Laurent Jenny, © 2004
Dpt de Français moderne – Université de Genève
C'est ainsi que le lecteur procède pour « constituer » le personnage de roman. Prenons l'exemple, dans la Recherche du temps perdu, d'un personnage comme le baron de Charlus. La première fois qu'il le voit, Marcel le prend pour un espion
, puis pour un aristocrate hyper-viril, voire pour un fou colérique. Il faudra beaucoup d'années à Marcel pour comprendre que Charlus est aussi et surtout un homosexuel, ce qui explique une part de ses bizarreries de comportements (mais pas toutes, loin de là). Composer le personnage, pour le lecteur c'est constituer la cohérence et la constance relative d'un être de fiction à partir d'indices qui peuvent être contradictoires. Un personnage n'est d'ailleurs, jusqu'à la fin du texte, jamais achevé. Jusqu'au dernier mot, le lecteur peut être amené à retoucher le portrait.
Dans ce travail, le lecteur est parfois aidé par les commentaires du narrateur qui proposent eux-mêmes des synthèses et des interprétations des personnages. Ainsi, dans le roman balzacien, le travail est mâché au lecteur. Le narrateur nous expose toutes les lois psychologiques ou sociologiques qui sont supposées motiver les personnages. Il nous décrit en termes généraux les aspirations et les comportements d'un jeune homme de province qui monte
à Paris pour y faire une carrière de poète, ou ceux d'un banquier, d'une femme entretenue, d'une épouse vertueuse, etc. Et les actions des personnages sont toujours des illustrations particulières de ces prétendues lois.
Mais, dans bien d'autres romans, ces lois générales demeurent tacites ou sont inexistantes. À cet égard, plus le narrateur est silencieux, plus le lecteur est sollicité dans son activité de construction et d'interprétation. Il doit y parvenir à partir de sa propre connaissance du monde, ou à partir de la connaissance encyclopédique des mondes historiques et culturels qui font l'horizon du texte lorsque ces mondes sont éloignés de lui dans le temps ou dans l'espace.
Il faut noter que certains romans du XXe siècle, comme ceux de Samuel Beckett ou d'Alain Robbe-Grillet, lancent de véritables défis au lecteur. Non seulement le narrateur s'abstient d'aider le lecteur dans la compréhension du personnage. Mais il lui arrive de rendre impossible cette compréhension tant les informations qu'il donne sont lacunaires ou contradictoires.
Edition: Ambroise Barras, 2004