Méthodes et problèmes

La mise en scène du discours

Jean-Pierre van Elslande, © 2003
Dpt de Français moderne – Université de Neuchâtel

Sommaire

  1. Histoire de la rhétorique
    1. Origines de la rhétorique
    2. Les premiers traités de rhétorique: d'Aristote à Quintilien
    3. L'empire rhétorique classique
    4. La mauvaise réputation de la rhétorique
    5. Culture de la parole et conscience rhétorique
  2. Le système rhétorique
    1. Les trois genres rhétoriques
      1. Le genre judiciaire
      2. Le genre délibératif
      3. Le genre démonstratif (ou épidictique)
    2. Genres rhétoriques et genres littéraires
    3. Les cinq opérations rhétoriques
      1. L'inventio ou la recherche des arguments
        1. Les arguments affectifs: l'ethos et le pathos
        2. Les arguments rationnels: preuves extrinsèques et intrinsèques (ou lieux)
          1. Preuves extrinsèques
          2. Preuves intrinsèques (ou lieux)
            1. Lieux spécifiques et lieux communs
      2. La dispositio ou le plan du discours
        1. L'exorde
        2. La narration
        3. La confirmation
        4. La péroraison
      3. L'elocutio ou la recherche d'un style
        1. Le style élevé
        2. Le style moyen
        3. Le style bas ou simple
      4. Actio et memoria ou l'animation du discours

Introduction

La rhétorique a longtemps constitué un savoir incontournable. Ce savoir nous intéresse au premier chef, car il fait du discours son objet. Plus précisément, ce sont les propriétés persuasives du discours auxquelles la rhétorique s'attache.

En tant qu'elle est constituée de discours et de discours qui cherchent à produire des effets persuasifs sur ses destinataires, la littérature relève donc de la rhétorique.

Mais nombreux sont les domaines qui font appel aux propriétés persuasives du discours. Aussi la rhétorique est-elle l'un des fondements de la culture classique.

I. Histoire de la rhétorique

I.1. Origines de la rhétorique

Les origines de la rhétorique remontent à la Grèce antique. Plus précisément, la rhétorique naît au Ve siècle avant J-C en Sicile, alors colonie grecque.

La rhétorique naît dans un contexte judiciaire. Les tyrans qui régnaient sur la Sicile avaient en effet exproprié un certain nombre de propriétaires au cours de leur règne. Lorsque les tyrans furent chassés, ces propriétaires eurent à faire valoir leurs droits face à des tribunaux populaires.

C'est alors qu'un élève du philosophe Empédocle nommé Corax mit au point une technique destinée à venir en aide aux justiciables. Il en publia les principes, accompagnés d'exemples concrets, dans un traité d'art oratoire.

Cette origine met en lumière deux aspects caractéristiques de la rhétorique: la rhétorique vise à défendre des intérêts. Pour ce faire, elle s'efforce de persuader un auditoire.

I.2. Les premiers traités de rhétorique: d'Aristote à Quintilien

Le traité publié par Corax portait avant tout sur les propriétés persuasives du discours oral, prononcé devant un tribunal. Mais dès le IVe siècle avant J-C, Aristote étend au discours écrit la réflexion sur les propriétés persuasives de la parole dans un traité fondateur intitulé La Rhétorique.

Dans La Rhétorique sont notamment examinés les effets psychologiques produits par la parole sur ses destinataires, les attitudes à adopter vis-à-vis de son auditoire, les effets de style, les structures de raisonnement susceptibles de donner au langage sa force de persuasion.

Aristote insiste aussi sur le caractère transdisciplinaire de la rhétorique. Celle-ci constitue une technique applicable à tous les domaines où s'impose, à un titre ou à un autre, la nécessité de persuader.

Au Ier siècle avant J-C., Cicéron aborde à son tour la rhétorique, notamment dans deux traités: le De Oratore et l'Orator. Il y réfléchit sur sa pratique d'avocat et l'usage qu'il fait de la parole dans le cadre de cette pratique.

Dans le De Oratore comme dans l'Orator, Cicéron attribue à la rhétorique un rôle central dans la vie du citoyen romain. Celui-ci est en effet appelé à s'exprimer efficacement en matière politique, juridique ou économique. Quel que soit le sujet abordé au forum, autrement dit sur la place publique, le citoyen romain parfait doit donc toujours pouvoir exprimer son point de vue et, autant que possible, le faire partager aux autres. La rhétorique lui donne précisément les moyens de s'exprimer efficacement.

