« (23) Cette
même nuit, il se leva, prit ses deux femmes, ses deux servantes, ses
onze enfants et passa le gué du Jabboq. (24) Il les prit et leur
fit passer le torrent, et il fit passer aussi tout ce qu'il possédait.
(25) Et Jacob resta seul.
Et quelqu'un lutta
avec lui jusqu'au lever de l'aurore. (26) Voyant qu'il ne le maîtrisait
pas, il le frappa à l'emboiture de la hanche, et la hanche de Jacob
se démit pendant qu'il luttait avec lui. (27) Il dit: « Lâche-moi,
car l'aurore est levée », mais Jacob répondit: «Je
ne te Ucherai pas, que tu ne m'aies béni » (28) Il lui demanda:
« Quel est ton nom? » – Jacob, répondit-il. (29)
Il reprit: « On ne t'appellera plus Jacob, mais Israël, car tu
as été fort contre Dieu, et contre les hommes tu l'emporteras.
n (30) Jacob fit cette demande: « Relève-moi ton nom, je te
prie », mais il répondit: « Et pourquoi me demandes-tu
mon nom? »et, là même il le bénit.
(31) Jacob donna à
cet endroit le nom de Penuel, « car, dit-il, j'ai vu Dieu face à
face et j'ai eu la vie sauve». <32) Au lever du soleil il avait
passé Penuel et il bottait de la hanche. (33) C'est pourquoi les
Israélites ne mangent pas, jusqu'à ce jour, au nerf sciatique
qui est à l'emboîture de la hanche, parce qu'il avait frappé
Jacob à l'emboîture de la hanche, au nerf sciatique. » (Traduction Bible de Jérusalem).
Les précisions
– ou les précautions – qui serviront d'introduction
à notre analyse seront à vrai dire surtout négatives.
Tout d'abord, je dois prévenir que je n'exposerai pas préalablement
les principes, les perspectives et les problèmes de l'analyse structurale
du récit: celle-ci n'est certes pas une science, ni même une
discipline (elle ne s'enseigne pas), mais dans le cadre de la sémiologie
naissante, c'est une recherche qui commence à être bien connue,
au point qu'on risquerait une impression de redite à en exposer les
prolégomènes à chaque analyse nouvelle 1. Et puis l'analyse
structurale qui sera présentée ici ne sera pas très
pure; certes je me référerai pour l'essenfiel aux principes
communs à tous les sémiologues qui s'occupent du récit,
et même, pour finir, je montrerai comment notre passage s'offre à
une analyse structurale très classique, canonique presque; ce regard
orthodoxe (du point de vue de l'analyse structurale du récit) sera
d'autant plus justifié que nous avons affaire ici à un récit
mythique qui a pu venir à l'écriture (à l'Ecriture)
par une tradition orale; mais je me permettrai parfois (et peut-être
continûment en sous-main) d'orienter ma recherche vers une analyse
qui m'est plus familière, l'Analyse textuelle (" textuel »
est dit ici par référence à la théorie actuelle
du texte, qui doit être entendu comme production de signifiance et
pas du tout comme objet philologique, détenteur de la Lettre); cette
analyse textuelle cherche à «voir » le texte dans sa
différence –ce qui ne veut pas dire dans son individualité
ineffable, car cette différence est «tissée)) dans des
codes connus; pour elle, le texte est pris dans un réseau ouvert,
qui est l'infini même du langage, lui-même structuré sans
clôture; l'analyse textuelle cherche à dire, non plus d'où
vient le texte (critique historique), ni même comment il est fait
(analyse structurale), mais comment il se défait, explose, dissémine:
selon quelles avenues
codées il s'en va. Enfin, dernière précaution, appelée
à prévenir toute déception, il ne s'agira pas, dans
le travail qui suit, d'une confrontation méthodologique entre l'analyse
structurale ou textuelle et l'exégèse: je n'y aurai aucune
compétence 2. Je me contenterai d'analyser le texte de Genèse
32 (dit traditionnellement «Lutte de Jacob avec l'Ange ») comme
si je me trouvais dans le premier temps d'une recherche (c'est bien le cas):
ce n'est pas un «résultat" que j'expose, ni même une
«méthode>) (ce serait trop ambitieux et impliquerait une
vue « scientifique du texte qui n'est pas la mienne), mais simplement
une «manière de procéder ".
