18 avril 2024 - Léa Jacquat
La poésie s’installe dans la rue
Une toile proposant une lecture croisée de Dante et de Primo Levi s’affiche sur la façade d'Uni Bastions, siège historique de la Faculté des lettres, durant sa rénovation. Une réalisation qui entre dans le cadre du Festival Histoire et Cité.
Photo: UNIGE
Sur une bâche de 20 mètres sur 30, un texte imprimé sur toute la façade en rénovation d'Uni Bastions qui restera visible durant près d’un an: tel est le projet du collectif Poésie-action en vue de replacer la poésie au cœur de la vie sociale. Élaborée dans le cadre du Festival Histoire et Cité dont le thème porte cette année sur la rue, cette œuvre propose une lecture croisée du Chant 26 de «L’Enfer» de Dante, qui raconte la mort d’Ulysse, et du chapitre 11 de Si c’est un homme, dans lequel Primo Levi fait écho à ce même poème.
Réaffirmer la place de la culture
L’objectif est de redonner une place centrale à la culture dans le milieu urbain. Au milieu de l’affichage public omniprésent qui habille les rues de Genève, allant des panneaux publicitaires à la signalisation routière, cette toile offre en effet une expérience esthétique inédite aux passant-es. «Ce projet relève d’une expression démocratique, pose Martin Rueff, professeur à la Faculté des lettres. Il rappelle que la littérature est destinée à chacun-e.» Une volonté d’ouverture au plus grand nombre que renforce le choix d’un poème classique, connu et retravaillé à maintes reprises dans la littérature.
Sur le plan graphique, le groupe Poésie-action, fruit d’une collaboration entre les Activités culturelles et la Faculté des lettres, a imaginé plusieurs niveaux de lecture. Outre le texte originel, des bribes de vers dont Primo Levi se souvient à Auschwitz sont rédigées en italien. D’autres passages forts, inscrits en jaune, débordent du texte pour alimenter d’autres clés de lecture. Cette organisation visuelle propose ainsi aux lecteurs/trices différentes façons de tisser leur lecture, d’engager leur imaginaire.
De multiples rencontres
Ce projet, c’est aussi la rencontre entre l’Histoire et le quotidien des citoyen-nes. La mythologie grecque à travers Ulysse, d’une part, et la Deuxième Guerre mondiale et la Shoah, d’autre part, viennent ainsi converser avec le vécu des lecteurs et lectrices d’aujourd’hui. «Ces thématiques résonnent de manière chaque fois renouvelée, en fonction de l’expérience, de la trajectoire de vie, de la sensibilité de chacun-e», explique Ambroise Barras, conseiller culture à l’Université. Les références à «L’Enfer» font également écho à l’actualité, qu’il s’agisse des nombreux conflits qui sévissent dans le monde ou encore du drame de la migration en Méditerranée, que semble indiquer le naufrage d’Ulysse en mer.
Au-delà de cette lecture historique, les échanges interpersonnels sont également encouragés. À peine la toile déployée, des curieuses et des curieux s’arrêtent, se regardent et, parfois même, se parlent. Le projet crée ainsi, au cœur du trafic citadin, de la vie des terrasses de restaurants et des boutiques, un espace à part dans lequel les citoyen-nes peuvent se rencontrer et échanger autour de la littérature.
Quand Dante et Primo Levi se rejoignent
Dans le Chant 26 de «L’Enfer», Dante évoque la mort d’Ulysse, héros de la mythologie grecque, causée par le naufrage de son navire. Dans le chapitre 11 de Si c’est un homme, ouvrage qui relate son emprisonnement dans un autre enfer, celui d’Auschwitz, Primo Levi se souvient de ce même poème. Accompagnant Pikolo, son camarade d’infortune, sur les routes du camp, il lui récite quelques fragments du texte de Dante dont il réussit à se souvenir. Ce faisant, le déporté a l’«intuition gigantesque» que ces vers apportent un peu de sens à l’expérience dramatique de son enfermement concentrationnaire. Avec cette toile, le public est à son tour invité à se saisir de ces œuvres pour donner davantage de sens au fil de son quotidien.