Enfin, au Ier siècle après J-C., Quintilien systématise les apports de ses prédécesseurs dans un ouvrage intitulé L'Institution oratoire.

L'Institution oratoire est une vaste synthèse en forme de traité d'éducation qui place l'apprentissage de la technique rhétorique au cœur de la formation de l'individu. La rhétorique y est envisagée à la fois dans sa dimension technique et dans ses rapports avec l'ensemble de la culture, notamment avec la philosophie et la morale. À bien des égards, L'Institution oratoire apparaît comme une somme du savoir rhétorique de l'Antiquité classique.

I.3. L'empire rhétorique classique

De ces divers traités, il ressort que la rhétorique vise avant tout à mobiliser. Elle pousse à agir dans un sens plutôt qu'un autre, à prendre une décision plutôt qu'une autre. Elle suppose donc, de la part de l'orateur, une connaissance profonde de la psychologie des auditeurs.

Elle suppose également que l'orateur soit au bénéfice d'un très vaste savoir, puisque ce dernier peut avoir à déployer ses ressources dans toutes sortes de contextes. Dans le De Oratore, Cicéron énumère d'ailleurs les qualités de l'orateur idéal. Celui-ci doit exceller en philosophie, en grammaire, en musique, en mathématique, en géométrie, en art dramatique, en droit, en danse, en histoire... Cette figure idéale dit bien le caractère central et transdisciplinaire de la rhétorique.

Dès l'Antiquité classique, la rhétorique constitue donc un véritable empire, non seulement parce qu'elle est transdisciplinaire, mais aussi parce qu'elle comprend plusieurs territoires qui se recoupent et sont complémentaires.

Elle s'étend tout d'abord à l'art de bien dire, de bien savoir s'exprimer en public. C'est l'art pratique de l'orateur qui se soucie d'expressivité.

Elle s'étend plus généralement à l'art de persuader, d'influencer le destinataire du message par toutes sortes de techniques, verbales et non verbales. À ce titre, le maintien corporel, les gestes, les mimiques et l'image en relèvent s'ils sont destinés à emporter l'adhésion d'un public. Elle se définit alors comme l'art du rhéteur et sa fonction devient didactique plus que pratique: le rhéteur enseigne en effet les techniques efficaces permettant de persuader, sans pour autant pratiquer lui-même l'art oratoire.

Enfin, elle constitue une théorie générale de la réception des discours, dans la mesure où la pratique oratoire et la didactique de la persuasion n'ont de sens que rapportées aux effets produits par un message sur ses destinataires.

I.4. La mauvaise réputation de la rhétorique

Aujourd'hui, un tel empire peut paraître lointain. Il a en tout cas perdu de sa superbe. La rhétorique a mauvaise réputation. L'expression "c'est de la rhétorique", appliquée à un discours qu'on entend discréditer, en témoigne. Pour beaucoup de gens, la rhétorique n'est pas une discipline; elle ne fait que renvoyer à une forme creuse, à une coquille vide.

Au mieux, la rhétorique désigne dans le langage courant un répertoire de figures de style aux noms compliqués. Au pire, elle est synonyme de manipulation, d'hypocrisie, de mauvaise foi.

En réalité, le soupçon de mauvaise foi et d'artificialité qui pèse sur la rhétorique est fort ancien, puisqu'il remonte aux origines mêmes de la rhétorique. Ainsi, dans le Gorgias, Platon définit déjà la rhétorique comme un art élaboré du mensonge. Pour Aristote, la rhétorique n'est pas immorale, mais amorale. Autrement dit, elle constitue un outil qui peut être utilisé à bon ou à mauvais escient.

De leur côté, Cicéron et Quintilien éprouvent tous deux le besoin de préciser que le véritable orateur doit nécessairement être homme de bien et que la véritable éloquence doit aller de pair avec la conscience morale.

En quoi la culture de l'Antiquité classique diffère-t-elle alors de la nôtre?

I.5. Culture de la parole et conscience rhétorique

Telle qu'elle se constitue en Grèce ou à Rome, la culture classique accorde à la parole une place prépondérante. La parole y est considérée comme le propre de l'homme. Elle distingue celui-ci des bêtes et se trouve au fondement de l'édifice socio-culturel tout entier. Les lois et la justice dépendent du langage, tout comme le fonctionnement politique de l'état et la capacité des individus à raisonner pour prendre une décision qui les engage personnellement ou qui engage l'ensemble de la société.