1. Voir à ce
sujet (et ceci est en rapport avec l'éxégèse): ROLAND
BARTHES, L'analyse structurale du récit: à propos d'Actes
10-11 », in Exégèse et Herméneutique, Paris 1971,
p. 181-204.
2. Je désire exprimer
ma gratitude à Jean Alexandre, dont la compétence
exégétique,
linguistique, socio-historique et l'ouverture d'esprit m'ont aidé
à comprendre le
texte analysé; bien de ses idées se retrouveront dans cette
analyse; seule la crainte
de les avoir déformées m'empêche de les signaler
à chaque fois.
I. L'ANALYSE SEQUENTIELLE
L'analyse structurale comprend en gros trois types – ou trois objets d'analyse, ou si l'on préfère encore, comporte trois tâches:
1) procéder à l'inventaire et au classement des attributs «psychologiques a, biographiques, caractériels, sociaux, des personnages engagés dans le récit (âge, sexe, qualités extérieures, situation sociale ou de pouvoir, etc.); structuralement, c'est l'instance des indices (notations, d'expression variée à l'infini, qui servent à transmettre un signifié
– par exemple la «nervosité a, la «grâce ", la «puissance» – que l'analyste nomme dans son métalangage, étant entendu que le terme métalinguistique peut très bien ne pas figurer directement dans le texte, qui n'emploiera jamais «nervosité a ou «grâce ", etc.: c'est le cas courant); si l'on établit une homologie entre le récit et la phrase (linguistique), l'indice correspond à l'adjectif, à l'épithète (qui, ne l'oublions pas, était une figure de rhétorique): c'est ce que l'on pourrait appeler l'analyse indicielle;
2) procéder à l'inventaire et au classement des fonctions des personnages: ce qu'ils font par statut narratif, leur qualité de sujet d'une action constante: l'Envoyant, le Quêtant, l'Envoyé, etc.; sur le plan de la phrase ceci correspondrait au participe présent: c'est l'analyse actantielle, dont A. J. Greimas a le premier donné la théorie;
3) procéder à l'inventaire et au classement des actions: c'est le plan des verbes; ces actions narratives s'organisent, on le sait, en séquences, en suites apparemment ordonnées selon un schéma pseudo-logique (il s'agit d'une logique purement empirique, culturelle, issue de l'expérience, fût-elle ancestrale, non du raisonnement): c'est l'analyse séquentielle.
Notre texte se prête,
à vrai dire brièvement, à l'analyse indicielle. La
lutte qui est mise en scène peut être lue comme un indice de
la force de Jacob (attestée en d'autres épisodes de la geste
de ce héros); l'indice entraîne vers un sens anagogique, qui
est la force (invincible) de l'Elu de Dieu. L'analyse actantielle est également
possible; mais comme notre texte est essentiellement composé d'actions
apparem
ment contingentes, il
vaut mieux procéder principalement à une analyse séquentielle
(ou actionnelle) de l'épisode, quitte à y rattacher pour finir
quelques remarques sur l'actantiel. Nous diviserons le texte (et je pense
que ce n'est pas forcer les choses) en trois séquences:
1) le Passage, 2) la Lutte,
3) les Nominations.
1. Le Passage (v. 23-25). Donnons tout de suite le schéma séquentiel de cet épisode; ce schéma est double, ou tout au moins, si l'on peut dire, « strabique » (on en verra l'enjeu à l'instant):
Notons tout de suite
que structuralement se lever est un simple opérateur de début;
on pourrait dire par raccourci que par se lever il faut entendre non seulement
que Jacob se met en mouvement, aussi que le discours se met en marche; le
début d'un récit, d'un discours, d'un texte, est un lieu très
sensible: où commencer? Il faut arracher le dit au non-dit: d'où
toute une rhétorique des marqueurs de début. Cependant, le
plus important, c'est que les deux séquences (ou sous-séquences)
semblent en état de redondance (c'est peut-être usuel dans
le discours de ce temps-là: on pose une information et on la répète;
mais notre règle est la lecture, non la détermination historique,
philologique du texte: nous ne lisons pas le texte dans sa «vérité
, mais dans sa «production)) – qui n'est pas sa «détermination
»); paradoxalement d'ailleurs (la redondance servant d'ordinaire à
homogénéiser, à clarifier et assurer un message), lorsque
nous la lisons après deux millénaires de rationalisme aristotélicien
(puisqu'Aristote est le principal théoricien du récit classique),
la redondance des deux sous-séquences crée un frottement,
un grincement de lisibilité. Le schéma séquentiel peut
en effet se lire de deux façons:
1) Jacob passe lui-même
le gué – au besoin après avoir fait des allers et retours,
et donc combat sur la rive gauche du torrent (il vient du Nord), après
avoir définitivement passé; dans ce cas, faire passer est
lu: passer soi-même; 2) Jacob fait passer mais ne passe pas lui-même;
il combat sur la rive droite du Jabboq avant de passer, en situation
d'arrière-garde.
