27 mai 2021 - Jacques Erard

 

Analyse

L’innovation démocratique à l’épreuve du réel

La démocratie nécessite d’être entretenue et approfondie, faute de quoi elle se fragilise. Ce constat amène les théoricien-nes de la politique à imaginer de nouveaux formats pour encourager la participation démocratique et favoriser l’intégration de segments de la population peu représentés sur le plan politique. Banc d’essai dans la ville de Vernier, où un projet pilote a été mené par des chercheurs de l’UNIGE en collaboration avec la Commune.

 

 

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Quartier des Avanchets à Vernier. Avec un taux de 44% (en 2017), la commune affiche une des proportions d’étrangers/ères parmi les plus élevées de Suisse. Photo: Yannick Bailly/KEYSTONE


Comment susciter l’intérêt pour la chose publique chez des personnes qui ont le sentiment d’en être exclues, soit parce qu’elles se considèrent incompétentes ou en porte-à-faux avec le monde politique, soit parce qu’elles ne disposent pas des droits civiques leur permettant de faire entendre leur voix? Cette question a occupé des chercheurs de I’Institut d’études de la citoyenneté (InCite) – le professeur Matteo Gianni et son collaborateur Victor Sanchez-Mazas –, dans le cadre d’un mandat confié en 2017 par le Bureau de l’intégration des étrangers de l’État de Genève. Ce projet pilote visait à mettre en place, en collaboration avec la Ville de Vernier, des formats innovants de forum politique pour favoriser l’intégration des résident-es étrangers/ères établi-es depuis moins de huit ans dans la commune et par conséquent exclu-es de toute autre participation politique.

 

Les chercheurs ont retenu trois axes dans leur réflexion sur le type d’assemblée participative le mieux adapté aux objectifs fixés. Il s’agissait tout d’abord de mettre l’accent sur la dimension délibérative qui est au cœur du processus démocratique: apprendre à trouver des convergences en partant de positions opposées et aboutir à des propositions que l’ensemble des participant-es considère comme légitimes en vertu d’un accord. Deuxième aspect, il était impératif aux yeux des chercheurs que ces délibérations aboutissent à des retombées tangibles, afin que le processus soit véritablement perçu comme un facteur de reconnaissance de la part d’une population souvent marginalisée et vulnérable. Enfin, dans le but d’obtenir une réelle plus-value en termes d’intégration, il fallait éviter de mettre sur pied une assemblée faite sur mesure uniquement pour le groupe cible des résident-es étrangers/ères, et créer plutôt une institution inclusive, ouverte aussi bien aux Suisses qu’aux étrangers/ères.

Trois tables délibératives ont été aménagées sur la base de ces critères lors d’une assemblée constitutive en mai 2019, qui a été l’occasion pour les autorités de la Ville de Vernier de présenter le projet à un public constitué d’environ 250 habitant-es de la commune. Ce moment de rencontre a également permis de définir trois thématiques sur lesquelles les participant-es souhaitaient délibérer: aménagement du territoire, insertion et intégration, solidarité et entraide. Chaque table se consacrant à l'une de ces thématiques. Le projet prévoyait aussi un encadrement, en recourant à des facilitateurs/trices professionnel-les.

 

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Assemblée constituante du projet "Conseil des habitant-es", en mai 2019. Photo: Laurent Tischler/BIE

Cette phase pilote a pris fin le 12 mai dernier lors d’une séance de clôture au cours de laquelle les autorités ont exprimé leur volonté de donner suite aux différentes propositions qui ont émané des délibérations. Entre-temps, les participant-es se sont réuni-es à cinq ou six occasions entre mai 2019 et décembre 2020, en dépit de la crise sanitaire qui a tout de même compliqué les échanges et les discussions.

