"La foi chrétienne est le levain de notre société"

 

Quel est votre domaine de spécialisation?
Bernard Rordorf: J'enseigne la théologie systématique, une branche chargée de la formulation de la doctrine chrétienne. La tâche consiste, en d'autres termes, à établir ce à quoi l'on croit. Le terme de "systématique" peut prêter à confusion. Il ne s'agit pas d'élaborer un système définitif et parfait. Tout comme la philosophie, avec laquelle elle entretient un dialogue constant, la systématique est une discipline historique. La Bible a été rédigée sur une période de plus de 1000 ans, dans des genres et des styles très contrastés, ce qui nous oblige à un travail d'unification qu'il faut constamment réactualiser. La doctrine chrétienne doit être à chaque fois réinterprétée à la lumière des défis d'une époque. Pour donner un exemple: après l'expérience des camps d'extermination nazis, on ne peut plus aborder certains thèmes théologiques comme on le faisait avant la guerre.

Comment situez-vous cet ancrage aujourd'hui, à l'aube du troisième millénaire?
Nous vivons une époque où la foi chrétienne doit être réinventée pour qu'elle garde son sens. Car il faut bien constater qu'elle ne met plus les gens en mouvement. Pour qu'elle retrouve sa raison d'être dans la société, les chrétiens sont tenus de porter un regard lucide sur le monde contemporain. Nous vivons dans une civilisation technicienne, où l'homme a fâcheusement tendance à être considéré comme un fonctionnement, un simple rouage dans l'appareil technique. L'Eglise doit prendre la mesure de cette aliénation. Et elle est bien placée pour le faire. Aucune autre institution sociale ne possède sa richesse de réflexion sur l'humain.

Son audience ne cesse pourtant de rétrécir, du moins en Europe…
Elle se trouve dans une position minoritaire, mais néanmoins décisive. Je suis persuadé que la foi chrétienne est le levain de notre société: même en quantité réduite, elle continuera de jouer un rôle essentiel.

Cette réactualisation de la foi chrétienne passe-t-elle aussi par le dialogue avec les autres religions?
A l'Université, cela passe d'abord par le dialogue avec d'autres disciplines. Après tout, la question centrale de l'Université est celle de l'unité des connaissances humaines. Nous avons mis en place, à la Faculté, un groupe interface entre physique et théologie qui produit des résultats remarquables. Il convient également d'entretenir le dialogue fondateur de la civilisation occidentale, entre le monothéisme philosophique hérité de la Grèce antique, à travers Platon, et le monothéisme biblique issu de l'Ancien Testament. Pour ce qui est du dialogue avec d'autres religions, on ne peut le soustraire d'une vision globale. Etudier l'islam, par exemple, c'est aussi étudier une autre culture. Il y a enfin le dialogue entre croyants et non-croyants, qui est fondamental à mon sens. C'est souvent le regard porté sur la religion par ceux qu'on a appelé les hérétiques qui a remis en cause certains dogmes et fait avancer la théologie.

Comment cet effort de dialogue se traduit-il au sein de votre Faculté?
Il est de notre responsabilité de penser la diversité des religions. En quoi le christianisme est-il différent des autres confessions? Qu'est-ce qui fait que l'homme est religieux? Quelle est, dans le dessein de Dieu, la raison d'être du christianisme par rapport au judaïsme? Nous abordons toutes ces questions passionnantes, en tirant parti de la situation unique de Genève, carrefour international. Nous entretenons des liens très étroits avec le Conseil œcuménique des Eglises, avec l'Institut de Bossey ou encore avec le Centre orthodoxe de Chambésy. Nous accueillons d'ailleurs beaucoup d'étudiants en provenance des pays orthodoxes. Ce qui est aussi une manière de participer à la construction européenne.

Un professeur de théologie se doit-il nécessairement d'avoir la foi?
Cela dépend. Si l'on s'occupe de questions philologiques ou d'histoire du christianisme, on peut être excellent professeur sans être croyant. En revanche, pour des disciplines moins analytiques, comme l'éthique ou la systématique, on est obligé d'être habité par l'esprit du christianisme.

Les Facultés de théologie de Genève, Lausanne et Neuchâtel ont récemment décidé de coordonner leurs enseignements au sein d'une fédération, tout en s'adaptant aux critères de Bologne. Quels seront les débouchés offerts par la formation de base sur trois ans proposé par cette réforme?
Cela va beaucoup dépendre de la demande des Eglises. Je crois qu'il faut considérer cette réforme dans son ensemble. Elle va donner beaucoup plus de souplesse aux étudiants. Avec Bologne, il sera par exemple possible d'effectuer une formation de base en théologie, suivie d'une maîtrise en littérature. Les profils d'études vont ainsi pouvoir s'individualiser. Par ailleurs, la maîtrise en théologie sera un titre romand, ce qui est inédit. La Faculté de théologie est très innovatrice à cet égard.

Certains étudiants craignent de devoir sans arrêt se déplacer entre les trois villes…
Il faut tout d'abord rappeler que la formation de base sera donnée sur deux sites, Lausanne et Genève. C'est seulement au niveau de la maîtrise que les étudiants seront appelés à se déplacer, étant donné que chaque faculté aura son domaine de spécialisation. De toutes manières, dans la situation actuelle, les étudiants doivent déjà se rendre sur d'autres sites pour certaines sessions romandes.

Ne risque-t-il pas d'y avoir des conflits d'intérêts entre la Fédération et les rectorats des différentes universités?
Cette réforme pourra être mise en place à condition que les rectorats s'engagent à respecter la volonté commune de la Fédération. Nous comptons sur leur détermination à soutenir ce projet novateur. Etant donné que chaque faculté aura une spécificité au niveau de la maîtrise, il importe également que chacune d'elles puisse conserver une autonomie. Il faut éviter qu'une faculté impose aux autres sa vision des choses. Mais je ne me fais pas trop de souci, vu qu'il règne entre nous une bonne entente, sans laquelle le projet n'aurait d'ailleurs pas pu aboutir.

Il existe des différences salariales non négligeables entre les trois sites. Comment allez-vous les ajuster?
Cette question dépend surtout de la volonté des recteurs et des autorités politiques. Je ne peux pas me prononcer.