Le pentateuque en question


Les sources du Pentateuque:1

une brève introduction

    Vouloir faire le point aujourd'hui sur la question des sources du Pentateuque, c'est une tâche délicate. En effet, le large con sensus qui régnait à ce sujet parmi les exégètes jusqu'à ces dernières années se trouve subitement attaqué de toutes parts. Mais, en ce moment précisément où les grandes options sont remises en question, il n'est peut-être pas inutile de rappeler quelles sont les bases du consensus qui a alimenté les recherches au cours de ces cent dernières années.

    Alors que la tradition juive (Josèphe, Philon d'Alexandrie, le Talmud) et chrétienne (le N.T., les Pères) attribuait le Penta teuque à la main de Moïse (à l'exception parfois de Dt 34. 5-12 qui relate la mort de Moïse), l'exégèse critique, dont les premières manifestations remontent au XVIe s., s'est rendu compte que cette attribution se heurtait à de nombreuses difficultés. Ces difficultés ont trait d'une part à l'homogénéité (contradictions, ruptures de contexte, doublets, changements de style), et d'autre part à l'ancienneté du texte (anachronismes).

    On relève d'abord de nombreuses contradictions: Combien de paires d'animaux de chaque espèce Noé emporte-t-il dans son arche? Une (Gen 7. 15) ou sept (7. 2)? Combien de jours dure le Déluge? Quarante (Gen 8. 6) ou cent cinquante (8. 23)? Pour quelle raison Jacob s'expatrie-t-il en Mésopotamie? Pour échapper à la vengeance d'Esaü (Gen 27. 1-45) ou pour trouver une femme de sa propre race (27. 46 - 28. 5)? Joseph est-il emmené en Egypte par une caravane d'Ismaélites (Gen 37. 27) ou de Madianites (37. 28)?

    Ensuite, on constate la présence de nombreux doublets: Le Pentateuque comprend deux récits de la Création (Gen 1. 1 - 2. 4a et 2. 4b-25), deux récits de l'alliance avec Abraham (Gen 15 et 17), deux récits de l'expulsion de Hagar (Gen 16 et 21.9-21), deux récits de la vocation de Pentateuque vient de deux mots grecs signifiant "cinq tomes ". Ce terme désigne les cinq premiers livres de la Bible: Genèse, Exode, Lévitique, Nombres et Deutéronome. (Réd.)

    Moïse (Ex 3. i - 4. 17 et 6. 2 - 7. 7), deux mentions du Décalogue (Ex 20. 2-17 et Dt 5. 6-21), trois récits de la femme du patriarche livrée au harem d'un roi étranger (Gen 12. 10-20 et 20 et 26. 6-14), etc.

     "Yahvé" est la transcription vocalisée des quatre consonnes hébraïques YHWH. Ces quatre lettres (ou tétragramme) étaient une des manières de désigner Dieu dans l'Ancien Testament. Dans la tradition juive, le nom divin n'était pas prononcé, par respect. Signalons que la Traduction oecuménique de la Bible (TOB) rend le tétragramme YHWH par le mot SEIGNEUR. (Réd.) Parmi les différences de style et de vocabulaire, la plus connue est le recours variable des narrateurs à "Yahvé" et à "Elohim " pour parler de Dieu.

    Le postulat traditionnel de l'origine mosaïque du Pentateuque se heurte aussi au problème de l'ancienneté des textes: La grande majorité des textes du Pentateuque ne peuvent en aucun cas remonter à l'époque de Moïse (XIIIe s. av. J.-C.). Certes, de nombreux anachronismes ne sont perceptibles que pour celui qui est bien familiarisé avec l'histoire d'Israël et de ses institutions, mais d'autres sont manifestes même aux yeux d'un non initié: des passages comme Gen 49. 10 et Nb 24. 17 Sq. se réfèrent de toute évidence à la royauté davidique. Gen 15. 18 décrit l'étendue de l'empire davidique, Lév 26. 27-45 présuppose l'exil babylonien.

