En juin 2020, l’Université de Genève a décidé de s’emparer de ces questions en mettant sur pied un groupe de réflexion pluridisciplinaire, composé de membres de différentes facultés et présidé par la professeure d’éthique biomédicale Samia Hurst-Majno. Des invité-es d’autres institutions et de la société civile ont contribué aux réflexions du groupe. La mission de ce collectif était de se pencher sur l’héritage scientifique de l’Université et sur la place accordée aux figures historiques dans l’espace public.
L’UNIGE publie aujourd’hui le rapport du groupe de réflexion. En une trentaine de pages et une série d’annexes, ce document clarifie tout d’abord la position de l’UNIGE sur son héritage. Les valeurs actuelles de l’Université de Genève correspondent à celles exposées dans le Plan stratégique de l’Université et la Charte d’éthique et de déontologie de l’institution: respect des droits humains et de la personne, sensibilité aux diverses cultures, recherche de la vérité, liberté académique, égalité des chances, responsabilité sociale, etc. Or, certaines figurations dans l’espace public genevois, tout en étant des témoignages historiques, sont en contradiction avec ces valeurs de manière suffisamment importante pour devenir problématiques, souligne le rapport.
Un personnage – qui a été à l’origine des premières manifestations concrètes d’interrogations sur la légitimité des figurations dans l’espace public en 2009 lors des célébrations du 450e anniversaire de l’UNIGE, puis en 2020 à travers une pétition émanant du milieu étudiant – illustre parfaitement cette complexité. Carl Vogt, naturaliste du XIXe siècle et citoyen genevois d’adoption, mène, parallèlement à ses activités de scientifique, une carrière politique durant laquelle il soutient avec constance des positions progressistes. Il joue notamment un rôle clé dans la démocratisation de l’enseignement supérieur, en transformant l’ancienne Académie genevoise en une université moderne, aspirant à devenir accessible à toutes les personnes en vertu de leur talent et non pas de leur rang social. Mais son matérialisme empirique l’amène aussi à soutenir des thèses détestables sur la hiérarchie des races et l’infériorité du sexe féminin, à l’instar de nombreux académiciens de son époque. Dans le climat intellectuel de la seconde moitié du XIXe siècle, être un homme de gauche et un raciste n’a rien d’incohérent ou de choquant.
Enseigner le passé de manière complète
Faut-il aujourd’hui continuer à célébrer un tel personnage? Le rapport recense un certain nombre d’outils pour parvenir à une réponse. Parmi ces outils, la notion d’héritage principal (Principal Legacy) représente un élément clé aux yeux de Samia Hurst-Majno: «Les représentations de l’Université dans l’espace public véhiculent des messages, qu’on le veuille ou non. Aujourd’hui, certains de ces messages ne sont pas conformes aux valeurs de l’institution. Au fil du temps, les valeurs qu’une institution souhaite mettre en avant évoluent et ce qu’une personne symbolise peut également changer. Il n’est pas nécessaire qu’une personne soit parfaitement vertueuse pour qu’une institution veuille la célébrer, mais cette institution ne peut pas non plus ignorer des aspects qu’elle réprouve. Lorsque quelqu’un reçoit un héritage, il y a des biens et des dettes. Or, on ne peut pas accepter les biens et refuser les dettes, il faut considérer l’héritage dans son intégralité. La question n’est donc pas tellement de savoir si tel ou tel personnage représente un héritage positif. Les figures historiques célébrées à une époque donnée l’ont souvent été pour des raisons valables. C’est l’héritage négatif qu’il faut considérer. Si cet héritage n’est pas conforme aux valeurs de l’institution, alors il devient très problématique de continuer à le célébrer.»
Reste à savoir comment juger de la gravité de ces aspects problématiques. «Cela dépend de l’ampleur du problème, estime Samia Hurst-Majno. On ne peut pas mettre sur le même plan une phrase discutable, et une œuvre inscrite dans un courant intellectuel qui dans les faits a encouragé des crimes. Cela dit, nous sommes conscient-es de la complexité du problème. Il ne s’agit pas de trouver un algorithme qui va s’appliquer à tous les cas. C’est la raison pour laquelle le groupe de réflexion propose la création d’un forum participatif et inclusif, dont la forme reste à déterminer, qui serait habilité à considérer dans quelle mesure l’héritage est problématique et à faire des recommandations à l’institution. Cela nous tient beaucoup à cœur. Ce forum, qui pourrait aussi accueillir des demandes émanant de l’extérieur de l’Université, ne doit pas s’entendre comme un tribunal des âmes. Il ne s’agit pas de juger la personne en tant que telle, mais la démarche consistant à la célébrer. Lorsque ces questions sont abordées dans le débat public, on brandit souvent l’épouvantail d’une approche iconoclaste ou négationniste qui viserait à rayer le passé. Il n’en est pas question. Nous plaidons au contraire pour enseigner le passé mais de manière complète en cessant d’en nier les aspects dérangeants.»
Une réflexion à faire rayonner dans la cité
Dans une note à propos de Carl Vogt publiée en annexe du rapport, l’historien français Johann Chapoutot, professeur à l’Université Paris Sorbonne, plaide pour une approche historiciste et pédagogique. Faire chuter Carl Vogt de son piédestal, au sens propre comme au sens figuré? Ce serait répondre à une occultation par une autre, estime l’historien: «On n’a longtemps pas vu, pas pu voir, ou pas souhaité voir, ce que cet homme avait de problématique comme référence tutélaire d’une grande université moderne. Répondre à ce long silence par une seconde occultation apparaît peu compatible avec la vocation et les missions d’une université.» Pour Johann Chapoutot, le cas Carl Vogt est plutôt une formidable invitation à faire de l’histoire, à revisiter les fondements de la science et de la culture occidentale des années 1850-1945 et à faire rayonner cette réflexion, à partir de l’Université, dans l’espace de la cité.
En 2015, l’inauguration d’un nouveau bâtiment universitaire au boulevard Carl-Vogt baptisé Uni Carl Vogt, en adéquation avec la toponymie urbaine et après un débat à l’Assemblée de l’Université, suscite quelques réactions hostiles qui vont en s’amplifiant à partir de 2020. Le bâtiment abrite des chercheurs et chercheuses en sciences sociales qui manifestent leur embarras à franchir les portes d’un édifice portant le nom d’un raciste notoire. Le rapport recommande à ce propos d’entamer un processus visant à renommer le bâtiment, ce qui constituerait une première étape pour répondre aux attentes d’une partie du corps académique et des étudiant-es, tout en accompagnant cette démarche d’une réflexion pédagogique sur les héritages problématiques qui soit profitable à l’ensemble de la cité.
«L’Université s’engage à prendre des mesures concrètes dans le sillage de ce rapport, assure le recteur de l’UNIGE, Yves Flückiger. L’idée de renommer le bâtiment d’Uni Carl Vogt, qui semble faire l’objet d’un consensus, pourrait être l’une d’elles. Il me paraît toutefois essentiel de souligner que, dans ce débat, la méthodologie est tout aussi importante, voire plus importante que la décision. C’est une démarche qui doit mobiliser nos compétences académiques et pluridisciplinaires dans une optique participative avec la communauté universitaire et respectueuse de toutes les sensibilités. Il n’y a pas une réponse globale, mais des réponses à examiner au cas par cas.»
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