Campus n°147

Le code parfait est un rêve devenu réalité

L’Université de Genève joue un rôle de leader mondial dans la recherche en matière de cryptographie quantique. Petit retour sur les étapes clés d’une histoire qui dure depuis bientôt trente ans.

3DO2.jpg

 

La cryptographie, autrement dit l’art de coder des messages, a une longue et fascinante histoire qui remonte à l’Antiquité. Du code de César au chiffrement asymétrique d’aujourd’hui, en passant par la machine Enigma et le code Navajo durant la Deuxième Guerre mondiale, les développements aussi bien dans le chiffrement que dans le déchiffrement ont été constants et les anecdotes innombrables. Cette histoire se poursuit aujourd’hui. Elle est même entrée de plain-pied dans l’ère des technologies quantiques. Les propriétés déroutantes et contre-intuitives de la physique quantique permettent en effet de mettre au point un processus assurant une confidentialité, une authenticité et une intégrité parfaites aux messages transmis entre deux personnes (communément appelées Alice et Bob). Si le dispositif est bien conçu, les lois de la nature rendraient alors impossible toute tentative de décodage, quelle que soit la puissance de calcul à disposition de l’éventuel espion (représenté par Ève).
Aujourd’hui, ce genre de dispositifs existe déjà dans la réalité et hors des laboratoires de recherche. La Chine et la Corée du Sud, par exemple, mettent en effet en place des réseaux de cryptographie quantique sur leur territoire par tronçons de fibres optiques d’une ou deux centaines de kilomètres. La Suisse pas encore. Pourtant, la proximité des centres urbains, comme Genève et Lausanne ou Berne et Zurich, en fait un lieu idéal pour ce genre d’infrastructures.
« La technologie, notamment celle de la start-up genevoise ID Quantique, permet aujourd’hui de créer une nouvelle clé quantique par seconde et sur une distance de 100 kilomètres, explique Nicolas Gisin, professeur honoraire à la Faculté des sciences. On peut donc en changer sans cesse. Habituellement sur Internet, les échanges utilisent une nouvelle clé classique par session. Elle est changée une fois par jour ou une fois par semaine, selon les cas de figure. Mais pour les applications très demandeuses de confidentialité, en particulier dans le domaine financier qui est une des spécialités de la Suisse, il est intéressant de disposer d’un système qui soit remis à jour continuellement. Et c’est là que la cryptographie quantique revêt tout son sens. Si Ève parvient, par miracle, à casser une clé quantique, elle ne pourra intercepter au maximum qu’une seconde de données, ce qui est négligeable. »
Un autre argument en faveur d’un réseau de cryptographie quantique en Suisse, c’est qu’une de ses institutions, l’Université de Genève, joue un rôle de pionnière dans cette discipline depuis bientôt trente ans, c’est-à-dire depuis presque le début. Rétrospective.

Les débuts

C’est le physicien britannique Artur Ekert qui, le premier, décrit concrètement, dans la revue Physical Review Letters du 5 août 1991, ce à quoi pourrait ressembler une expérience de cryptographie quantique. L’idée reste d’abord confinée à une petite communauté de spécialistes mais elle parvient assez rapidement aux oreilles de Nicolas Gisin. Sa réaction ne se fait pas attendre.
« En lisant les quelques articles traitant de ce sujet, je me suis dit que j’avais les connaissances nécessaires et tout ce qu’il fallait dans mon laboratoire pour réaliser une expérience de cryptographie quantique », se rappelle-t-il. Il en fait rapidement un axe de sa recherche.
Le profil du chercheur genevois est unique à cette époque. Il possède en effet une formation en physique quantique ainsi qu’une expérience de cinq ans dans l’industrie des télécommunications, qui lui a permis de se familiariser avec le maniement des fibres optiques et les effets de polarisation de la lumière qui les traverse. Il dispose également dans son laboratoire de détecteurs de photons capables de mesurer ces grains de lumière individuellement. C’est grâce à eux qu’il bricole l’une des premières démonstrations expérimentales de cryptographie quantique.

Clé de cryptage

L’équipe qu’il dirige parvient en effet à transmettre un embryon de clé de cryptage – celle qui sert à coder des messages – à travers un kilomètre de fibre optique, comme elle l’expose dans un article paru dans la revue Europhysics Letters du 20 août 1993. Protégée par les lois de la physique quantique et basée sur la polarisation de photons (particules de lumière) qui sont transmis l’un après l’autre, cette clé est parfaitement aléatoire et confidentielle. En d’autres termes, si Ève tente de lire le contenu d’une telle clé, elle ne peut le faire qu’en mesurant les photons, ce qui les détruirait et alerterait du même coup Alice et Bob. Ces résultats font connaître l’équipe genevoise dans le monde de la physique internationale.
Nicolas Gisin et ses collègues cherchent ensuite à perfectionner le système. Ils changent alors de fibres optiques, choisissent celles qui sont exploitées par Swisscom (alors Télécoms PTT) et développent des détecteurs de photons uniques adaptés à ces nouvelles longueurs d’onde. Cette évolution leur permet de sortir la cryptographie quantique du laboratoire. Une première expérience de transmission de clé quantique dans des fibres industrielles, rapportée par la revue Nature du 30 novembre 1995, est réalisée sur 23 km, entre Genève et Nyon, en passant sous le lac. La communication quantique entre dans le monde réel.

