Laurent Jenny, © 2004
Dpt de Français moderne – Université de Genève
Ces changements de règles, nous venons de sommairement les évoquer dans le genre romanesque à propos du personnage. Mais, un exemple pris dans la poésie sera peut-être encore plus parlant. Si nous parcourons l'ensemble des poèmes de Rimbaud, qu'il a composé comme vous le savez en très peu d'années, nous nous apercevons qu'il a modifié presque à chaque poème les règles de la versification qu'il appliquait. Il est parti en 1869 d'une versification qui était en gros celle de Victor Hugo pour aboutir vers 1874 à des vers qu'on a plus tard considérés comme des vers libres. Et au fil de ces cinq ans, il est passé par toutes sortes de stades intermédiaires, parodiant et dépassant la pratique de Théodore de Banville, puis rivalisant avec les inventions de Verlaine, avant d'élaborer sa propre poétique.
Il est clair dès lors que lire un poème de Rimbaud, ce n'est pas seulement comprendre son contenu, c'est aussi comprendre quel jeu il joue, quelle règle il nous propose à chaque fois. Et ces changements de règles ne sont pas dénués eux-mêmes de signification. Ainsi, le poème qui attaque le plus violemment les règles de la versification classique fait allusion à une grande révolte politique, la Commune de Paris, en 1872. Plus tard, en revanche, Rimbaud pratique une versification qui est moins subversive que flottante. Il ne transgresse plus les règles, il les desserre. Et cela n'a évidemment pas la même signification.
Particulièrement dans le cas de la versification, la règle prend facilement un sens politique, car versifier c'est une certaine façon de concevoir les relations entre loi collective et expression individuelle. Chaque style de versification gère à sa façon ces relations. Et lorsqu'en 1886 le vers libre s'est imposé, c'est-à-dire la possibilité pour chacun d'inventer et de faire varier la longueur des vers en dehors de toute règle préétablie, on a beaucoup associé cette liberté à la démocratie et aux droits de l'individualisme.
Edition: Ambroise Barras, 2004