa présence (sa voix) dans le texte dramatique. C'est lui qui signale les présences, annonce les entrées et les sorties, décrit les gestes, les décors, les costumes, les physionomies, attribue les répliques à leur locuteur...
Cette voix est ordinairement hétérodiégétique. Difficile d'imaginer en effet que l'auteur des didascalies soit engagé dans l'histoire et appartienne au même univers que les personnages. Pas de présentateur homodiégétique donc, bien que les expérimentations restent toujours possibles (voir certaines pièces autobiographiques de Jean-Luc Lagarce). Le présentateur est extradiégétique quand il se distingue d'éventuels présentateurs intradiégétiques car la présentation enchâssée existe, on le devine, dans tous les ouvrages représentant du théâtre dans le théâtre
. Les personnages de magiciens ou de metteur en scène (comme dans Six personnages en quête d'auteur de Pirandello, La Mouette de Tchekhov ou L'Illusion comique de Corneille) sont par exemple des présentateurs intradiégétiques.
La spécificité du présentateur, cette instance intermédiaire qui s'intercale entre l'auteur dramatique et son lectorat, est qu'il montre deux choses alternativement ou simultanément. Et il les montre à l'instance symétrique, le narrataire, que nous appellerons le spectateur fictif. À ce spectateur fictif le présentateur en effet donne à voir, à entendre, à percevoir, à la fois un monde imaginaire (où Néron espionne Junie dans un Palais à Rome) et un spectacle imaginaire (où des comédiens costumés en Romains circulent sur une scène ponctuée de colonnes en polystyrène). Le lecteur d'une œuvre dramatique semble pourtant ordinairement avoir le choix du type de lecture qu'il veut embrayer, c'est-à-dire le choix de la nature de ce qui va lui être présenté (selon son humeur, ses goûts, ses habitudes, sa profession). Il choisira donc d'actualiser, pour s'identifier à lui, le spectateur fictif du premier ou du second type. Le présentateur peut prédéterminer ou orienter ce choix. Selon le type de didascalies qu'il prendra en charge, il montrera un univers plus scénique ou plus diégétique [Le mode dramatique]. Mais qu'il soit scénique ou diégétique, on continuera à user pour le désigner du terme de présentateur, afin de réserver le terme de narrateur, comme on va le voir, pour rendre compte des cas d'hybridation du mode dramatique et du mode narratif.
Dans ce qui précède, le présentateur est souvent apparu plus contraint et moins mobile que son concurrent
le narrateur. Mais n'oublions pas que pour Aristote et ses héritiers, le mode dramatique puise précisément son énergie dans ce qui semble d'abord être des handicaps. L'Abbé d'Aubignac insiste par exemple sur le statut synecdochique de l'œuvre dramatique qui par la représentation d'une seule partie faire tout repasser adroitement devant les yeux des spectateurs
(Abbé d'Aubignac, La Pratique du théâtre). Ce discours se retrouve aujourd'hui dans la bouche de Peter Brook:
On va au théâtre pour retrouver la vie mais s'il n'y a aucune différence entre la vie en dehors du théâtre et la vie à l'intérieur, alors le théâtre n'a aucun sens. Ce n'est pas la peine d'en faire. Mais si l'on accepte que la vie dans le théâtre est plus visible, plus lisible qu'à l'extérieur, on voit que c'est à la fois la même chose et un peu autrement. À partir de cela on peut donner diverses précisions. La première est que cette vie-là est plus lisible et plus intense parce qu'elle est plus concentrée. Le fait même de réduire l'espace, et de ramasser le temps, crée une concentration.
Brook 1991, 20, je souligne.
Cette forme concentrée, parce qu'elle se tient au plus prêt des exigences du mode, c'est ce que Peter Szondi appelle le drame absolu
et qui ne se réalise pleinement qu'à l'époque classique. Dans le même esprit François Regnault ajoute:
Nous devons le théâtre de tous les temps à cette extraordinaire invention de faire parler des personnages sur une scène dans des situations données. Le moment où cette forme a triomphé le plus est le moment où l'on a décidé que les personnages qui étaient là disaient cela en temps réel, sur le lieu théâtral: cela donne la règle des trois unités qui est une invention géniale et qui n'a rien à voir avec ce que l'on en raconte dans les classes concernant le Cardinal de Richelieu et des difficultés de Corneille avec Le Cid. L'invention du théâtre classique français, qui a défrayé la chronique dans toute l'Europe Occidentale pendant deux cents ans, est un théâtre qui vous dit que l'espace et le temps sont infinis et que vous les avez, réduits sur la scène, devant vous, pendant les deux heures de la représentation.
F. Regnault 2001, 162, je souligne.
Tout cela ne veut pas dire que la soumission aux exigences du mode dramatique soit le destin du genre théâtral. Pour Peter Szondi, l'hybridation est un trait caractéristique du Drame moderne (depuis la fin du XIXe siècle) qui s'enrichit d'emprunts au mode épique. Mais cette tentation de l'épique semble à d'autres constitutive: l'histoire du théâtre [est] constamment retravaillée par le retour de l'épique, dira Regnault, c'est quelque chose qui est congénital à l'essence du théâtre. Le retour de l'épique signifie que le poète parle en son nom propre. [...] Ces formes épiques ont existé dans tout le théâtre grec, même après l'invention de la tragédie
(Regnault, 2001, 162). En effet, le mode épique – et la présence d'un auteur
ou d'un narrateur
– persiste dans l'usage du monologue, de l'aparté et de toutes les formes d'adresse au public. Brecht ne ferait, en somme, qu'accentuer ce caractère.
L'histoire du théâtre pourrait être lue comme une succession de préférences esthétiques qui tantôt s'approchent, tantôt s'éloignent du drame absolu
, tantôt acceptent, tantôt refusent ses contraintes, tantôt perfectionnent les procédures spécifiques, tantôt expérimentent de nouvelles hybridations. Cette histoire des préférences dramaturgiques n'est évidemment pas autotélique, et ses tournants ou ruptures sont souvent encouragés ou inspirés par d'autres pans de l'histoire culturelle et artistique. Les séductions contraires du continu et du discontinu, de la maîtrise et de la surprise, de la concentration et de la dissémination, sont en effet déterminées par des conditions esthétiques générales. Le théâtre (texte et spectacle) est un art du temps et de l'espace, rien de ce qui se produit dans l'ordre de ces dimensions (en musique, en peinture, en architecture, en physique, etc.) ne saurait lui être étranger, comme rien ne saurait lui être indifférent qui concerne la relation des hommes entre eux ou avec eux-mêmes (en psychanalyse, en sociologie, etc.).
Reste que pour entériner ces changements, le genre théâtral peut soit se rapprocher soit se libérer des contraintes spécifiques au mode dramatique. Ces deux mouvements sont comme la diastole et la systole de la vie du genre. Il est important de voir qu'ils ont tous deux leur limite (ou leur danger): la sclérose pour l'une, la dissolution pour l'autre. Deux façons pour le théâtre de mourir... et de renaître toujours.