2003

Une nouvelle formation post-grade en études asiatiques unique en Suisse

Alors que la Chine n'en finit pas de s'éveiller sous nos yeux et de se développer rapidement, la connaissance que nous avons de ce géant asiatique reste très superficielle. Cela est également vrai pour le Japon, l'Inde ou le Sud-est asiatique. Dès la prochaine rentrée académique, un Diplôme d'études supérieures spécialisées (DESS) interdisciplinaire en études asiatiques permettra aux étudiants licenciés de combler cette lacune. Premier du genre en Suisse, cet enseignement post-grade appréhendera les aspects géo-culturels, socio-économiques et les multiples visages de l'Asie, dans une perspective à la fois historique et contemporaine, théorique et pratique, en privilégiant l'approche pluridisciplinaire.

Entretien avec Philippe Régnier, directeur du Centre de recherche sur l'Asie moderne

 

Le DESS en études asiatiques propose des cours de chinois et de japonais. Envisagez-vous d'étendre votre offre à d'autres langues asiatiques importantes comme l'hindi ou le coréen?
Philippe Régnier: Dans un premier temps, nous ferons preuve d'une certaine flexibilité. Si un étudiant est très motivé par l'apprentissage de l'hindi, nous lui proposerons de poursuivre cette voie à Genève ou ailleurs, à l'Université de Lausanne, par exemple, qui dispense des cours d'hindi et de sanscrit. Même chose pour le coréen ou l'indonésien, à condition que les cours suivis soient sérieux et reconnus. Le problème est que l'offre universitaire en langues orientales n'est pas très étoffée en Suisse. Ainsi, il y avait une chaire de coréen à Zurich, tenue par une professeure brillante, mais elle a été supprimée pour des raisons budgétaires cantonales.

Vous n'avez pas inclus dans votre cursus toute la région du Proche et du Moyen Orient. Quelles seront les possibilités pour les étudiants intéressés par cette région?
Un DESS sur les mondes arabe et musulman a été créé l'an dernier par les Universités de Genève et de Lausanne, ainsi que par l'IUED, avec une approche plus axée sur la culture et la religion. Il était donc logique que nous nous répartissions les tâches. Nous travaillons en complémentarité et il est même envisageable de créer des passerelles entre les deux diplômes, par exemple dans le domaine de l'apprentissage de la langue arabe.

Les étudiants souhaitant effectuer un séjour de formation en Asie, comme le prévoit ce DESS, pourront-ils bénéficier d'un financement?
Ce DESS n'est pas professionnalisant. Nous allons cependant faire tout notre possible. Dans un premier temps, nous aimerions financer le billet d'avion. Puis, à terme, également les frais de séjour, au moins en partie. Nous allons tenter de trouver des soutiens privés, mais c'est un travail de longue haleine. Point attractif pour les étudiants: nous pouvons déjà compter sur tout un réseau que l'Unige, l'UIED et les enseignants de ce DESS ont tissé avec des universités et autres institutions de recherche en Asie.

Quel est l'état des relations entre la Suisse et l'Asie?
La relation est surtout commerciale et ce depuis la fin du XIXe siècle. Peu de Genevois savent que l'Asie est le deuxième partenaire commercial du canton, après l'Union européenne, et loin devant l'Amérique du Nord. Cette région est le second ou troisième partenaire économique de la Suisse selon les secteurs. Notre petit pays est aussi, au prorata de sa population, l'un des investisseurs européens les plus importants dans cette partie du monde: au Japon, elle se situe même au 3e ou 4e rang des pays de l'OCDE. La montée en puissance de la Chine, de l'Inde et d'autres pays ou régions de l'Asie offre d'immenses possibilités. En sens inverse, la Suisse pacifique et ses vertes prairies représente l'un des pays européens les plus attractifs pour les touristes asiatiques.

Alors que l'Europe cherche à s'émanciper de la tutelle américaine, pensez-vous que l'Asie puisse fournir de nouvelles alliances aux pays du Vieux continent?
On a effectivement assisté dans le cadre de la crise irakienne à un jeu à quatre entre la France, l'Allemagne, la Chine et la Russie pour tenter de résister aux Etats-Unis. Mais, à mon avis, ce type d'alliances restera très circonstanciel. Ce ne sont pas tellement les moyens qui font défaut mais, surtout en Europe occidentale, l'ambition commune de créer une superpuissance alternative. Pour la Chine et surtout pour la Russie, il serait très contre-productif de s'opposer durablement aux Etats-Unis, dont ces pays ont besoin sur le plan économique et technologique.

On entend pourtant souvent dire que la Chine sera la grande puissance du XXIe siècle…
Je trouve ce genre de discours un peu simpliste. Le potentiel économique est évident, mais c'est un pays qui devra résoudre d'énormes problèmes de sous-développement. D'un point de vue géostratégique, la Chine a rarement été une puissance agressive et expansionniste. Elle a plutôt cherché à étendre son influence par le rayonnement de sa civilisation, par une diplomatie habile et par ses talents commerciaux. Il est vrai que, d'ici 20 à 30 ans, la Chine deviendra le premier producteur industriel du monde. Mais il faut être prudent lorsque l'on manie ce genre de données. D'une part, elle est en train de s'amarrer aux autres partenaires de l'économie mondiale par le commerce et des flux considérables d'investissements étrangers: elle devient donc chaque jour un peu plus interdépendante vis-à-vis du reste du monde. D'autre part, on ne connaît pas avec certitude quels seront tous les attributs de la superpuissance dans 50 ans. Les services l'emporteront-ils sur l'industrie? Qui sera en mesure de maîtriser la recherche et les nouvelles technologies? Enfin, la capacité militaire chinoise aura-t-elle rejoint des niveaux équivalents ou supérieurs à la superpuissance américaine, et à quel prix?