Dès lors on comprend mieux l'intérêt et la méfiance que peut susciter une discipline comme la rhétorique, qui fait de l'efficacité de la parole son objet. La parole étant si importante dans la vie des individus et de la collectivité, il convient en effet de réfléchir en détail aux différents aspects de son formidable pouvoir, mais aussi de penser ses rapports à la vérité et à l'éthique.

Les critiques adressées par l'Antiquité à la rhétorique témoignent avant tout du souci de voir la parole faire l'objet d'un bon usage.

Aujourd'hui, en revanche et alors même que nous parlons tous les jours, nous ne sommes plus guère conscients de la place qu'occupe la parole dans nos vies. Pour nous, tout se passe comme si la parole allait de soi, comme si elle nous était naturelle. Du coup, la rhétorique nous paraît superflue.

En somme, les critiques que nous adressons à la rhétorique portent moins sur l'usage qu'elle fait de la parole que sur son inutilité. La rhétorique ne nous parle plus, parce que nous ne vivons plus dans une culture de la parole. L'image aurait détrôné la parole.

Pourtant, la question n'est pas tellement de savoir si l'image a détrôné la parole. Il y a une rhétorique de l'image comme il y a une rhétorique du verbe. Bien plutôt, c'est la conscience rhétorique qui nous fait défaut, alors qu'elle était très vive auparavant.

Tout se passe aujourd'hui comme si la parole et l'image nous permettaient d'exprimer spontanément notre point de vue, alors que pendant de nombreux siècles, on a considéré que la parole et l'image fonctionnaient comme autant de mises en scène minutieusement réglées, destinées à un public.

À quand remonte donc notre perte de conscience rhétorique?

Dans son Essai sur l'origine des langues, Rousseau fait de l'expression verbale un prolongement immédiat de notre personnalité. La parole, selon lui, est naturellement efficace parce que tous les hommes naissent éloquents. S'ils ont recours à une technique comme la rhétorique pour s'exprimer efficacement, c'est qu'ils ont en fait oublié les dispositions innées qui sont les leurs.

Dans la perspective rousseauiste, la rhétorique est donc tout à la fois le signe d'une dégénérescence et un mal nécessaire, puisqu'il faut malgré tout s'exprimer et s'exprimer éloquemment.

Notons tout de même que Rousseau est parfaitement conscient de l'importance de la rhétorique, même s'il la déplore. Mieux: pour énoncer l'idéal (mythique) d'une langue naturelle éloquente, il doit paradoxalement recourir à la rhétorique, mais à une rhétorique qui ne s'avoue pas.

De son côté, la révolution romantique entérinera les valeurs de spontanéité et de sincérité et reprendra à son compte l'idée que l'expression constitue une émanation directe de la psychologie d'un individu. La littérature en particulier sera perçue comme la manifestation immédiate de la vie (intérieure) de l'auteur, de ses pensées, de ses préoccupations personnelles, et non comme une médiation codifiée.

Lorsque nous envisageons le discours comme l'expression directe de la subjectivité individuelle, nous sommes donc les héritiers de Rousseau et des romantiques.

Mais depuis les années 1970, la rhétorique a fait l'objet d'un regain d'intérêt considérable. De nombreux ouvrages lui ont été consacrés, qui ont démontré qu'elle véhiculait une conception du langage très élaborée.

C'est à cette conception qu'il faut nous intéresser maintenant, en étudiant les grands principes constitutifs de la rhétorique classique.

II. Le système rhétorique

II.1. Les trois genres rhétoriques

La rhétorique classique distingue trois grands genres de discours: le discours judiciaire, le discours délibératif et le discours démonstratif.

Le terme de genre ne doit pas être ici confondu avec celui qui désigne les genres littéraires (roman, théâtre, poésie...). Ce terme fait référence non à une forme particulière de discours, mais à la fonction qu'exerce le discours.

II.1.1. Le genre judiciaire

Le genre judiciaire renvoie à un discours dont la fonction est d'accuser ou défendre.

Le genre judiciaire est donc surtout destiné au tribunal, puisque c'est là principalement qu'on accuse ou qu'on défend.

