Laurent Jenny, © 2004
Dpt de Français moderne – Université de Genève
Par relation duelle, entendons que non seulement deux instances y sont impliquées, mais que l'une exerce un calcul sur l'autre, selon une forme de stratégie (et c'est bien en cela que la lecture échappe au modèle trop simpliste de la communication entre émetteur et récepteur). Effectivement, à travers la narration, l'auteur filtre l'information qu'il délivre au lecteur. C'est-à-dire qu'il situe le lecteur à une certaine place – place qu'il peut d'ailleurs faire varier au cours du récit.
Prenons le début d'un roman de Balzac, La peau de chagrin:
... Vers la fin du mois d'octobre dernier, un jeune homme entra dans le Palais-Royal au moment où les maisons de jeu s'ouvraient...
Balzac est coutumier de ce type d'entrées en matière où un personnage nous est d'abord présenté de l'extérieur, sans que nous puissions rien deviner de son histoire, de ses préoccupations ou de ses pensées. Quelques pages plus loin, cependant, nous entrons dans l'intimité des impressions et des réflexions du même personnage et nous nous rendons compte qu'il s'apprête à se suicider.
S'il déposait un moment le fardeau de son intelligence et de ses souvenirs pour s'arrêter devant quelques fleurs (…), bientôt saisi par une convulsion de vie qui regimbait encore sous la pesante idée du suicide, il levait les yeux: là des nuages gris, des bouffées de vent chargées de tristesse, une atmosphère lourde lui conseillaient encore de mourir.
Entre le premier et le second passage, il y a eu une variation de point de vue ou de ce qu'on appelle plus techniquement focalisation. Vous en étudierez les formes dans les prochaines séances de ce cours, mais ce qui nous intéresse aujourd'hui, c'est le calcul que cela suppose vis-à-vis du lecteur. Le narrateur aménage l'ignorance du lecteur, en suspendant un certain nombre d'informations qui expliqueraient l'aspect ou l'attitude du personnage. C'est-à-dire qu'à tout moment du récit, à travers la narration, l'auteur aide ou contrarie l'activité de lecture. Il vise sans cesse son lecteur, en calculant ses réactions, en misant sur ses attentes. Quant au lecteur, il fait un travail symétrique, il échafaude des hypothèses sur les raisons qu'on a de lui dissimuler certains éléments de l'histoire, il s'efforce d'utiliser au mieux les indices dont il dispose et de deviner ceux qu'on lui cache. Il y a donc bien un duel, au sens où entre le lecteur et l'auteur s'exerce une véritable lutte dont l'enjeu est l'information narrative.
Edition: Ambroise Barras, 2004