    Ces difficultés nous obligent à conclure que le Pentateuque ne peut avoir été rédigé ni d'un seul jet ni par un seul auteur. Comment, dès lors, expliquer les origines du Pentateuque? De nombreuses solutions ont été proposées. Sans retracer ici le long cheminement qui a conduit les exégètes, de Andreas B. Karlstadt (1520; la date se réfère à la parution du premier ouvrage im portant de l'auteur sur la question) à Julius Wellhausen (1876), à poser les bases du consensus scientifique mentionné plus haut, je signalerai les trois"modèles ", qui ont servi de base à presque toutes les solutions proposées.

a)     L'hypothèse des fragments (A. Geddes, 1792-1800) suppose qu'il existait à l'origine un nombre indéterminé de récits épars et de textes isolés. Ceux-ci auraient été réunis ultérieurement par un rédacteur-collec tionneur.

b)     L'hypothèse des compléments (H. Ewald, 1831) admet au départ l'existence d'une trame narrative continue (une " source", ou un "document "). Au cours des siècles, cette trame aurait reçu de nombreux ajouts et compléments.

c)     L'hypothèse documentaire (B. Witter, 1711 ; J. Astruc, 1753 ; H. Hup feld, 1853, etc.) perçoit à la base de notre Pentateuque deux, trois même quatre <sources > continues qui, rédigées à des époques différentes, auraient été juxtaposées ou imbriquées les unes aux autres par des rédacteurs successifs.
   
    Malgré de nombreuses modifications de détail et certains changements de perspective importants, cette hypothèse rallie, aujourd'hui encore, les suffrages de la grande majorité des exégètes.

    Comment faut-il comprendre les « sources » du système de Wellhausen? Ce sont trois narrations parallèles (J, E et P) qui relatent en substance la même histoire, allant de la Création (pour J et P) jusqu'à la veille de la pénétration des Israélites en Canaan. Ces narrations ont été tantôt juxtaposées (comme en Gen 1-2), tantôt imbriquées (comme en Gen 6-8) les unes aux autres. En outre, il existe une source D, qui ne se rencontre que dans le Deutéronome. Il s'agit maintenant de présenter briè vement chacune des quatre sources.
 

    LA SOURCE « YAHVISTE» (= J) représente la plus ancienne des trames narratives. Elle doit son sigle scientifique au fait qu'elle est la seule source à utiliser le nom de «Yahvé » dès la Création (cf. Gen 2. 4b ; 4. 26), alors que les sources E et P évitent scrupuleusement de mentionner le nom divin avant sa révélation à Moïse (Ex 3. 15 E ; 6. 2-3 P).

Contenu:   
    Le récit yahviste commence par l'histoire des origines de l'humanité (Gen 2. 4b - 3. 24; 4; 6-8 * 3; 11. 1-9), il se poursuit par l'histoire des patriarches (Gen 12-33 *) et l'histoire des fils de Jacob (Gen 34-50 *), pour relater ensuite la vocation de Moïse (Ex 1-5 *), les plaies d'Egypte (Ex 7-11 *), la sortie d'Egypte (Ex 12-17 *), la théophanie du Sinaï (Ex 19; 24 *), la migration du Sinaï aux plaines de Moab (Nb 10-14 *) et le cycle de Balaam (Nb 22-24 *). La fin de la trame yahviste est incertaine. Il est probable que J ait relaté la pénétration des Israélites en Canaan, mais ce récit n'a, semble-t-il, pas été préservé. Certains auteurs en reconnaissent toutefois des vestiges en Juges 1.

*L'astérisque (*) indique que le texte désigné est composite.

    La cohérence interne entre ses diverses parties est assurée par les thèmes de la bénédiction et de la promesse faite aux patriar ches.

    La bénédiction est inaugurée de manière programmatique en Gen 12. 2- 3 (où la quintuple variation de la racine brk-« bénir » répond aux cinq malédictions de l'histoire des origines), puis elle se poursuit sous divers aspects (cf. p. ex. Gen 27 et 32. 23-33 ; jusqu'à l'épisode de Balaam (Nb 22 ss).
    La promesse, qui prend elle aussi son départ en Gen 12. 1-3, ponctue toute l'histoire patriarcale (cf. Gen 12. 7 ; 13. 14-17; 15. 1, 18-21 26. 3-4, 24; 28. 13-15). Elle se réalisera d'abord dans la naissance du peuple d'Israël et dans l'installation de ce peuple en Canaan, puis elle s'accomplira pleinement par l'établissement du royaume davidique (cf. ci-dessous). Ainsi, bénédiction et promesse mettent en évidence la structure de l'oeuvre yahviste: l'histoire de l'humanité est le prologue de l'histoire des patriarches, et celle-ci sert de prologue à l'histoire d'Israël.

