16 mai 2024 - Anton Vos

 

Analyse

La Suisse tancée pour son inaction climatique

La Cour européenne des droits de l’homme ordonne à la Suisse de prendre des mesures contre le réchauffement. À Berne de décider lesquelles. Décryptage avec Marco Sassòli.

 

 134CEDH-1200.jpg

La Cour européenne des droits de l’homme à Strasbourg. Image: DR


Dans un arrêt du 9 avril dernier, la Grande Chambre de la Cour européenne des droits de l’homme a estimé que la Suisse avait violé l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH) en ne prenant pas de mesures suffisamment efficaces pour atteindre ses objectifs de limitation de l’augmentation de la température globale conformément à l’Accord de Paris de 2015 et atténuer les effets du changement climatique. La Cour a également considéré que la Suisse avait violé l’article 6 de la CEDH en refusant à l’association requérante (Verein KlimaSeniorinnen, les Aînées pour le climat) l’accès à ses tribunaux pour faire valoir ses griefs relatifs au changement climatique. Afin d’éclaircir les tenants et les aboutissants de cet arrêt pionnier à différents égards et qui a fait le tour du monde, la Faculté de droit et la Section suisse de la Commission internationale de juristes ont organisé le 7 mai dernier une conférence sur la question, donnée par Helen Keller, professeure à l’Université de Zurich, suivie d’un débat entre plusieurs professeur-es de la Faculté. Le tout modéré par Marco Sassòli, professeur au Département de droit international public et organisation internationale. Interview.

 

 

134CEDHSassoli.jpg

Marco Sassòli, professeur ordinaire au Département de droit international public et organisation internationale. Image: DR

 

Le Journal: Est-ce que l’arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme a créé la polémique au sein de la Faculté de droit de l’UNIGE?
Marco Sassòli: Pas du tout. Dans la Faculté de droit, tous/tes les collègues concerné-es par la question étaient favorables à la décision de la Cour européenne. Plusieurs intervenant-es de la conférence avaient d’ailleurs contribué à fournir des arguments et des raisonnements pour l’aider à trancher dans ce sens. Deux membres de l’association Aînées pour le climat étaient présentes lors de notre événement et ont apporté leur témoignage. Et le public a posé des questions plutôt techniques. Personne n’a protesté en disant, par exemple, que cet arrêt ne respecte pas la volonté populaire qui s’est exprimée en refusant le premier projet de la loi sur le CO2 lors des votations de juin 2021. Nous n’avons donc pas vraiment eu de débat, mais plutôt une discussion visant à éclaircir les différents aspects de cet arrêt.

Vous avez aidé la Cour européenne à prendre sa décision, dites-vous. De quelle façon?
Je suis membre du comité exécutif de la Commission internationale de juristes et vice-président de sa section suisse, qui a coorganisé la rencontre de la semaine dernière. Les deux avaient soumis ce qu’on appelle une tierce intervention à la Cour européenne. Nous, ainsi qu’une douzaine d’autres organisations non gouvernementales, avons pu transmettre aux juges des arguments en faveur de l’idée que la Suisse avait violé les articles 6 et 8 de la CEDH. À la lecture de l’arrêt, on constate qu’ils ont suivi notre raisonnement.

Est-ce que l’arrêt a provoqué des réactions négatives hors de votre faculté?
Il y en a eu, bien sûr, mais essentiellement en Suisse alémanique. Je n’ai pas entendu beaucoup de critiques en Suisse romande. C’est le volet de l’arrêt concernant l’article 8 de la CEDH qui a fait réagir. Il indique que la Suisse n’a précisé ni les objectifs ni les mesures qu’elle compte prendre pour éviter d’atteindre une situation qui risque d’affecter plus fortement les droits humains que la plupart des autres violations dont la Cour européenne s’occupe. Cela énerve bien sûr des politicien-nes en Suisse. Certain-es veulent carrément dénoncer la CEDH, d’autres appellent à adopter un protocole additionnel pour empêcher la Cour européenne d’élargir ainsi l’interprétation de l’article 8. Ce dernier énonce en effet le droit de toute personne au respect «de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance». Le champ d’application de cette disposition a fortement été étendu par la Cour ces dernières décennies et c’est sous ce titre que la Cour européenne a placé les menaces qui découlent du changement climatique.

Qu’en est-il de l’article 6?
Il donne le droit à un procès régulier sur une partie des prétentions de ce type. Or, le Tribunal fédéral n’est pas entré en matière sur les demandes des Aînées pour le climat. Il faut noter que cette association a obéi à toutes les procédures. Ses membres ont épuisé toutes les instances nationales (Département fédéral de l’environnement, des transports, de l’énergie et de la communication, le Tribunal administratif fédéral et, enfin, le Tribunal fédéral). Les requérantes suisses ont donc fait tout juste, ce qui a donné l’occasion à la Cour de Strasbourg de se prononcer sur le fond. Ce n’était pas le cas dans d’autres affaires concernant le même sujet et qui étaient présentées en même temps aux juges européen-nes.

Lesquelles?
Il y a notamment celle d’un ancien maire français dont le corequérant avait déjà eu gain de cause devant le Conseil d’État de son pays, et dont l’argumentation était fondée sur les risques que représentaient les changements climatiques dans sa commune en particulier. Mais on ne peut pas, en tant que maire, faire valoir les droits humains des habitant-es de sa commune. En tant qu’individu, le maire aurait pu les faire valoir, mais il n’y habitait plus et n’était donc plus personnellement affecté. La Cour n’est pas entrée en matière. Le cas portugais, en revanche, est intéressant.

