Laurent Jenny, © 2004
Dpt de Français moderne – Université de Genève
La projection subjective dans le texte a cependant une vertu positive, c'est qu'elle nous permet littéralement d'entrer dans le texte, de l'investir de façon vivante en nous identifiant à un personnage voire à plusieurs. Ce processus, je vous propose de l'observer tel qu'il est décrit dans un roman, Madame Bovary, (car il arrive que les personnages de romans soient aussi des lecteurs de roman et qu'on nous les décrive dans leur pratique de la lecture).
Dans le couvent où elle est pension, Emma se fait prêter des romans par une vieille fille qui travaille à la lingerie:
Ce n'étaient qu'amours, amants, amantes, dames persécutées s'évanouissant dans des pavillons solitaires, postillons qu'on tue à tous les relais, chevaux qu'on crève à toutes les pages, forêts sombres, troubles du cœur, serments, sanglots, larmes et baisers, nacelles au clair de lune, rossignols dans les bosquets, messieurs braves comme des lions, doux comme des agneaux, vertueux comme on ne l'est pas, toujours bien mis, et qui pleurent comme des urnes. Pendant six mois, à quinze ans, Emma se graissa donc les mains à cette poussière des vieux cabinets de lecture. Avec Walter Scott, plus tard, elle s'éprit de choses historiques, rêva bahuts, salles de gardes et ménestrels. Elle aurait voulu vivre dans quelque vieux manoir, comme ces châtelaines au long corsage qui, sous le trèfle des ogives, passaient leurs jours, le coude sur la pierre et le menton dans la main, à regarder venir du fond de la campagne un cavalier à plume blanche qui galope sur un cheval noir.
I,6
Comme Flaubert, mais pour des raisons un peu plus particulières, nous pouvons tous dire:Madame Bovary, c'est moi
. En effet, nous sommes tous sujets, quand nous lisons, au type de fascination imaginaire qui nous est ici décrit (même si les formes de l'imaginaire ont changé et ne sont plus guère nourries par le bric-à-brac pseudo médiéval d'une littérature romantique populaire).
Ce que nous voyons à l'œuvre chez Emma, c'est un processus d'identification, une attitude psychologique que nous pouvons rapprocher du jeu de rôles, puisqu'il s'agit de jouer à être comme
. Vous savez qu'un des grands romans de la littérature européenne, Don Quichotte de Cervantès, nous raconte l'histoire d'un homme qui a cédé au vertige de l'identification littéraire. À force de lire des romans de chevalerie, il a perdu de vue la dimension ludique de l'identification littéraire. Il a oublié sa propre identité en se prenant lui-même pour un chevalier de l'époque médiévale. Mais tout lecteur sain d'esprit sait contenir ses identifications dans les limites du faire comme
.
Edition: Ambroise Barras, 2004