    Date et lieu de composition:

    Plusieurs indices nous permettent de situer le Yahviste sous le règne de Salomon (972-933 av. J.-C.). En dehors des indices déjà signalés, on relèvera surtout que les peuples voisins auxquels s'intéresse le Yahviste (en les représentant sous les traits de leurs ancêtres) sont précisément ceux qui, selon 2 Sam 8, furent intégrés par David à son empire: les Araméens (Laban, Gen 24. 10; 29-32), les Moabites et Ammonites (Gen 19. 37-38; Nb 22; 24. 17), les Philistins (Abimélek, Gen 26. 1-8), les Amalécites (Ex 17. 8-15) et les Edomites (Esaü, Gen 25. 21-34;27; 33; Nb 24. 18). Il faudrait y ajouter les Ismaélites (Gen 16. 10-12) et les Cananéens (Gen 9. 25; 34; évtl. Jg 1. 28, 30,33,35). La datation salomonienne de J trouve une confirmation supplémentaire dans l'apparentement entre son oeuvre et les autres témoins de l'historiographie davidique (1 Sam 16 - 2 Sam 8 et 2 Sam 9-20; i Rois 1-2). Quant à l'origine judéenne du Yahviste, elle ne fait pas de doute. Pour s'en convaincre, il suffit d'observer le rôle prépondérant joué par Juda en Gen 37. 26; 44. 3, 16-34; Jg 1, et de rappeler que J est le seul narrateur à nous rapporter les traditions spécifiquement judéennes de Gen 4; 13 ; 18-19; 38.

    Le Yahviste n'est manifestement pas I'« inventeur » de sa matière narrative. Son style, très proche encore de celui des conteurs oraux, son respect de la forme et de l'esprit des récits populaires (parfois au détriment de la cohésion de son oeuvre), la diversité, enfin, des matériaux qu'il a recueillis montrent que le Yahviste doit être vu comme l'« éditeur » d'une tradition reçue plutôt que comme un ecrivain au sens moderne du terme.

    Quelle est l'intention du Yahviste? Quel est le « message» qu'il entend transmettre à ses contemporains? Cette question a été fort débattue ces dernières années. Pour les uns (p. ex. G.Von Rad), le Yahviste cherche à légitimer la royauté davidique (face aux nostalgiques de l'ancienne confédération tribale) en la désignant comme l'accomplissement des promesses ancestrales. Pour les autres (et j'en suis), le Yahviste survient à un moment où la royauté n'a plus besoin d'être légitimée. Il reprend, en l'éclairant d'un jour critique, une tradition déjà largement actualisée à la lumière de David. Il semble en effet que, face au « triomphalisme » de ses contemporains, le Yahviste cherche plutôt à montrer que si le plan salvifique de Yahvé s'est réalisé, c'est bien en dépit de la faiblesse et de l'indignité des élus de Dieu. Protestant contre l'asservissement des peuples frères (comparer 2 Sam 8. 13-14; i Rois 11. 15-16 avec Gen 27. 40b; 33. 3-4 !), le Yahviste entend aussi rappeler à Salomon que la promesse ne sera accomplie que lorsque la bénédiction se sera étendue à « tous les clans de la terre » (Gen 12. 3).

    omment faire la distinction, à l 'intérieur de la narration, entre ce qui vient de la tradition et ce qui représente l'interprétation de cette tradition par le Yahviste? On admet depuis von Rad que la main du Yahviste se manifeste surtout a) par la formulation de passages a)"programmatiques" insérés dans le cours d'une trame narrative préexistante (p. ex. Gen 6. 5- 8; 8. 21-22; 12. 2-3; 18. 17-19 (?); 32. 10-13) et b) par l'agencement ou le réagencement de certains blocs narratifs au sein de cette trame. Par ces deux moyens, le Yahviste parvient à modifier considérablement le ton et l'esprit des anciens récits. Donnons un exemple: au sein d'un récit préexistant, qui relatait le déploiement de la promesse divine au gré des étapes de l'itinéaire d'Abraham (Gen 12. 1, 4-8; 13. 14-18), le Yahviste insère l'épisode du séjour d'Abraham en Egypte (12. 10-20). Ce faisant, il met en lumière non seulement la faiblesse humaine du patriarche, mais aussi son mépris pour les deux objets de la promesse: la terre (qu'il abandonne) et la descendance (dont il se prive en livrant sa femme au Pharaon).
 

