Laurent Jenny, © 2004
Dpt de Français moderne – Université de Genève
Cependant, il faut tout de suite préciser, que si nous glissons ainsi d'identification en identification, si nous entrons parfois dans la peau d'êtres extrêmement éloignés de nous, ce n'est pas seulement par un mouvement de projection psychologique spontanée, c'est aussi parce que les textes nous y invitent objectivement. Ils embrayent notre participation imaginaire au moyen de certaines formes grammaticales et littéraires.
L'exemple le plus simple qu'on puisse en donner, c'est le récit à la première personne, du type L'Étranger de Camus. Parce que Meursault, le héros-narrateur du livre, dit je
dès la première ligne, nous sommes sollicités à partager ses sensations et ses pensées, à nous les approprier, aussi étranges soient-elles. De ce point de vue, vous voyez que l'intérêt de la littérature est de nous faire intérioriser des expériences tout à fait inconnues et de nous les faire vivre par délégation. C'est particulièrement évident dans le cas de L'Étranger, car Meursault est un être que personne ne comprend et que tout le monde rejette.
Retenons pour le moment que, si la lecture est un jeu de rôles, les rôles y sont largement mis en scène par le texte lui-même. C'est ce qui rend ce jeu de rôles intelligent, c'est ce qui en fait aussi déjà un jeu de règles – et non pas un simple écran de projection de nos imaginaires privés. Bien lire, ce n'est donc nullement refuser l'identification, c'est comprendre à quelles identifications nous sommes invités, comment est modulée notre proximité ou notre distance à ce qui est raconté. Peut-être commençons-nous par là à mieux comprendre qu'une analyse précise des règles littéraires peut nous préserver des déformations subjectives de la lecture.
Edition: Ambroise Barras, 2004