Ne cherchons pas d'interprétation vraie (peut-être même
notre hésitation apparaîtra-t-elle dérisoire aux yeux
des exégètes); consommons plutôt deux pressions différentes
de lisibilité:
1) si Jacob reste seul
avant d'avoir traversé le Jabboq, nous sommes entraînés
vers une lecture «folkloriste» de l'épisode; la référence
mythique est en effet, ici, écrasante, qui veut qu'une épreuve
de lutte (par exemple avec un dragon ou le génie du fleuve) soit
imposée au héros avant qu'il ne franchisse l'obstacle, c'est-à-dire
pour que, étant victorieux, il puisse le franchir; 2) si au contraire
Jacob ayant passé (lui et sa tribu), il reste seul du bon côté
du torrent (celui du pays où il veut aller), le passage est sans
finalité structurale; en revanche il acquiert une finalité
religieuse: si Jacob est seul, ce n'est plus pour régler et obtenir
le passage, c'est pour se marquer par la solitude (c'est l'écart
bien connu de l'élu de Dieu). Une circonstance historique vient accroître
l'indécidabilité des deux interprétations: il s'agit
pour Jacob de rentrer chez lui, d'entrer en Terre de Chanaan: le passage
du Jourdain se comprendrait dès lors mieux que le passage du Jabboq;
nous nous trouvons en somme devant le passage d'un lieu neutre; ce passage
est (<fort)) si Jacob doit le conquérir sur le génie du
lieu; il est indifférent, si ce qui importe, c'est la solitude, la
marque de Jacob; mais peut-être y a-t-il la trace mêlée
des deux histoires, ou tout au moins des deux instances narratives: l'une
plus «archaïque)) (au simple sens stylistique du terme) fait
du passage lui-même une épreuve, l'autre plus «réaliste))
donne un air «géographique)) au voyage de Jacob, en mentionnant
les lieux qu'il traverse (sans leur attacher de valeur mythique).
Si l'on reverse sur
cette double séquence ce qui se passe par la suite, à savoir
la Lutte et la Nomination, la double lecture se poursuit, cohérente
jusqu'au bout, en chacune de ses deux versions; rappelons
encore le diagramme:
Si la Lutte sépare le « ne pas passer » et 1'» avoir passé » (lecture folidorisante, mythique), la mutation des Noms correspond au propos même de toute saga étymologique; Si au contraire la Lutte n'est qu'un arrêt entre une position d'immobilité (de méditation, d'élection) et un mouvement de marche, la mutation du Nom a valeur de renaissance spirituelle (de «baptême >). On peut résumer tout ceci en disant que dans ce premier épisode il y a lisibilité séquentielle mais ambiguïté culturelle. Le théologien souffrirait sans doute de cette indécision; l'exégète la reconnaîtrait, en souhaitant que quelque élément, factuel ou argumentatif, lui permette de la faire cesser; l'analyste textuel, il faut bien le dire, si j'en juge par ma propre impression, goûtera cette sorte de friction entre deux intelligibles.
