Campus n°147

La sérotonine freine l’addiction à la cocaïne

Si seulement un consommateur régulier de cocaïne sur cinq succombe à l’addiction, c’est parce qu’un neurotransmetteur, la sérotonine, joue un rôle qui contre celui d’un autre, la dopamine. Une étude explique le mécanisme mis en œuvre.

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Environ 20 % des usagères et usagers chroniques de drogues tombent dans l’addiction (définie comme une consommation compulsive de la substance psychotrope malgré les effets négatifs qui l’accompagnent). Cela signifie tout de même que les 80 % restants sont capables d’en prendre régulièrement sans pour autant perdre le contrôle. Bien que souvent ignorés du grand public, ces chiffres sont familiers des scientifiques. Ce qui toutefois demeure méconnu, ce sont les mécanismes cellulaires qui pourraient expliquer cette différence entre individus. Dans un article paru dans la revue Science du 10 septembre, l’équipe de Christian Lüscher, professeur au Département des neurosciences fondamentales (Faculté de médecine), lève un petit coin du voile en rapportant comment la sérotonine – un neurotransmetteur antagoniste à la dopamine – parvient à freiner la survenue de l’addiction lors de la consommation de cocaïne.
« L’objectif final de notre recherche est d’identifier les individus susceptibles de développer une addiction avant même qu’ils ne commencent à consommer des stupéfiants, explique Christian Lüscher. Mais pour atteindre ce but, nous devons passer par plusieurs étapes intermédiaires. La première consiste évidemment à identifier les circuits du cerveau impliqués dans ce phénomène. Et ça, nous l’avons fait il y a trois ans. »
Dans un article publié dans la revue Nature du 19 décembre 2018, l’équipe du chercheur genevois montre en effet, chez les souris, que le comportement addictif est associé à la stimulation de circuits neuronaux situés dans le cortex orbito-frontal (COF) et se projetant vers une autre zone cérébrale plus profonde appelée le striatum dorsal (SD). En d’autres termes, ce qui entraîne l’addiction chez une portion importante d’individus, ce n’est pas une question de mort neuronale – comme on l’a cru longtemps – mais un remodelage de certains circuits et en particulier un renforcement de la voie neuronale spécifique COF-SD, une voie qui fait partie intégrante du circuit plus vaste dit de la récompense.
Il se trouve également que le cortex orbito-frontal est le siège de la prise de décision, là où sont évalués le pour et le contre lorsqu’on est confronté à un dilemme. Le modèle neurologique de l’addiction proposé par Christian Lüscher et ses collègues permet ainsi d’argumenter qu’en modifiant les connexions nerveuses dans cette région précise, une drogue a la capacité de biaiser cette prise de décision et de forcer à faire le « mauvais choix ». Le cerveau, modifié par l’usage de substances psychotropes, donnerait alors une importance démesurée à la récompense escomptée au détriment des inévitables effets négatifs qui, en comparaison, ne font plus le poids.

Une addiction modulable

La théorie est cohérente mais le hic, c’est que le risque de déclencher une consommation compulsive diffère non seulement d’un individu à l’autre mais aussi d’une substance à l’autre. En effet, si le taux de personnes qui deviennent accros à la cocaïne est estimé à 20 %, ce chiffre monte à 30 % dans le cas des opiacés comme l’héroïne. Par ailleurs, quasiment tous les adultes en Suisse consomment au moins occasionnellement un autre stimulateur du système de récompense bien connu qui est l’alcool. Toutefois, seul un petit pourcentage d’entre eux est alcoolique.
Chez les souris, cette proportion change encore lorsqu’on stimule directement les neurones produisant de la dopamine (le neurotransmetteur qui active le circuit de la récompense et provoque un sentiment de plaisir) sans passer par l’ingestion ou l’injection de la moindre substance psychotrope. Mis au point par l’équipe de Christian Lüscher il y a plusieurs années, ce dispositif permet aux rongeurs de s’administrer des « doses virtuelles » à volonté en appuyant sur un levier. Pour simuler les effets néfastes de la consommation de drogue, les souris reçoivent à chaque « shoot » un léger stimulus désagréable sous la forme d’un choc électrique ou d’un jet d’air. Cela suffit à éloigner certaines du levier à plaisir. Alors que pour d’autres, la contrainte ne semble même pas exister. Résultat : dans ce cas de figure particulier, plus de 50 % des souris succombent à l’addiction – contre seulement 20 % lorsqu’elles s’autoadministrent de la cocaïne tout en subissant les mêmes stimuli désagréables.
« L’objectif de notre dernière étude – qui contribue à la deuxième étape de notre recherche au long cours – consiste précisément à comprendre pourquoi il existe une telle différence entre ces deux façons de se droguer, précise Yue Li, chercheuse au Département de neurosciences fondamentales (Faculté de médecine) et auteure principale de l’étude. On savait que la cocaïne bloquait les récepteurs de la dopamine, provoquant ainsi une augmentation de la concentration du neurotransmetteur dans le milieu intercellulaire et, par conséquent, la stimulation du circuit de la récompense. On savait également que cette drogue bloquait aussi les récepteurs de la sérotonine, un autre neurotransmetteur jouant un rôle antagoniste à la dopamine. Ce que nous montrons dans notre travail, c’est le mécanisme par lequel la sérotonine module – partiellement – l’effet de la dopamine. »