De plus, le genre judiciaire renvoie essentiellement au passé, puisque lorsqu'on juge des faits, ces faits sont en principe déjà accomplis.

Enfin, le genre judiciaire met nécessairement en œuvre les valeurs du juste et de l'injuste.

II.1.2. Le genre délibératif

Le genre délibératif renvoie à un discours dont la fonction est de persuader ou de dissuader.

Le genre délibératif s'adresse donc à une assemblée publique. En effet, c'est au forum, dans un conseil, ou encore au Parlement qu'on persuade ou dissuade d'entreprendre la guerre, d'élever un bâtiment, d'accomplir telle ou telle action concernant l'ensemble de la société.

Le genre délibératif renvoie par conséquent au futur, puisqu'il s'efforce d'amener l'auditoire à prendre une décision qui engage l'avenir.

Le genre délibératif met essentiellement en œuvre les valeurs de l'utile et du nuisible.

II.1.3. Le genre démonstratif (ou épidictique)

Le genre démonstratif renvoie à un discours dont la fonction est de louer, blâmer, ou plus généralement d'instruire. Il est parfois aussi appelé genre épidictique.

Le genre démonstratif s'adresse à un auditoire réuni à l'occasion d'un événement particulier tel qu'un mariage, un décès, une réception officielle. C'est là qu'on loue ou blâme; c'est là qu'au travers de la louange ou du blâme, on instruit des choses de la vie.

Le genre démonstratif ou épidictique renvoie tout à la fois au passé, au présent et au futur: il s'agit de louer ou de blâmer tel ou tel personnage, dont on évoque pour ce faire les actions passées et dont on prédit les actions à venir à partir de ses qualités présentes.

Le genre démonstratif ou épidictique a donc principalement trait à l'admirable et à l'exécrable.

Notons ici le caractère pragmatique de la rhétorique: l'enracinement du discours dans un espace institutionnel, son déploiement dans une dimension temporelle privilégiée et les valeurs qu'il véhicule sont tous fonction de la finalité du discours. Et cette finalité est elle-même dictée par la nécessité d'adapter le discours aux circonstances.

II.2. Genres rhétoriques et genres littéraires

Les genres rhétoriques entretiennent un rapport étroit avec les genres littéraires.

Le genre judiciaire est très présent dans la tragédie, où les situations de conflits abondent. Les personnages tragiques sont en effet souvent amenés à se justifier, à accuser, ou à se disculper. Ainsi, dans Le Cid de Corneille, Chimène accuse Rodrigue du meurtre de son père et demande réparation au roi qui se trouve alors en position de juge (II, 8). À son tour, le père de Rodrigue prend la défense de son fils et fait valoir ses arguments.

Le genre délibératif est présent dans divers genres littéraires. Il intervient dès que les personnages doivent se décider à agir dans un sens ou dans un autre.

Au théâtre, les scènes où un confident, un proche ou un ami dialoguent avec un personnage pour le conseiller relèvent du genre délibératif. Ainsi, dans Cinna, Auguste qui se demande s'il doit garder le pouvoir ou y renoncer écoute deux de ses conseillers développer tour à tour des arguments en faveur de chacune de ces options (II, 1). Parfois, un seul personnage peut tenir un monologue relevant du genre délibératif, comme lorsque Rodrigue, dans les fameuses stances du Cid, s'interroge sur la conduite à tenir (I, 6).

Dans la poésie lyrique, les vers dans lesquels le poète exhorte sa Dame à se montrer moins cruelle ressortissent également au genre délibératif.

Le genre démonstratif ou épidictique est très présent dans la poésie lyrique où le poète chante la beauté de sa Dame, de même que dans la poésie officielle où il chante la grandeur d'un monarque et dans la poésie religieuse où il chante la grandeur de Dieu. On trouve également le genre démonstratif au théâtre, dans les scènes d'exposition, au cours desquelles un personnage met un autre personnage au courant de faits qu'il doit connaître.

Les trois genres rhétoriques peuvent se trouver dans une seule et même œuvre littéraire. Le Cid présente une scène d'exposition qui relève du genre démonstratif (I, 1), aussi bien qu'une scène marquée par le genre délibératif (les stances de Rodrigue, I, 6) et une scène caractéristique du genre judiciaire (II, 8). On peut donc dire du discours littéraire qu'il est en fait constitué d'une suite de discours articulés les uns aux autres, chacun de ces discours relevant d'un des trois genres rhétoriques.