2. La Lutte (v. 25-30). Il nous faut ici encore, pour ce second épisode, partir d'un embarras (je ne dis pas: un doute) de lisibilité – on sait que l'analyse textuelle est fondée sur la lecture plus que sur la structure objective du texte, qui relève davantage de l'analyse structurale; cet embarras tient au caractère interchangeable des pronoms qui renvoient aux deux partenaires de la lutte: style qu'un puriste qualifierait d'embrouillé, mais dont le flou ne gênait sans doute pas la syntaxe hébraïque. Qui est «quelqu'un »? En restant au niveau du v. 26, est-ce «quelqu'un» qui ne parvient pas à maîtriser Jacob, ou Jacob qui ne peut maîtriser ce quelqu'un? Le « il » de « il ne le maîtrisait pas » (26) est-il le même que le « il » de <il dit)) (27)? Sans doute tout finit-il par s'éclaircir, mais il y faut en quelque sorte un raisonnement rétroactif, de type syllogistique: Tu as vaincu Dieu. Or celui qui te parle est celui que tu as vaincu. Donc celui qui te parle est Dieu. L'identification des partenaires est oblique, la lisibilité est détournée (d'où parfois des commentaires qui touchent au contre-sens; celui-ci par exemple: «Il lutte avec l'Ange du Seigneur et, terrassé, en obtient la certitude que Dieu est avec lui »).
Structuralement, cette
amphibologie, même si elle s'éclaircit par la suite, n'est
pas insignifiante; ce n'est pas, à notre avis (qui, je le répète,
est un avis de lecteur présent), un simple embarras d'expression
dû à un style rude, archaïsant; elle est liée à
une structure paradoxale de la lutte (paradoxale par rapport au stéréotype
des combats mythiques). Pour bien apprécier le paradoxe dans sa finesse
structurale, maginons un instant une lecture endoxale (et non plus paradoxale)
de Îépisode: A lutte avec B, mais ne parvient pas à le
maîtriser; pour
emporter la victoire coûte
que coûte, A recourt alors à une technique exceptionnelle,
soit qu'il s'agisse d'un coup bas, peu loyal et pour tout dire interdit (la
« manchette » dans le combat de catch), soit que ce coup, tout
en restant correct, suppose une science secrète, un «truc))
(c'est le «coup)) de Jarnac); un tel coup, dit en général
« décisif », dans la logique même du récit,
emporte la victoire de qui le donne:
la marque dont ce coup
est structuralement l'objet ne peut se concilier avec son inefficacité:
il doit, de par le dieu du récit, réussir. Or ici c'est le
contraire qui se passe: le coup décisif échoue; A, qui l'a
porté, n'est pas vainqueur: c'est le paradoxe structural. La séquence
prend alors un cours inattendu:
On notera que A (peu
importe, du point de vue de la structure, que ce soit quelqu'un, un homme,
Dieu ou l'Ange) n'est pas à proprement vaincu, mais bloqué;
pour que le blocage soit donné pour une défaite, il faut l'adjonction
d'une limite de temps: c'est le lever du jour (« car l'aurore est
levée ", 27); cette notation reprend le v. 25 (« jusqu'au lever
de l'aurore »), mais cette fois-ci dans le cadre explicite d'une structure
mythique: le thème du combat nocturne est structuralement justifié
par le fait qu'à un certain moment, prévu à l'avance
(comme l'est le lever du soleil, et comme l'est le délai d'un combat
de boxe), les règles de la lutte ne seront plus valables: le jeu
structural cessera, le jeu surnaturel aussi (les « démons »
se retirent à l'aube). On voit par là que c'est dans un combat
«régulier)) que la séquence installe une lisibilité
inattendue, une surprise logique: celui qui détient la science, le
secret, la spécialité du coup, est cependant vaincu. Autrement
dit, la séquence elle-même, tout actionnelle, tout anecdotique
qu'elle soit, a pour fonction de déséquilibrer les partenaires
du combat, non seulement par la victoire inattendue de l'un sur l'autre,
mais surtout (comprenons bien la finesse formelle de cette surprise) par
le caractère
illogique, inversé,
de cette victoire; autrement dit (et nous retrouvons ici un terme éminemment
structural, bien connu des linguistes), la lutte, telle qu'elle s'inverse
en son déroulement inattendu, marque l'un des combattants: le plus
faible vainc le plus fort, en échange de quoi il est marqué
(à la hanche).
