Campus n°148

Dans les remous de la cascade du Hérisson

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La vie, c’est compliqué. C’est d’autant plus vrai lorsqu’on regarde le fonctionnement intime de ses briques élémentaires que sont les cellules. La voie de signalisation biochimique « hedgehog », impliquée dans le développement de l’embryon, en est un parfait exemple. Présentation avec Sascha Hoogendoorn.

Attraction spectaculaire du Jura français, la plus haute des cascades du Hérisson (Ain) chute de 65 mètres en rebondissant sur une demi-douzaine de marches très rapprochées. Lorsque le débit le permet, l’eau se sépare en une multitude de voies, dont certaines se rejoignent de nouveau, formant ainsi le large éventail liquide qui a donné son nom au site.
Ce tableau pittoresque est une métaphore opportune du travail de Sascha Hoogendoorn, professeure assistante au Département de chimie organique (Faculté des sciences). D’abord parce que son sujet d’étude principal porte, par hasard, le même nom. À la nuance près que, dans son cas, la cascade du hérisson (Hedgehog en anglais) désigne une succession de réactions biochimiques qui se déroulent dans les cellules animales et qui jouent un rôle essentiel dans le développement embryonnaire tout en étant impliquées dans un grand nombre de maladies et de malformations quand elles dysfonctionnent.
Ensuite, parce que, au-delà de l’homonymie, la cataracte aindinoise illustre bien la complexité de la tâche à laquelle la chercheuse, membre du Pôle de recherche national (PRN) Biologie chimique, s’est attelée depuis quelques années, à savoir comprendre les rouages et les méandres les plus intimes de la Hedgehog signaling pathway.
La signalisation cellulaire est un système complexe de communication qui régit les processus fondamentaux des cellules et coordonne leur activité. Elle leur permet notamment de réagir correctement aux signaux de leur environnement immédiat et se trouve à la base de leur développement et de celui des organismes multicellulaires, de la cicatrisation, du système immunitaire, etc.
En ce qui concerne la voie de signalisation Hedgehog en particulier, les scientifiques en connaissent depuis longtemps les principales étapes, c’est-à-dire les protéines successivement activées sur son passage – que l’on pourrait représenter par les sauts successifs de la cascade du Hérisson. Mais il reste encore de très nombreuses inconnues et questions ouvertes relatives à d’éventuelles voies de signalisation secondaires, à d’autres étapes intermédiaires et, surtout, au nombre impressionnant de gènes et de composés qui interfèrent à des degrés divers sans que l’on comprenne comment.
« Nous sommes devant un éventail de possibilités impressionnant de complexité que nous cherchons à reconstituer petit à petit, explique Sascha Hoogendoorn. Nous le faisons en combinant des techniques de chimie organique, de biologie cellulaire et de génétique. Grâce au PRN Biologie chimique, nous avons notamment accès à la plateforme Access de criblage dont les performances exceptionnelles permettent de défricher le terrain avec une efficacité inédite. Nous avons d’ailleurs déjà identifié un certain nombre de composés chimiques susceptibles de pousser davantage nos investigations. »

Piquants du hérisson

La voie de signalisation Hedgehog a été identifiée en 1980 chez la mouche drosophile grâce à la découverte d’une mutation génétique produisant des embryons recouverts de piquants évoquant ceux du hérisson. On la retrouve dans une très grande variété d’animaux, dont les vertébrés.
C’est la protéine Hedgehog, sorte de messager intercellulaire, qui déclenche la cascade de réactions. Elle est captée par un récepteur, ce qui a pour résultat d’activer une autre protéine et ainsi de suite jusqu’à ce que le signal parvienne au noyau cellulaire où il active ou inhibe, selon les cas, des gènes impliqués dans la morphogenèse, c’est-à-dire la création de la forme de l’embryon. En d’autres termes, cette voie de signalisation permet de déterminer quel organe la cellule doit contribuer à construire. Elle joue en particulier un rôle central dans la structuration du développement des systèmes nerveux et squelettiques.
Chez les vertébrés, donc chez l’être humain, la voie Hedgehog est intimement associée à une autre structure cellulaire dont la fonction était jusque-là méconnue : le cil primaire. Ce dernier, présent à un seul exemplaire dans presque toutes les cellules animales, est une organelle sensorielle qui a la forme d’un petit cylindre et qui provoque une protubérance de 3 à 5 microns de haut à la surface de la membrane. Il s’avère que le cil primaire fait office d’antenne qui capte et transfère les signaux destinés, entre autres, à la voie de signalisation Hedgehog.