II.3. Les cinq opérations rhétoriques

Quel que soit le genre rhétorique d'un discours, ce discours doit obéir à certains principes communs aux trois genres pour être efficace.

Un discours doit ainsi présenter des arguments pertinents ou relater des faits pertinents; un discours doit aussi suivre un plan qui en assure la cohérence et l'organisation; un discours doit également adopter un style approprié aux circonstances; il doit enfin être prononcé de façon vivante.

Ces diverses exigences correspondent moins aux étapes successives de la composition d'un discours qu'à des opérations rhétoriques par lesquelles il faut nécessairement passer pour produire un discours efficace. Examinons ces opérations les unes après les autres.

II.3.1. L'inventio ou la recherche des arguments

L'invention (inventio, dans les traités de rhétorique rédigés en latin) désigne la recherche des arguments et des idées à présenter aux destinataires du discours.

Ces arguments sont de deux types: les arguments affectifs qui agissent sur les émotions et la sensibilité des auditeurs et les arguments rationnels qui en appellent à leur raison.

II.3.1.1. Les arguments affectifs: l'ethos et le pathos

Les arguments affectifs se distribuent eux-mêmes en deux catégories: l'ethos et le pathos.

L'ethos est l'image que l'orateur ou l'auteur du discours donne de lui-même à travers son discours. Il rassemble les notations relatives à l'attitude que l'auteur du discours doit adopter pour s'attirer la bienveillance des destinataires. Cette attitude doit être faite de modestie, de bon sens, d'attention aux destinataires...

La seconde catégorie d'arguments affectifs rassemble les notations visant à éveiller les passions de l'auditoire (colère, crainte, pitié,...). C'est ce qu'on appelle le pathos du discours, autrement dit la charge émotionnelle du discours. Celle-ci peut notamment prendre la forme d'apostrophes véhémentes ou encore d'exclamations.

II.3.1.2. Les arguments rationnels: preuves extrinsèques et intrinsèques (ou lieux)

Pour persuader, un discours doit également s'adresser à la raison de l'auditoire. C'est là qu'interviennent les arguments rationnels. Ceux-ci appartiennent à deux catégories distinctes, selon qu'ils renvoient à des éléments extérieurs au discours ou qu'ils renvoient à des éléments internes au discours.

II.3.1.2.1. Preuves extrinsèques

Les preuves extrinsèques sont des arguments évoqués dans le discours, mais qui existent indépendamment de lui.

Il peut s'agir, par exemple, d'une preuve à conviction dans le cas d'un discours judiciaire ou de l'invasion d'une armée dans le cas d'un discours délibératif ou des qualités personnelles d'un défunt dans le cas du discours démonstratif.

II.3.1.2.2. Preuves intrinsèques (ou lieux)

Les preuves intrinsèques sont des arguments proprement discursifs. Ils constituent en somme les ressources rationnelles inhérentes au langage.

Ainsi des proverbes, des exemples ou encore des maximes qui offrent un répertoire de formules discursives prêtes à l'emploi. Ces formules permettent d'apporter au discours qui les accueille la caution de la tradition populaire ou savante.

De même, des structures logiques comme les rapports de cause à effet, du tout et des parties, du genre et de l'espèce, des contraires, du comparant et du comparé sont considérées comme des preuves intrinsèques, parce qu'elles tiennent aux capacités d'organisation propres à la langue.

Soit la tirade suivante de Don Diègue, dans Le Cid (Don Diègue, père de Rodrigue, tente de justifier devant le roi le meurtre du père de Chimène par son fils):

Sire, ainsi ces cheveux blanchis sous le harnois,
Ce sang pour vous servir prodigué tant de fois,
Ce bras, jadis l'effroi d'une armée ennemie,
Descendaient au tombeau tout chargés d'infamie,
Si je n'eusse produit un fils digne de moi,
Digne de son pays et digne de son roi.
Il m'a prêté sa main, il a tué le Comte;
Il m'a rendu l'honneur, il a lavé ma honte.
Si montrer du courage et du ressentiment,
Si venger un soufflet mérite un châtiment,
Sur moi seul doit tomber l'éclat de la tempête:
Quand le bras a failli, l'on en punit la tête.

II, 8, v. 711-722

Comme le montre Georges Forestier [1993: 24], les arguments avancés par Don Diègue suivent le lieu de la division du tout en ses parties: les actions héroïques sont évoquées par la mention des différentes parties du corps qui ont jadis permis de les accomplir: les cheveux, le sang, le bras...