« Dépression synaptique »

Grâce à plusieurs expériences sur des souris génétiquement modifiées, les scientifiques genevois ont réussi à reconstituer le scénario suivant : une fois ingérée, la cocaïne bloque le transporteur de la sérotonine (SERT), ce qui empêche sa recapture. Du coup, la concentration du neurotransmetteur augmente dans le milieu intercellulaire. La sérotonine commence alors à se lier à un autre type de récepteurs (5-HT1B), localisés à la surface d’autres neurones qui sont précisément ceux qui relient le cortex orbito-frontal au striatum dorsal, c’est-à-dire ceux qui forment le circuit COF-SD impliqué dans l’apparition de l’addiction.
L’activation de ce récepteur par la sérotonine a comme résultat une « dépression synaptique » le long de cette voie neuronale, ce qui diminue significativement son activité. Conséquence logique : le nombre de souris succombant à un comportement compulsif baisse.
Plus concrètement, d’après les résultats publiés, 56 % des souris génétiquement modifiées de manière à ce que les transporteurs SERT ne soient pas bloqués par la cocaïne ont développé un comportement compulsif face à la cocaïne. Les rongeurs sauvages – ou sains – n’étaient que 12 % à connaître le même destin.
Dans une expérience parallèle, 57 % des souris dépourvues de récepteurs 5-HT1B ont succombé à l’addiction à la « drogue sans substance ». Dans ce cas précis, en rétablissant le niveau de sérotonine dans le cerveau par voie médicamenteuse, le taux de rongeurs compulsifs est retombé en dessous des 20 %.
« La sérotonine joue le rôle de modulateur dans l’évolution vers un comportement compulsif, résume Christian Lüscher. Elle le fait via des mécanismes synaptiques clés qui sont cohérents avec le modèle du circuit de l’addiction que nous avons proposé. Notre travail peut contribuer à surmonter les limites et les résultats divergents d’études pilotes qui sont menées actuellement sur les toxicomanes humains et qui tentent de mesurer l’efficacité des bloqueurs de la recapture de la sérotonine ou de l’utilisation empirique d’hallucinogènes. Cela dit, et c’est la dernière étape de notre recherche, il nous faut encore déterminer ce qui fait que chez certains individus ce frein à l’addiction fonctionne mieux que chez d’autres. Nous avons déjà commencé nos recherches. Mais cela va nous demander encore plusieurs années de travail. »


Anton Vos

 

Interférences sur le Circuit de la récompense


Le circuit de la récompense est un circuit neuronal fondamental dans la biologie de la plupart des animaux vertébrés. C’est en effet grâce à lui que l’humain, par exemple, ressent du plaisir et trouve la motivation à renouveler les expériences perçues comme agréables et essentielles à sa survie que sont l’assouvissement de la faim et de la soif, la sexualité, l’attention parentale, etc.
Ce circuit assez complexe et non encore totalement élucidé implique plusieurs aires cérébrales, aussi bien dans le cortex frontal que dans les régions plus profondes comme l’aire tegmentale ventrale ou le striatum dorsal. Il fonctionne aussi par le biais de plusieurs neurotransmetteurs dont le plus important est la bien nommée dopamine mais auquel il faut désormais aussi ajouter au moins la sérotonine.
Si les substances psychotropes ont un tel succès dans la société, c’est parce qu’elles actionnent artificiellement ce circuit de la récompense. Elles ont cependant la fâcheuse tendance à provoquer une addiction chez un certain nombre de personnes, c’est-à-dire une consommation qui échappe à tout contrôle et devient compulsive (à distinguer de la dépendance, définie comme la survenue d’un symptôme de sevrage à l’arrêt brusque d’une consommation et qui touche tout le monde).
Les travaux de l’équipe de Christian Lüscher, professeur au Département des neurosciences fondamentales (Faculté de médecine), ont permis de localiser les sous-circuits impliqués dans le phénomène de l’addiction et de comprendre certains mécanismes qui permettent de le moduler.
La poursuite des recherches dans cette direction pourrait aboutir à la découverte des causes expliquant les différences individuelles dans ce domaine et permettre d’identifier précocement les personnes vulnérables ou de trouver des moyens pour traiter les toxicomanies.
Il est également possible – la question est ouverte – que les circuits et les mécanismes neuronaux impliqués dans l’addiction aux psychotropes soient les mêmes ou qu’ils soient similaires à ceux qui provoquent d’autres troubles compulsifs tels que les TOC (troubles obsessionnels compulsifs), les troubles de l’alimentation, etc.
Dans cette optique, Christian Lüscher et ses collègues ont d’ailleurs mis au point des protocoles d’expériences permettant de mesurer la manière dont des comportements plus naturels comme l’assouvissement de la faim agissent sur le circuit de la récompense. L’équipe a notamment identifié un circuit qui contrôle la prise de nourriture hédonique et dont le dysfonctionnement pourrait contribuer aux troubles alimentaires.