Il est plausible (mais ici nous sortons quelque peu de la pure analyse structurale et approchons l'analyse textuelle, qui est vision sans barrières des sens) de remplir ce schéma de la marque (du déséquilibre) par des contenus de type ethnologique. Le sens structural de l'épisode, rappelons-le encore, est le suivant: une situation d'équilibre (la lutte à son départ) – cette situation est nécessaire à tout marquage: l'ascèse ignacienne par exemple a pour fonction d'installer l'indifférence de la volonté, qui permet la marque divine, le choix, l'élection – est troublée par la victoire indue de l'un des partenaires: il y a inversion de la marque, il y a contre-marque. Reportons-nous alors à la configuration familiale: traditionnellement, la ligne des frères est en principe équilibrée (ils sont tous situés au même niveau par rapport aux parents); l'équigéniture est normalement déséquilibrée par le droit d'aînesse: l'aîné est marqué; or, dans l'histoire de Jacob, il y a inversion de la marque, il y a contre-marque: c'est le cadet qui supplante l'aîné (Gen. 27. 36), prend le frère au talon pour faire rétrograder le temps, c'est le cadet Jacob qui se marque lui-même. Jacob venant de se faire marquer dans sa lutte avec Dieu, on peut dire en un sens que A (Dieu) est le substitut du Frère aîné, qui se fait une fois de plus vaincre par le cadet: le conflit avec Esaü est déplacé (tout symbole est un de'placement; si la <c lutte avec l'Ange » est symbolique, c'est qu'elle a déplacé quelque chose). Le commentaire – pour lequel je suis insuffisamment armé – aurait ici sans doute à élargir l'interprétation de cette inversion de marque: en la plaçant, soit dans un champ historico-économique – Esaù est l'éponyme des Edomites; il y avait des liens économiques entre les Edomites et les Israélites; peut-être a-t-on figuré ici un renversement de l'alliance, le lancement d'une nouvelle ligue d'intérêts? – soit dans le champ symbolique (au sens psychanalytique) – l'Ancien Testament semble être le monde, moins des Pères, que des Frères ennemis: les aînés sont évincés au profit des cadets; Freud avait signalé dans le mythe des Frères Ennemis le thème narcissique de la plus petite différence: le coup à la hanche, à ce mince tendon, n'est-il pas une plus petite différence? Quoi qu'il en soit, dans cet univers, Dieu marque les cadets, il agit en contre-nature: sa fonction (structurale), c'est de constituer un contre-marqueur.
Pour en finir avec cet épisode très riche de la Lutte, de la Marque, je voudrais faire une remarque de sémiologue. On vient de voir que dans le binaire des combattants, qui est peut-être le binaire des Frères, le cadet est marqué à la fois par l'inversion du rapport attendu des forces et par un signe corporel, la claudication (ce qui n'est pas sans rappeler oedipe, le Pied Enflé, le Boiteux). Or la marque est créatrice de sens; dans la représentation phonologique du langage, 1'» égalité)> du paradigme est déséquilibrée au profit d'un élément marqué, par présence d'un trait qui reste absent de son terme corrélatif et oppositionnel: en marquant Jacob (Israël), Dieu (ou le Récit) permet un développement anagogique de sens: il crée les conditions formelles de fonctionnement d'une « langue» nouvelle, dont l'élection d'Israël est le « message ». Dieu est un logothète, Jacob est ici un «morphème)) de la nouvelle langue.
3. Les Nominations ou les Mutations (v. 28-33). La dernière séquence a pour objet l'échange des noms, c'est-à-dire la promotion de nouveaux statuts, de nouveaux pouvoirs; la Nomination est évidemment liée àla Bénédiction: bénir (recevoir l'hommage d'un suppliant à genoux) et nommer sont actes de suzerain. Il y a deux nominations:
La mutation porte sur
des Noms; mais en fait, c'est tout l'épisode qui fonctionne comme
la création d'une trace multiple: dans le corps de Jacob, dans le
statut des Frères, dans le nom de Jacob, dans le nom du lieu, dans
l'alimentation (création d'un tabou alimentaire: toute
l'histoire peut être
aussi interprétée a minimo comme la fondation mythique d'un
tabou). Les trois séquences que nous avons analysées sont
homologiques: il s'agit dans les trois cas d'un passage: du lieu, de la ligne
parentale, du nom, du rite alimentaire: tout cela restant très proche
d'une activité de langage, d'une transgression des règles du
sens.