De quoi s’agit-il?
La demande venait de jeunes qui avaient déposé leur requête pas seulement contre le Portugal, mais contre tous les États membres du Conseil de l’Europe. C’est une question intéressante, car il est indéniable que les gaz à effet de serre produits n’importe où ont un impact sur le reste du monde et donc, aussi, sur les jeunes du Portugal. La Cour a néanmoins estimé que ces derniers/ères n’étaient pas placé-es sous la juridiction de ces autres États et n’est pas non plus entrée en matière. Les requérant-es n’avaient d’ailleurs pas épuisé tous les recours nationaux. Cela dit, la comparaison entre les jeunes du Portugal et les Aînées pour le climat en Suisse interpelle aussi la notion de victime.

Dans quelle mesure?
J’ai toujours trouvé que l’argumentation des Aînées pour le climat comportait une faiblesse. On peut en effet penser que celles et ceux qui sont jeunes aujourd’hui, en tant que catégorie démographique, souffriront plus et plus longtemps que les personnes âgées des changements climatiques dont les effets seront de plus en plus importants avec les années. Dans le débat de la semaine dernière, les Aînées ont admis ne pas être les principales victimes du phénomène. Elles ont néanmoins réussi à se faire prévaloir devant la Cour d’un préjudice supérieur à n’importe qui d’autre à l’heure actuelle en apportant dans leur requête des données médicales montrant que leur groupe d’âge est particulièrement fragile et présente un risque de mortalité augmenté, notamment à cause des épisodes de canicule de plus en plus fréquents.

Est-ce que la Cour européenne des droits de l’homme a voté à l’unanimité pour condamner la Suisse?
La décision sur l’article 6 a été unanime tandis que celle sur l’article 8 a été prise à 16 voix contre une. Le juge britannique estimait que seul l’article 6 avait été violé. J’admire le juge suisse de la Cour, Andreas Zünd, qui a donc voté contre son propre pays. C’est normal, car il est juge d’une cour internationale et non pas l’avocat de la Suisse. Je tiens à le souligner, toutefois, car je suis souvent gêné de devoir concéder à mes étudiantes et étudiants qu’à la Cour internationale de justice, le juge vote en général en faveur de son pays.

Maintenant que la Suisse est condamnée, que doit-elle faire?
La Cour n’a pas précisé à la Suisse quelles mesures elle doit prendre. Elle lui a seulement ordonné d’en prendre. La Suisse conserve le choix des mesures mais celles-ci doivent être suffisantes pour atteindre les objectifs qu’elle s’est fixés elle-même en signant les Accords de Paris sur le climat. La loi sur le CO2 refusée en 2021 aurait peut-être permis d’y arriver jusqu’à un certain point. Celle d’après a été approuvée en votation populaire en 2023, après avoir été combattue par l’UDC et par certain-es écologistes qui estimaient qu’elle n’allait pas assez loin. Ce sur quoi ces derniers/ères n’avaient pas totalement tort, car ce texte est moins ambitieux que le premier et ne suffira probablement pas pour atteindre les objectifs. Mais rien n’empêche la Suisse de prendre des mesures supplémentaires. La Cour européenne ne se mêle pas de cela. Seul le résultat compte. La Suisse est en général très respectueuse des décisions de la Cour européenne des droits de l’homme. Cela dit, je ne mettrais pas ma main au feu que notre pays prendra tout de suite les bonnes mesures qui demanderont immanquablement d’instaurer des limitations sur certains aspects de la vie quotidienne.

Que risque la Suisse si elle n’obtempère pas?
Dans le système de la CEDH, c’est le Comité des ministres, composé des ministres des Affaires étrangères de chaque nation membre du Conseil de l’Europe, qui est chargé de la mise en œuvre des décisions de la Cour. Mais les autres États n’oseront pas pointer la Suisse du doigt pour non-respect de l’article 8 de la CEDH, puisque la plupart d’entre eux ne font pas mieux. On peut donc craindre que ce comité ne soit pas très incisif sur cette question.

L’avertissement que la Suisse a reçu ne vaut-il pas pour les autres pays?
Si je siégeais dans un tribunal suprême d’un autre État européen (en dehors de la Cour constitutionnelle allemande et de la Cour suprême des Pays-Bas qui ont déjà pris des mesures), j’étudierais ce jugement de près en me disant qu’il faudrait suivre cette ligne sinon mon pays serait le suivant à recevoir une condamnation. Mais les gouvernements subissent la pression de leur population et de différents secteurs puissants comme les transports et l’agriculture. Il n’est pas sûr qu’ils changent rapidement leurs politiques.

Est-ce que cet arrêté risque d’interférer dans le débat sur les relations entre la Suisse et l’Union européenne?
La CEDH est l’instrument du Conseil de l’Europe dont la Suisse fait partie. Notre pays n’est pas dans l’UE. On pourrait imaginer qu’indirectement, certains mouvements politiques se servent de ce jugement international en matière de droits de l’homme pour tenter de justifier le rejet d’un autre tribunal, la Cour de justice de l’Union européenne. Mais l’Europe des 27 refusera tout accord (bilatéral ou autre) avec la Suisse si cette dernière n’accepte pas la compétence de cette Cour pour interpréter les règles de droit européen qu’elle s’engagerait à respecter.

 

Analyse