    LA SOURCE «ELOHISTE » (= E) n'est préservée que de manière très fragmentaire. Les seuls récits à peu près continus qu'on puisse lui attribuer se trouvent en Gen 20-22 *, mais à partir de là des fragments élohistes se retrouvent parsemés tout au long de la narration yahviste.

    En dehors de quelques particularités linguistiques, I'Elohiste se signale par certaines préoccupations théologiques. Ainsi, il est soucieux d'éviter tout anthropomorphisme: pour lui, Dieu ne parle qu'en songes (Gen 20. 3 ; 28. 12 ; 31. il s., 24 ; 37. 5 s.
40 s.) ou alors par des anges (Gen 21. 17; 22. 11) ou par l'in termédiaire de Moïse (Ex 20. 19-21). D'une sensibilité morale plus sourcilleuse que le Yahviste, l'Elohiste cherche, en Gen 20, à atténuer à la fois la culpabilité subjective d'Abraham (v. 12; cf. 21. 10-12) et la culpabilité objective d'Abimélek (v. 4-6, 9). La plupart de ses récits illustrent, sous divers aspects, le thème de la crainte de Dieu (cf. Gen 20. il ; 22. 12 ; 28. 17 ; 42. 18b Ex 1. 17, 21; 3. 6 ; 18. 21), en liaison parfois avec le thème de l'épreuve (cf. Gen 22 ; Ex 20. 18-21).

    L'Elohiste paraît animé d'une grande estime pour les prophètes, en lesquels il voit des médiateurs de la parole de Dieu et des intercesseurs (Gen 20. 7, 17 ; Nb 11. 2). Abraham (Gen 20. 7) et Miriam (Ex 15. 20) sont appelés «prophètes ». Moïse est présenté comme l'archétype et le « patron » de tous les prophètes (cf. Ex 3. il; Nb 11. 25-29; 12. 6-8; cf. Dt 34. 10), et si E hésite à utiliser à son propos le titre lui-même, c'est apparemment pour ne pas risquer de le ravaler au rang des autres pro phètes. L'idéal de E serait que le peuple entier soit saisi de l'esprit prophétique (Nb 11. 29).

    Si les lévites sont vus comme de fervents partisans de Yahvé (Ex 32. 25-29), il n'en va pas de même des prêtres. Personnifiés par Aaron, ceux-ci apparaissent comme les responsables de l'apostasie du veau d'or (Ex 32. 25). Alors que leur rôle serait d'être les porte-paroles des prophètes (Ex 4. 16), ils contestent l'autorité mosaïque et rejettent la primauté du ministère prophétique (Nb 12. 1-15).

Ces observations nous permettent de situer l'Elohiste dans son contexte historique:
   
    L'Elohiste est originaire du royaume du Nord (cf. le rôle du sanctuaire de Béthel, Gen 28. 10-22 *; 35. 1-7). Il appartient au milieu des prophètes et lévites du Nord, hostiles à la royauté et au culte officiel (cf. 1 Rois 12. 28 ss. et Ex 32. 1-6). Proche encore d'Elie et d'Elisée (IXe s. av. J.-C.), il est un précurseur d'Osée (avec lequel il a en commun l'estime pour les prophètes ; cf. Os 6. 5 ; 9. 8 ; 12. 11, 14 ; et l'aversion contre les prêtres ; cf. Os 4. 4-19) et du Deutéronome. Il doit être antérieur à eux, car, s'il lutte déjà contre les dieux étrangers (Gen 35. 2-4), il fait preuve encore d'une certaine tolérance pour les pierres dressées (Gen 28. 18, 22; 31. 45; 35. 20; Ex 24. 4). Celles-ci seront condamnées par Osée (3. 4; 10. 1 s.) et par le Deutéronome (12. 3 ; 16. 22). D'autre part, l'Elohiste ne connaît pas encore le postulat de la centralisation du culte (Dt 12). Nous pouvons donc dater l'Elohiste de la première moitié du Vlle siècle.