De l’intrication à la téléportation

L’équipe genevoise réalise également des expériences d’intrication quantique, une propriété de la physique quantique potentiellement très intéressante pour la cryptographie quantique. L’intrication désigne ce lien qui peut exister entre deux particules et qui fait qu’une mesure sur la première influence immédiatement l’état de la seconde, comme si elles formaient un seul et même objet alors qu’elles peuvent être éloignées de plusieurs kilomètres l’une de l’autre.
La première preuve expérimentale de l’existence de l’intrication est apportée par le physicien français Alain Aspect en 1982. Mais, comme le rapporte la revue Science du 25 juillet 1997, c’est une fois de plus le groupe de Nicolas Gisin qui se distingue en réalisant la première expérience d’intrication dans des fibres optiques télécoms sur une distance de 10 kilomètres, entre les villages de Bernex et de Bellevue.
La maîtrise du phénomène de l’intrication ouvre la porte à la « téléportation quantique », c’est-à-dire au transfert de l’état physique d’une particule (la valeur de sa polarisation, par exemple) à une autre, par l’entremise d’une paire de particules intriquées (il n’est pas question ici de téléporter de l’énergie ou de la matière mais bien un état quantique).

La quête du répéteur

Le principal intérêt de la téléportation quantique est qu’elle est potentiellement capable de résoudre un des problèmes techniques sur lequel bute la cryptographie quantique : la distance. En effet, s’il est désormais possible de créer des clés de chiffrement parfaitement aléatoires et de les transmettre de manière totalement confidentielle entre deux interlocuteurs, les propriétés quantiques se perdent dans les fibres optiques et au bout de quelques centaines de kilomètres. La nécessité d’une amplification du signal se fait donc sentir.
« Le souci, c’est que les effets quantiques ne peuvent être amplifiés, précise Nicolas Gisin. La téléportation quantique permet en revanche de concevoir des « répéteurs ». Grâce à eux, la communication quantique pourrait s’allonger et traverser des distances beaucoup plus importantes qu’aujourd’hui. »
Jamais à la traîne, l’équipe genevoise parvient, en 2003, à réaliser la première téléportation quantique à longue distance dans des fibres optiques télécoms (2 kilomètres), dont les résultats paraissent dans la revue Nature du 30 janvier de la même année. Quelques années après, Nicolas Gisin et ses collègues réussissent à « stocker » durant une microseconde le premier membre d’une paire de photons intriqués dans un cristal composé de centaines de millions d’atomes refroidis à l’extrême et à le récupérer ensuite, sans que son intrication avec le deuxième ait été rompue. Un dispositif, présenté dans la revue Nature du 27 janvier 2011, qui commence à ressembler furieusement au premier prototype d’un « répéteur quantique ». Un tel prototype n’existe pas encore mais des progrès considérables ont été accomplis, en particulier dans les laboratoires de physique genevois. Le problème principal des dispositifs expérimentaux actuels, fonctionnant à une température proche du zéro absolu, c’est qu’ils manquent d’efficacité. Et augmenter cette dernière s’avère techniquement très difficile.
Même si la cryptographie quantique a fait des progrès fulgurants ces dernières décennies, son équivalent classique n’a évidemment pas encore dit son dernier mot. Certaines équipes essayent ainsi de développer une cryptographie classique dite « post-quantique ». Elle serait à l’épreuve des ordinateurs quantiques (qui seraient théoriquement capables de casser en un temps raisonnable n’importe quelle clé de chiffrement classique actuelle). « Le problème, c’est que l’on ne peut pas prouver que ces nouvelles techniques seront résistantes, précise Nicolas Gisin. On peut juste demander aux meilleurs hackers de la planète de tenter de casser ces clés. Même si parmi ces derniers, il y en a très peu qui maîtrisent les ordinateurs quantiques qui, d’ailleurs, n’existent pas encore. Cela n’empêche pas les Américains de pousser, malgré tout, la solution post-quantique dans l’espoir de l’imposer à tout le monde. Les Chinois, qui ont pris une certaine avance dans l’implémentation de la cryptographie quantique justement pour échapper à l’espionnage des États-Unis, ne se plieront cependant jamais à une telle injonction. Ces bisbilles géopolitiques sont l’aspect le plus désagréable de la cryptographie quantique. Mais elles sont inévitables. »