Ils suivent aussi le lieu des contraires, puisque la honte cède en l'occurrence le pas à l'honneur retrouvé.

Enfin, Don Diègue recourt à un proverbe: "Quand le bras a failli, l'on en punit la tête".

II.3.1.2.2.1. Lieux spécifiques et lieux communs

La rhétorique appelle aussi les preuves intrinsèques lieux du discours (en grec, topos au singulier et topoi au pluriel).

Les lieux rhétoriques n'ont pas seulement l'avantage de constituer un répertoire à disposition de l'orateur. Ils balisent aussi le discours. L'auditoire les reconnaît et peut ainsi suivre avec aisance le cheminement argumentatif de la parole.

Certains lieux sont spécifiques au genre judiciaire, d'autres au genre délibératif, d'autres au genre épidictique. Ainsi, du lieu appelé état de la question qui, dans les genres judiciaires et délibératifs, permet de s'interroger sur la manière de présenter un fait.

D'autres lieux sont communs aux trois genres de discours. Ils sont utiles aussi bien à louer et blâmer qu'à accuser et défendre ou encore qu'à inciter et dissuader.

II.3.2. La dispositio ou le plan du discours

L'efficacité du discours ne dépend pas seulement de ses arguments, mais aussi de son plan. Ce plan doit être bien ordonné, afin que l'enchaînement des arguments fasse sens. Les lieux d'un discours peuvent en effet être parcourus de plusieurs manières, mais il faut dans tous les cas que le chemin soit bien tracé.

Le plan rhétorique le plus fréquent comporte quatre parties: l'exorde, la narration, la confirmation et la péroraison.

II.3.2.1. L'exorde

L'exorde a pour fonction d'attirer la bienveillance de l'auditoire (notamment en accueillant les notations relatives à l'ethos), d'exposer le sujet du discours et parfois d'en indiquer les articulations essentielles.

II.3.2.2. La narration

La narration expose les faits. Elle prend la forme d'un récit. C'est dire si elle est importante dans les genres judiciaire et démonstratif.

II.3.2.3. La confirmation

La confirmation présente les arguments que l'on peut tirer des faits exposés dans la narration et cherche éventuellement à anticiper de possibles contre-arguments.

II.3.2.4. La péroraison

La péroraison est la conclusion du discours. Elle synthétise l'argumentation et en appelle aux sentiments de l'auditoire (pitié, indignation,...), notamment par le recours au pathos.

De nombreuses tirades de personnages de théâtre présentent une organisation répondant au plan rhétorique en quatre parties. Ainsi des propos tenus par Oreste dans Andromaque de Racine, lorsqu'il arrive à la cour de Pyrrhus, où se trouve le jeune Astyanax qu'il a à charge d'emmener avec lui:

Exorde:

Avant que tous les Grecs vous parlent par ma voix,
Souffrez que j'ose ici me flatter de leur choix,
Et qu'à vos yeux, Seigneur, je montre quelque joie
De voir le fils d'Achille et le vainqueur de Troie.
Oui, comme ses exploits nous admirons vos coups:

Narration:

Hector tomba sous lui, Troie expira sous vous ;
Et vous avez montré par une heureuse audace,
Que le fils seul d'Achille a pu remplir sa place.
Mais ce qu'il n'eût point fait, la Grèce avec douleur
Vous voit du sang troyen relever le malheur,
Et vous laissant toucher d'une pitié funeste,
D'une guerre si longue entretenir le reste.
Ne vous souvient-il plus, Seigneur, quel fut Hector ?
Nos peuples affaiblis s'en souviennent encor.
Son nom seul fait frémir nos veuves et nos filles ;
Et dans toute la Grèce il n'est point de familles
Qui ne demandent compte à ce malheureux fils
D'un père ou d'un époux qu'Hector leur a ravis.

Confirmation:

Et qui sait ce qu'un jour ce fils peut entreprendre ?
Peut-être dans nos ports nous le verrons descendre,
Tel qu'on a vu son père embraser nos vaisseaux,
Et, la flamme à la main, les suivre sur les eaux.