Telle est l'analyse
séquentielle (ou actionnelle) de notre épisode. Nous avons
essayé, on l'a vu, de toujours rester au niveau de la structure,
c'est-à-dire de la corrélation systématique des termes
dénotant une action; s'il nous est arrivé de faire mention
de certains sens possibles, cela n'a pas été pour discuter
de la probabilité de ces sens, mais plutôt pour montrer comment
la structure « dissémine » des contenus – que
chaque lecture peut prendre à son compte. Notre objet n'est pas le
document philologique ou historique, détenteur d'une vérité
à trouver, mais le volume, la signifiance du texte.
II L'ANALYSE STRUCTURALE
L'analyse structurale du récit étant déjà en partie constituée (par Propp, Lévi-Strauss, Greimas, Bremond), je voudrais, pour finir –m'effaçant davantage – confronter notre texte avec deux pratiques d'analyse structurale, pour montrer l'intérêt de ces pratiques – bien que mon propre travail s'oriente d'une façon quelque peu différente (Mon travail sur la nouvelle de BALZAC Sarrasine (S/z, Paris i 970) appartient plus à l'analyse textuelle qu'à l'analyse structurale.) l'analyse actantielle de Greimas et l'analyse fonctionnelle de Propp.
1. Analyse actantielle. La grille actantielle conçue par Greimas (surtout A. J. GREIMAS, Sémantique structurale, Paris 1966, et Du sens, Paris 1970.) - et dont, au dire même de l'auteur, il faut user avec prudence et souplesse - répartit les personnages, les acteurs d'un récit en six classes formelles d'actants, définis par ce qu'ils font statutairement et non par ce qu'ils sont psychologiquement (l'actant peut réunir plusieurs personnages, mais aussi un seul personnage peut réunir plusieurs actants; il peut être aussi figuré par une entité inanimée). La Lutte avec l'Ange constitue un épisode bien connu des récits mythiques: le passage d'obstacle, l'Epreuve. Au niveau de cet épisode (car pour toute la geste de Jacob ce serait peut-être différent), les actants se « remplissent» de la façon suivante: Jacob est le Sujet (sujet de la demande, de la quête, de l'action); l'Objet (de cette même demande, quête, action) est le passage du lieu gardé, défendu, du torrent, du Jabboq; le Destinateur, celui qui met en circulation l'enjeu de la quête (à savoir le passage du torrent) est évidemment Dieu; le Destinataire est encore Jacob (deux actants sont ici présents dans une même figure); l'Opposant (celui ou ceux qui entravent le Sujet dans sa quête) est Dieu lui-même (c'est lui qui, mythiquement, garde le passage); l'Adjuvant (celui ou ceux qui aident le Sujet) est Jacob, qui s'aide lui-même par sa propre force, légendaire (trait indiciel, comme nous l'avons vu).
On voit tout de suite
le paradoxe, ou tout au moins le caractère anomique de la formule:
que le sujet soit confondu avec le destinataire est banal; que le sujet
soit son propre adjuvant est plus rare; cela se produit ordinairement dans
les récits, les romans « volontaristes»; mais que le
destinateur soit l'opposant, cela est très rare; il n'y a qu'un type
de récit qui puisse mettre en scène cette formule paradoxale:
les récits qui
relatent un chantage; certes, si l'opposant n'était que le détenteur
(provisoire) de l'enjeu, il n'y aurait rien d'extraordinaire:
c'est le rôle de
l'opposant de défendre la propriété de l'objet que
le héros veut conquérir: ainsi du dragon qui garde un passage;
mais ici, comme dans tout chantage, Dieu, en même temps qu'il garde
le torrent, dispense la marque, le privilège. On le voit, la formule
actantielle de notre texte est loin d'être pacifiante: elle est structuralement
très audacieuse – ce qui correspond bien au « scandale»
figuré par la défaite de Dieu.
2. Analyse fonctionnelle.
On le sait, Propp le premier' a établi la structure du conte populaire,
en y distribuant des fonctions 2, ou actes narratifs; les fonctions, selon
Propp, sont des éléments stables, leur nombre est limité
(une trentaine), leur enchaînement est toujours identique, même
si parfois certaines fonctions sont absentes de tel ou tel récit.