À l’heure du bilan, les deux chercheurs mettent l’accent sur la richesse des enseignements qu’ils tirent de cette expérience. Un rapport d’évaluation indépendant réalisé à l’intention du BIE fait ressortir un réel succès en termes de participation, puisque 67,5% des personnes interrogé-es par les auteurs du rapport estiment avoir joué un rôle actif dans les discussions et 65% se sont déclaré-es satisfait-es du déroulement des tables (22,5% plutôt satisfait-es). Mais l’enquête permet également de déceler les difficultés qui sont apparues lorsqu’il s’est agi de traduire dans la réalité les objectifs théoriques que s’étaient fixés les chercheurs, notamment pour atteindre le public-cible. Selon le rapport, en effet, 62,5% des répondant-es étaient de nationalité suisse, et parmi les 37,5% d’étrangers/ères, seuls 33% résidaient depuis moins de huit ans dans la commune de Vernier.

Les chercheurs avaient aussi prévu que les tables s’insèrent dans un projet plus large de citoyenneté urbaine, à travers l’accès à l’information politique et en effectuant un travail de sensibilisation à l’importance des enjeux démocratiques au niveau local. Faute de temps, de ressources et en raison du contexte sanitaire, une bonne partie de ces dispositifs n’ont cependant pas pu être mis en place. «L’esprit du projet a malgré tout été conservé, grâce à l’engagement et au sérieux dont ont fait preuve les autorités de Vernier», souligne Matteo Gianni.

 

Aller au contact de la population

Principal constat: lancer un processus d’institutionnalisation démocratique prend du temps, cela nécessite beaucoup d’investissement de la part des différent-es acteurs et actrices concerné-es et il faudra vraisemblablement reprendre l’ouvrage pour parvenir à gommer les écueils rencontrés lors de cette expérience pilote en termes de représentativité et de format des débats.

«La vaste majorité des participant-es au projet ayant reçu une formation tertiaire et étant déjà intéressée par un engagement citoyen, il faut trouver le moyen de mieux atteindre les poches de la population qui se sentent exclues du débat démocratique, estime le professeur. Il était extrêmement délicat de refuser l’accès à la participation sur la base de critères socio-éducatifs. Nous n’avions guère de maîtrise sur ces paramètres. L’équilibre a été respecté en termes de genre. Par contre, peu de jeunes ont répondu présent. Peut-être qu’un tirage au sort aurait permis de disposer d’un panel plus représentatif. Mais je crois surtout qu’il faut davantage aller au contact de ces personnes, y compris de celles qui font preuve d’une défiance viscérale à l’égard du monde politique, en s’appuyant sur les relais locaux, comme les maisons de quartier et les associations: prendre le temps d’expliquer, d’engager la discussion et de convaincre des bénéfices de la participation. Il est tout-à-fait concevable de ne pas vouloir s’intéresser à la chose publique. Mais c’est une chose de s’exclure en ayant la possibilité de participer, c’en est une autre de s’exclure parce qu’on ne se sent pas à la hauteur ou parce que la possibilité n’existe pas.»

 

Susciter le débat

Pour Victor Sanchez-Mazas, le format des discussions des tables délibératives demande aussi à être corrigé. «Il y a eu à mon sens trop de propositions qui ont émergé, estime le chercheur. C’est le signe que les débats ont été très consensuels, chacun-e pouvant s’identifier à l’une ou à l’autre de ces propositions. Il aurait été préférable que les discussions se focalisent sur une ou deux idées fortes, quitte à ce que cela suscite des désaccords et des échanges d’arguments, ce qui représente aussi l’un des enjeux de l’exercice.»

Quant aux éventuelles décisions politiques auxquelles ce projet pourrait donner lieu, la Ville de Vernier a indiqué, le 12 mai, son intention d’apporter des réponses concrètes. Celles-ci devraient intervenir d’ici à la fin de l’année. La présence de deux conseillers administratifs de la Ville de Vernier et d’un conseiller d’État lors de la séance de clôture a d’ores et déjà envoyé un message très positif, se réjouissent les chercheurs. Près de 80% des participant-es souhaitent d’ailleurs être associé-es au suivi des autorités.

 

 

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