Péroraison:

Oserais-je, Seigneur, dire ce que je pense ?
Vous-même de vos soins craignez la récompense,
Et que dans votre sein, ce serpent élevé
Ne vous punisse un jour de l'avoir conservé.
Enfin de tous les Grecs satisfaites l'envie ;
Assurez leur vengeance, assurez votre vie ;
Perdez un ennemi d'autant plus dangereux
Qu'il s'essaiera sur vous à combattre contre eux.

I, 2, v. 143-172

II.3.3. L'elocutio ou la recherche d'un style

L'elocutio vise à conférer au discours un style qui lui convienne.

Mais qu'est-ce qu'un style convenable?

La rhétorique répond à cette question de façon pragmatique, en posant que le style d'un discours se définit en premier lieu par rapport au sujet traité, ainsi qu'aux effets que l'on souhaite produire sur l'auditoire.

Sur la base de ce principe, la rhétorique distingue traditionnellement trois niveaux de style: le style élevé, le style moyen et le style bas.

II.3.3.1. Le style élevé

Le style élevé convient aux sujet graves.

On en trouve par conséquent souvent les marques dans la péroraison, où il faut en appeler aux émotions du public pour laisser celui-ci sur une impression forte. Le pathos suppose donc le recours au style élevé.

II.3.3.2. Le style moyen

Le style moyen sert à exposer, informer et expliquer.

On le trouve souvent dans la narration, où il s'agit de rapporter les faits, ainsi que dans la confirmation où il s'agit de présenter les arguments retenus. Il s'efforce donc à une certaine neutralité de ton.

II.3.3.3. Le style bas ou simple

Le style simple ou bas vise à plaire au public et à le détendre par le recours à l'humour et à l'anecdote.

On le trouve notamment dans l'exorde.

Un seul et même discours peut donc présenter trois niveaux de style distincts, chacun de ces niveaux apparaissant dans l'une de ses parties constitutives.

La rhétorique classique recommande même de varier les niveaux de style d'un même discours, afin de ne pas lasser l'auditoire.

Cependant, le choix d'un style de discours ne repose pas que sur le niveau du style, mais aussi sur l'exploitation de certaines propriétés de la langue. L'elocutio couvre ainsi tout le champ des figures de rhétorique, aussi appelées figures de style.

Les figures de rhétorique font l'objet d'un cours à part entière.

II.3.4. Actio et memoria ou l'animation du discours

Si aujourd'hui la rhétorique est souvent réduite à l'étude de quelques figures (elocutio) et à l'examen éventuel du plan du discours (dipositio), il ne faut pourtant pas oublier qu'elle a longtemps débouché sur une véritable performance physique.

S'il veut être efficace, l'orateur classique doit en effet appuyer les effets de son discours par des mimiques et des gestes, ainsi que par une prononciation soigneusement étudiée. À cet effet, tout le corps de l'orateur est mis à contribution pour rendre sensible le message du discours.

En quoi il est très proche de l'acteur qui doit rendre le texte qu'il joue, afin que son personnage soit convaincant.

Cette opération rhétorique constitue l'actio, terme qui souligne bien la parenté entre l'art rhétorique et l'art théâtral.

L'orateur classique doit donc aussi apprendre son discours par cœur à l'aide de moyens mnémotechniques, tout comme l'acteur doit savoir son rôle par cœur avant de se produire sur scène. C'est l'opération rhétorique appelée memoria.

L'actio et la memoria font de la personne toute entière de l'orateur un véritable spectacle.

Conclusion

La rhétorique suppose la reconnaissance des effets produits par le discours sur ses destinataires. Sans cette reconnaissance, il ne saurait être question de rhétorique.

Si la rhétorique se présente comme une technique visant à persuader par le discours, c'est donc que le langage possède des vertus persuasives que la rhétorique s'emploie à cultiver.

Ces vertus sont d'ailleurs explicitées par les trois fonctions traditionnellement reconnues à la rhétorique: instruire, plaire et émouvoir. Elles s'exercent autant sur les affects de l'auditoire que sur son intellect.

C'est dire que la rhétorique considère le langage comme un mode de connaissance et d'expérience, en tout cas comme une puissance capable d'agir directement sur notre pensée et sur nos sentiments et donc de transformer notre rapport au monde.

Nous ne vivons peut-être plus à l'heure de la rhétorique classique, mais les vertus du langage mises en évidence par la rhétorique classique demeurent. À nous de savoir les reconnaître.

Bibliographie

Edition: Ambroise Barras, 2003-2004 //