    Comme le Yahviste, l'Elohiste est tributaire de la tradition antérieure. Sur certains points (p. ex. Gen 28. 10-22), il pourrait même lui être resté plus proche que le Yahviste. Comme M. Noth (1948) l'a montré, il est probable que J et E remontent à une source (écrite ou orale) commune (= G). Signalons enfin que l'Elohiste a incorporé à sa narration deux codes législatifs plus anciens: le Décalogue (Ex 20. 2-17) et le Code de l'Alliance (Ex 20. 22 - 23. 19).

 

    LE DEUTERONOME (= la source D), ou «seconde loi », tient son nom d'une traduction erronée de Dt 17. 18 (où le texte hébreu parle d'une « copie » de la Loi). A l'exception de quelques retouches « deutéronomistes » en Ex 12 ; 13 ; 20 et de quelques vestiges de J (?), E et P en Dt 31-34, la « source D » coïncide avec le cinquième livre du Pentateuque.

    Le livre du Deutéronome est composé du Deutéronome primitif » (Dt 4. 45 - 26. 19 *), composé lui-même d'un discours introductif (4. 45 - 11. 32 *) et de la Loi deutéronomîque (CD) proprement dite (12-26 *). Ce « Deutéronome primitif » formait au départ un ensemble autonome. Dans sa substance, il correspond très probablement au "livre de la Loi" découvert en 622 av. J.-C. par Josias lors des travaux de réfection du Temple de Jérusalem (cf. 2 Rois 22. 3-10). A l'époque de l'Exil (587-538 av.J.-C. Cet ensemble, enrichi déjà de nombreux compléments josianiques et post josianiques, parvient entre les mains d'un historiographe que nous appelons le "Deutéronomiste"(Dtr.). Celui-ci pourvoit le texte reçu d'une introduction (Dt 1. i - 4. 44) et d'une conclusion (Dt 27-34 *) et fait du Deutéronome ainsi constitué le prologue de sa grande oeuvre historiographique (Dt; bs; Jg; 1-2 Sam; 1-2 Rois). Après l'Exil, lors de la rédaction définitive du Pentateuque, le Deutéronome est coupé des livres historiques et intégré au Pentateuque, dont il formera désormais la conclusion.

    L'origine du « Deutéronome primitif » est controversée. Pour les uns (G. von Rad), il s'agit d'une tradition de type homiléti que issue des mêmes milieux que l'Elohiste et Osée, tradition que des « lévites ruraux » du royaume du Nord auraient apportée à Jérusalem après la débâcle de 721. Pour d'autres (N. Lohfink), le « Deutéronome primitif » doit être attribué à un cercle de scribes et de prêtres proche de la cour d'Ezéchias (716-687), ce qui n'exclut d'ailleurs pas l'apport de traditions du Nord. Il semble en effet que c'est sous le choc de la destruction du royaume d'Israël et de l'imposition de la suzeraineté assyrienne à Juda que s'est amorcé l'effort de rassembler, de repenser et d'unifier les traditions ancestrales. Le postulat de la centralisation du culte (Dt 12), la codification faisaitt planer sur la foi du peuple d'Israël la perte de son autonomie politique.

    La grande nouveauté du Deutéronome (du moins sous sa forme josianique) réside dans le fait que le lien entre Yahvé et Israël est compris comme une alliance (cf. p. ex. 5. 2-3 ; 26. 17- 19). Le Deutéronome est structuré selon le même formulaire que les traités de vassalité qui liaient les vassaux de l'empire (dont le roi de Juda) à leur suzerain assyrien. La terminologie juridique de ces traités y sert de base à une synthèse théologique de grande envergure: l'élection (7. 6-7), le rappel des bienfaits historiques, l'exigence de fidélité et d'amour pour Dieu (6. 5), la fraternité entre Israélites, etc. ; tous ces thèmes sont enracinés dans l'imagerie de l'alliance. En même temps, le recours à ce modèle permettait à l'Israël du VIIe siècle d'exprimer la plus formidable protestation contre l'hégémonie politique et religieuse de l'Assyrie: le vrai, le seul suzerain d'Israël n'est pas le roi d'Assyrie, mais Yahvé! C'est de Yahvé seul qu'Israël se reconnaît le vassal!

    La tendance fortement anti-assyrienne (et anti-étranger en général) du Deutéronome explique pourquoi cet écrit est resté jusqu'au règne de Josias un document « underground ». Ce n'est que Josias qui, après l'affaiblissement de l'Assyrie, a pu faire sortir le Deutéronome des « catacombes » et le proclamer publiquement Loi du royaume (2 Rois 22-23).