Zones d’ombre

Une dérégulation de cette dernière, en particulier lorsqu’elle est activée alors qu’elle devrait rester muette, contribue à l’apparition et au développement d’un grand nombre de tumeurs, dont certains cancers du cerveau et de la peau. Des mutations génétiques entraînant l’absence ou un dysfonctionnement du cil primaire provoquent, quant à elles, une large gamme de maladies appelées ciliopathies. Celles-ci comprennent retards mentaux, obésité, anomalies digitales, dégénération rétinienne, dysplasie squelettique, anomalies cérébrales et maladies rénales. Dans la plupart des cas, ces ciliopathies sont également associées à des dérégulations de la voie de signalisation Hedgehog.
« Les ciliopathies forment un groupe de maladies qui sont très difficiles à classer, avec des patients et des patientes souffrant souvent d’une même mutation mais présentant des symptômes très différents, précise Sascha Hoogendoorn. Ce qui montre, une fois de plus, qu’il y a encore beaucoup de zones d’ombre autour du fonctionnement de cette organelle. Pour en savoir plus, j’ai réalisé au cours de mon post-doctorat il y a quelques années un criblage du génome complet pour identifier tous les gènes impliqués de près ou de loin dans la fonction du cil primaire et la transduction du signal vers Hedgehog. Nous en avons identifié 900, ce qui est énorme. »

Agneaux cyclopes

Par ailleurs, au cours des dernières années, de nombreux petits composés organiques ont montré une capacité d’action sur le système cil primaire/Hedgehog. En 2002, la cyclopamine, présente dans une liliacée (Veratrum californicum) d’Amérique du Nord qu’affectionnent les moutons, a ainsi pu être identifiée comme la responsable de la naissance d’agneaux cyclopes. Ce teratogène (responsable de malformations fœtales) bloque précisément une protéine de la cascade de réactions Hedgehog.
Cette découverte a encouragé de nombreux programmes de recherche sur d’éventuels composés capables d’inhiber la cascade de réactions Hedgehog à ce même stade dans l’idée de combattre, chez l’adulte, des tumeurs qui lui sont associées. Il en a notamment résulté le vismodégib, un médicament contre le carcinome basocellulaire (un type de cancer de la peau), qui a reçu une approbation pour le marché suisse en 2013. Les espoirs nés de ce traitement aux résultats initiaux prometteurs ont toutefois été partiellement refroidis à cause de l’apparition, à la longue, de résistances chez de nombreux patients et patientes.
« Curieusement, malgré ces années de recherche, très peu d’inhibiteurs de la voie de signalisation Hedgehog ayant des propriétés favorables (non-toxicité, efficacité, spécificité…) ont été découverts, constate Sascha Hoogendoorn. De tels composés seraient pourtant intéressants pour d’éventuels traitements mais aussi pour les besoins de la recherche. Il nous faut absolument une boîte à outils nous permettant d’arrêter de manière contrôlée et à des endroits précis la cascade de réactions du Hérisson afin d’en comprendre les mécanismes. »


L’accès à Access

La connaissance dans ce domaine pourrait connaître un grand bond en avant grâce à la plateforme technologique de criblage de composés chimiques Access, mise sur pied dans le cadre du PRN Biologie chimique par l’EPFL et l’Université de Genève. Cette installation, et les personnes spécialisées qui la pilotent, permet en effet de tester des milliers de composés par expérience et d’observer l’effet qu’ils produisent à la fois sur la voie de signalisation Hedgehog et sur le cil primaire. Ce double test simultané est une prouesse qui n’a jamais été réalisée auparavant.
Sascha Hoogendoorn utilise une des bibliothèques mises à disposition par la plateforme qui comprend plus de 50 000 composés chimiques différents (d’origine naturelle ou synthétique) pour réaliser le criblage. La quantité peut paraître modeste (les expériences de criblage dans les grandes sociétés pharmaceutiques en utilisent plus d’1 million). Mais il s’agit d’une sélection représentant les principales familles de molécules actives qui permet un premier travail d’approche, quitte à affiner la recherche en cas de résultat positif pour l’une d’entre elles.
« Ces dernières semaines, nous avons déjà pu identifier plusieurs candidats intéressants, souligne Sascha Hoogendoorn. Cependant, le vrai travail ne fait que commencer. Il s’agit maintenant de déterminer comment ces composés agissent précisément sur la voie de signalisation Hedgehog. Et pour cela, nous développons de nouveaux outils organiques (des séquences moléculaires munies d’une sorte d’hameçon, par exemple, pouvant émettre ou réagir à la lumière) qui nous permettent de suivre ces composés à l’intérieur de la cellule et de découvrir où et à quelle protéine ils s’attachent. Nous allons à la pêche aux informations, en quelque sorte. »