Or il se trouve – c'est ce qu'on va voir à l'instant –1
V. Propp, Morphologie du conte, Paris 1970.
Le mot <fonction
» est malheureusement toujours ambigu; nous l'avons employé
au début pour définir l'analyse actantielle qui juge du personnage
par son rôle dans l'action (ce qui est bien sa « fonction ");
dans la terminologie de Propp, il y a déplacement du personnage sur
l'action elle-même, saisie en tant qu'elle est reliée à
ses voisines.
que notre texte honore
d'une façon parfaite une portion du schéma fonctionnel mis
au jour par Propp: cet auteur n'aurait pu imaginer application plus convaincante
de sa découverte.
Dans une section préparatoire
du conte populaire (tel que l'a analysé Propp), il se produit obligatoirement
une absence du héros; et c'est déjà ce qui se passe
dans la geste de Jacob: Isaac envoie Jacob loin de son pays, chez Laban
(Gen. 28. 2 et 5). Notre épisode commence véritablement au
n0 15 des fonctions narratives de Propp; nous coderons donc de la façon
suivante, en manifestant à chaque fois le parallélisme impressionnant
du schéma de Propp et du récit de la Genèse:
Il y a d'autres points
de parallélisme. Dans la fonction 14, chez Propp, le héros
reçoit un objet magique; pour Jacob, ce talisman est sans doute la
bénédiction qu'il prend par surprise à son père
aveugle (Gen. 27). D'autre part, la fonction 29 met en scène la transfiguration
du Héros (par exemple,
la Bête se transforme en beau seigneur); cette transfiguration semble
bien présente dans le changement du Nom (Gen. 32. 29) et la renaissance
qu'elle implique. Sans doute le modèle narratif imprime à
Dieu le rôle du Méchant (son rôle structural: il ne s'agit
pas d'un rôle psychologique): c'est que, dans l'épi sode de
la Genèse, se laisse lire un véritable stéréotype
du conte populaire: le passage difficile d'un gué gardé par
un génie hostile. Une autre similitude avec le conte, c'est que,
dans les deux cas, les motivations des personnages (leur raison d'agir) ne
sont pas notées: l'ellipse des notations n'est pas un fait de style,
c'est un caractère structural, pertinent, de la narration. L'analyse
structurale, au sens strict du terme, conclurait donc avec force que la
Lutte avec l'Ange est un véritable conte de fées – puisque
selon Propp tous les contes de fées appartiennent à la même
structure: celle qu'il a décrite.
On le voit, ce que
l'on pourrait appeler l'exploitation structurale de l'épisode est
très possible: elle s'impose même. Je dirai cependant pour
finir, que ce qui m'intéresse le plus dans ce passage célèbre,
ce n'est pas le modèle « folkloriste », ce sont les frottements,
les ruptures, les discontinuités de lisibilité, la juxtaposition
des entités narratives qui échappent quelque peu à
une articulation logique explicite: on a affaire ici (c'est du moins pour
moi la saveur de la lecture) à une sorte de montage métonymique:
les thèmes (Passage, Lutte, Nomination, Rite alimentaire) sont combinés,
et non pas <(développés ». Cet abrupt, ce caractère
asyndétique du récit est bien énoncé par Osée
(12. 4):
« Dès
le sein maternel, il supplanta son frère // dans sa vigueur il lutta
avec l'Ange et eut le dessus.»
La logique métonymique,
nous le savons, est celle de l'inconscient. C'est donc peut-être de
ce côté qu'il faudrait poursuivre la recherche, c'est-à-dire,
je le répète, la lecture du texte, sa dissémination,
non sa vérité. Certes, on risque alors d'affaiblir la portée
économîcohistorique de l'épisode (elle existe certainement,
au niveau des échanges de tribus et des problèmes de pouvoir);
mais aussi elle renforce l'explosion symbolique du texte (qui n'est pas
forcément d'ordre religieux). Le problème, du moins celui que
je me pose, est en effet de parvenir à ne pas réduire le Texte
à un signifié, quel qu'il soit (historique, économique,
folklorique ou kérygmatique), mais à maintenir sa signifiance
ouverte.