    LA SOURCE « SACERDOTALE » (= P, prêtre) a été baptisée ainsi en raison de son intérêt prédominant pour les institu tions cultuelles.

Contenu:
    Tout en étant parallèle à la trame J (ou JE) et en s'en inspirant, la narration sacerdotale est beaucoup moins étoffée. Réduite souvent à un simple squelette narratif, elle comprend toutefois quelques points forts. Dans la Genèse, ce sont: la Création (Gen t), le Déluge et l'alliance qui se rapporte à l'homélie, c'est-à-dire à la prédication. (Réd.)Dans l'Exode, P relate la vocation de Moïse (Ex 6), les plaies d'Egypte (7-9 *), l'institution de la Pâque (12) et la théophanie du Sinaï (24. 15-18a; 34. 29-35). Puis vient l'énorme corpus législatif (Ex 25 - Nb 10 *) qui représente le véritable centre de gravité de l'oeuvre: Ex 25- 31 ; 35-40 (le Tabernacle); Lév 1-7 (les sacrifices) ; 8-10 (le sacerdoce) 11-15 (les purifications); 16 (le jour du Grand Pardon); 17-26 (la Loi de sainteté, code antérieur à P); 27; Nb 1-10; 15; 19; 27-30; 36 (institu tions diverses et addenda, en majeure partie postérieurs à P). La narration sacerdotale se termine par le départ du Sinaï (Nb 10. 11-28), l'envoi des explorateurs et la révolte de Korah (Nb 13-14 *; 16) et par divers épisodes relatant les préparatifs de la conquête (Nb 25-27 * 31 ; 33-35).

Date:

    Comme Wellhausen a été le premier à le reconnaître, la source P, qui a servi de « texte de base » lors de la compilation finale du Pentateuque, est la plus récente des quatre sources. Ses conceptions du culte et ses affinités avec Ezéchiel la situent à l'époque de l'Exil. En raison des prérogatives royales que P attribue au grand-prêtre (Ex 28; Lév 8), cer tains proposent même une date postexilique. Mais comme nous allons le voir, c'est bien au VIe siècle, parmi les exilés en Babylonie, que nous devons chercher notre auteur.
    La source P, qui se signale par son style minutieux (et parfois pédant) et qui affectionne la précision chronologique et généalogique, relate au fond une histoire des institutions. Chaque étape de son récit débouche sur une nouvelle institution: la Création (le sabbat), Noé (l'interdit du sang), Abraham (la circoncision), Moïse (la Pâque, le Tabernacle, le culte, la manifestation de la « gloire de Yahvé », Ex 24. 16 ; 40. 34-38). Wellhausen appelait la source P « le livre des quatre alliances », mais en fait, P n'en rapporte que deux: l'alliance avec Noé (= l'humanité, Gen 9) et l'alliance avec Abraham (= Israël, Gen 17). Au Sinaï, pour P, il n'y a pas d'alliance mais seulement la révélation de la Loi. il y a à cela une raison théologique très profonde:

    L'alliance mosaïque, selon le Deutéromone, était de nature conditionnelle: la bienveillance du suzerain dépendait de la fidélité de son vassal (Dt 27-28). Or, cette alliance, aux yeux de P et des exilés, s'était révélée le prélude fatal à la condamnation et au rejet d'Israël (l'Exil). Israël étant incapable de se corriger, toute nouvelle alliance de ce type mènerait nécessairement à une nouvelle rupture. C'est pourquoi, si Jérémie ose entrevoir une « nouvelle alliance » -; en veillant toutefois à ce que la fidélité d'Israël à cette alliance soit désormais « gravée dans les coeurs » (Jér 31. 31-34) -; P (comme Ezéchiel) ne peut espérer le salut  que d'un acte entièrement gratuit de la part de Dieu. Cet acte fondé sur la seule grâce de Yahvé, il le trouve dans une alliance antérieure, une alliance encore inconditionnelle: l'alliance avec Abraham (Gen 17). La révélation de Yahvé au Sinaï et le don des institutions cultuelles ne signifient donc pas l'établissement d'une nouvelle alliance, mais ils représentent le contenu et l'accomplissement de l'alliance abrahamique.