La dichotomie Orient/Occident semble plus que jamais d'actualité. Comment voyez-vous cette relation?
Sans forcément aller dans le sens du "choc des civilisations" cher à Samuel Huntington, il paraît capital, face à la résurgence des extrémismes politiques et religieux tant en Occident qu'en Orient, de former les étudiants à l'interculturalité. Non pas pour défendre une vision passéiste de la société, mais pour montrer comment les cultures évoluent. Pour comprendre l'islam aujourd'hui, par exemple, il est nécessaire de rejeter les préjugés et de saisir la richesse et la grande diversité de cette religion. Ainsi, rien qu'en Indonésie, un musulman de Sumatra nord est très différent d'un musulman de Java central. Nos regards sur l'Orient nous incitent aussi à réfléchir sur nos propres valeurs. C'est pour cette raison que nous tenons à aborder, dans le cadre du DESS, l'aspect culturel et linguistique, en collaboration avec la Faculté des lettres. Les différences entre les peuples commencent en effet à s'exprimer à travers les langues. Ces dernières années s'est développé tout un jargon international d'inspiration anglo-saxonne, qui n'est pas sans poser des problèmes dépassant de loin celui de la traduction. Essayez par exemple de traduire le terme onusien "gouvernance" dans les différentes langues orientales…. Les concepts occidentaux ne se retrouvent pas ipso facto dans les modes orientaux de pensée, songeons par exemple à la notion de croissance ou de progrès.

Vous avez dû pas mal batailler pour imposer l'idée d'un post-grade en études asiatiques. Quel a été le facteur décisif?
A tort, l'Asie n'est pas toujours perçue comme une priorité vitale pour l'avenir des Européens, et l'étude interdisciplinaire d'aires géo-culturelles ne fait pas toujours consensus en Suisse et en Europe continentale, contrairement aux mondes universitaires anglo-saxons ou japonais. Il est vrai que la création de ce diplôme post-grade a nécessité des efforts constants depuis 1995-96 au sein d'un noyau d'une dizaine de spécialistes présents à Genève, dont les professeurs J.F. Billeter, M. Ninomiya et N. Zufferey à la Faculté des lettres, et le professeur J. Krishnakumar en SES. Au soutien infaillible dès les premières heures du directeur de l'IUED, Jean-Luc Maurer, ou du secrétaire général de l'Université, André Vifian, est venu s'ajouter celui d'autres personnalités comme le vice-recteur Jean Kellerhals. Un élément décisif a été le voyage du recteur Maurice Bourquin en Chine l'an dernier aux côtés du Secrétaire d'Etat Charles Kleiber. Le recteur a été très impressionné par le développement scientifique et technologique de ce grand pays. Il est rentré convaincu de la nécessité de consacrer à Genève et en Suisse davantage de moyens à la formation et à la recherche sur l'Asie et ce en collaboration avec cette région-clé du XXIe siècle.

Présentation du diplôme

 

Ce nouveau diplôme s'adresse à des personnes titulaires d'une licence (ou équivalent) en sciences humaines ou sociales, désirant s'orienter vers une carrière en relation avec l'Asie, que ce soit au sein d'administrations publiques, d'entreprises privées, de représentations diplomatiques ou d'organisations gouvernementales et non-gouvernementales.

Le DESS en études asiatiques propose une formation en 90 crédits ECTS sur trois semestres. Durant la première année, les participants seront amenés à s'initier à une langue asiatique (chinois ou japonais), tout en choisissant 4 modules thématiques parmi un éventail abordant l'histoire, l'analyse économique et sociale du continent, la civilisation et la littérature, les questions liées au développement, la place de l'Asie dans la géopolitique régionale et mondiale. Le troisième semestre permettra aux étudiants d'affiner leur approche, à travers un séjour de recherche ou un stage dans un pays asiatique, et la rédaction d'un mémoire.

Cette nouvelle formation, élaborée conjointement par les Facultés des SES et des lettres, ainsi que par l'IUED, regroupera les nombreuses compétences que l'on trouve à Genève dans ce domaine. Elle fera aussi appel à des experts d'universités étrangères et d'organisations internationales. Dans la perspective de la mise en œuvre de la déclaration de Bologne, le DESS en études asiatiques sera probablement appelé à se transformer en un Master interdisciplinaire euro-compatible. Il est également prévu de développer une école doctorale d'ici deux à trois ans.

La mise en place de ce diplôme a mobilisé de nombreuses énergies et marque une étape décisive dans le développement des études sur l'Asie à l'Université de Genève. Une première étape fut, en 1972, la création d'un cours de civilisation chinoise donné dans le cadre du Département d'histoire. Il fallut toutefois attendre 1976, avec la création de l'Unité de japonais, suivie la même année par celle de chinois, pour que l'Université propose des filières complètes d'études asiatiques. Il faut également rappeler que l'IUHEI a joué un rôle pionnier en créant, dès 1971, un Centre de recherche sur l'Asie moderne (CRAM), soutenu depuis 1987 par l'IUED. A noter enfin que bien avant les études sur l'Extrême Orient, l'Unité d'arabe a vu le jour en 1964 déjà.

Pour en savoir plus:
Site du DESS Asie

8 avril 2003
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