    Cela nous permet aussi de discerner quel est le lieu théologique de la Loi dans l'oeuvre de P. La Loi, pour P, n'est pas un nouveau catalogue de stipulations morales dont dépendrait le maintien de l'alliance. Elle est au contraire l'expression d'un ordre cultuel à l'intérieur duquel Israël, pécheur invétéré, peut toujours à nouveau trouver la purification et obtenir l'expiation de ses péchés. L'institution cultuelle n'est donc pas un moyen pour Israël de gagner son salut, mais elle est un don de la grâce de Yahvé. Le Tabernacle (qui est le Temple reprojeté dans le désert) est le « cordon ombilical » qui assure la vie d'Israël en lui permettant, en dépit de sa faiblesse, de demeurer en présence du Saint d'Israël. Paradoxalement, le plus ritualiste des auteurs de l'Ancien Testament est en même temps le moins légaliste!

    Enfin, en renouant avec Abraham et avec la génération du désert, P se place aussi dans la situation concrète des exilés. A eux qui sont coupés de leur Temple détruit, P vient rappeler que le sabbat, la circoncision et la Pâque (?) sont des moyens de grâce accessibles même à celui qui vit loin du Temple. Comme les Israélites du désert, les exilés se trouvent au seuil de la Terre Promise. P leur annonce que la terre de Canaan a été donnée à Abraham en possession perpétuelle (Gen 17. 8; cf. Gen 23). La génération des exilés mourra-t-elle en terre étrangère comme la génération du désert? Voilà la seule incertitude qui plane sur le message par ailleurs plein d'espoir du narrateur sacerdotal.

    Nous voici donc arrivés au terme de ce bref survol des sources du Pentateuque. Nous avons vu comment la même tradition fondamentale a été repensée et reformulée tout au long de l'histoire d'Israël. A chaque époque - et presque toujours sous l'impulsion d'une crise ou d'un « choc » historique, qu'il s'agisse de l'euphorie trompeuse de l'ère salomonienne, de l'esprit d'assimilation religieuse dans le royaume du Nord, de l'imposition de l'hégémonie assyrienne, ou encore de la catastrophe de 587; toujours de nouveaux narrateurs, de nouveaux « interprètes inspirés » ont su tirer de la tradition le « kérygme » (d'avertissement ou de salut) pour leur propre génération. Ainsi, loin de conduire à un appauvrissement du texte biblique, une lecture critique permet de restituer au message tout son impact primitif. Comme le témoignage du N.T. sur le Christ n'est pas appauvri par la présence dans le Canon de quatre évangiles, ainsi l'autorité du Pentateuque ne peut pas souffrir de la découverte en son sein de plusieurs niveaux de lecture.

    Pour être tant soit peu complète, il faudrait que notre présentation des sources du Pentateuque débouche maintenant sur d'autres démarches. Il s'agirait, d'une part, de retracer l'histoire de la compilation des sources jusqu'à la constitution de notre Pentateuque actuel (= la critique de la rédaction) et, d'autre part, de remonter au-delà des sources écrites pour retrouver les traditions primitives et leurs genres littéraires (~ critique des traditions, critique des formes). Je ne peux pas le faire ici,mais le petit tableau récapitulatif reproduit ci-après permettra au moins de situer l'orientation de ces démarches.

    Ce tableau, ainsi que le commentaire qui précède, ne sont bien évidemment pas le « dernier mot » sur la question des ori gines du Pentateuque. J'ai dit au début que les grandes options étaient à nouveau mises en question aujourd'hui. Ainsi J. van Seters (1975), qui revient à une sorte d'hypothèse des compléments, conteste non seulement le découpage habituel mais aussi l'indépendance des sources postulées par l'hypothèse documentaire. Pour lui, aucune des sources n'est antérieure à l'Exil. De même pour H. H. Schmid (1976), qui nie l'existence de l'Elohiste et qui date le Yahviste de l'époque exilique. Quant à R. Rendtorff (1977), il admet que certains ensembles narratifs, comme l'histoire patriarcale ou le récit de la sortie d'Egypte, peuvent être relativement anciens, mais il doute que ces ensembles aient été joints les uns aux autres avant l'Exil. La première rédaction d'un "Pentateuque" remontrait au Deutéronomiste. Rendtorff en revient donc, sous la forme d'une nouvelle, à l'hypothèse des fragments. Seules les recherches ultérieures permettront de dire quel impact ces travaux méritent d'avoir sur notre conception des origines du Pentateuque.

© Albert de PURY