Campus n°149

Au prochain « top », l’Observatoire de Genève fêtera ses 250 ans

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Au printemps 1772 est érigé le premier Observatoire astronomique de Genève. Une de ses premières missions consiste à donner l’heure exacte aux horlogers de la ville. Parmi ses nombreux accomplissements au cours de son histoire, on lui doit deux prix Nobel en 2019.

Il y a 250 ans, au printemps 1772, la première pierre de l’Observatoire astronomique de Genève est posée sur le bastion de Saint-Antoine, face à la nuit d’une campagne alors sans lumière. La nouvelle institution servira avant tout à observer le ciel mais aussi à calculer l’heure exacte grâce à l’observation des astres, à la conserver et à l’offrir aux horlogers de la ville qui en ont terriblement besoin, comme l’explique Michel Grenon, professeur honoraire à la Faculté des sciences, dans une série d’articles à paraître qui retracent l’historique de l’Observatoire de Genève. Dès sa mise en service, l’Observatoire connaît un succès immédiat tant sur le plan scientifique que pour le service rendu à l’industrie. Il se développe ensuite à travers les siècles, passant par différents sites et multiples péripéties, jusqu’à décrocher la récompense suprême en 2019, sous la forme d’un prix Nobel de physique attribué à deux de ses membres, les professeurs Michel Mayor et Didier Queloz, pour la découverte en 1995 de la première exoplanète. Retour sur une des plus grandes success stories de la science genevoise.


Édition des almanachs

En 1772, Genève n’est pas la première ville à se doter d’un observatoire astronomique. Il en existe en Europe depuis le XVIIe siècle, notamment à Leyde, Bologne, Paris ou encore près des grands ports comme Cadix, Lisbonne ou Greenwich. « Ces institutions servent à l’observation scientifique des astres, à l’édition des almanachs pour la navigation et pour la géodésie ainsi qu’à la fourniture du temps moyen obtenu par l’observation de l’instant exact où le centre du Soleil traverse le plan du méridien local », explique Michel Grenon.


Plus de trois minutes de dérive

Il se trouve qu’à cette époque, Genève aurait, elle aussi, grand besoin de disposer d’un service offrant un temps précis. La ville compte en effet depuis la moitié du XVIIe siècle une industrie florissante, mariant l’orfèvrerie, les arts décoratifs et, surtout, l’horlogerie dont les acteurs forment ce qu’on appelle la « Fabrique ». Au XVIIIe siècle, ce secteur emploie un tiers de la population masculine et exporte chaque année jusqu’à 100 000 montres qui sont réputées comme étant les plus belles et les plus chères du monde. Le problème, c’est qu’elles sont aussi parmi les plus imprécises.
« Les montres genevoises dérivent alors de 200 secondes par jour, au minimum, souligne Michel Grenon. L’horlogerie n’est alors pas très soutenue. La Ville a dilapidé toutes ses ressources dans l’érection d’énormes fortifications qui ont empiété sur la zone industrielle dédiée à la manufacture horlogère. La fabrication des pièces est désormais sous-traitée dans cinq États différents, dont la Savoie (dans le Piémont) et le Jura (en France). Genève ne conserve que l’assemblage et le réglage. Et pour cette dernière étape, il n’y a pas d’autre choix que de se fier au temps solaire. Or, il est imprécis car lu sur un cadran solaire et irrégulier puisqu’il freine et accélère selon la période de l’année. Il ne permet donc en aucun cas de faire passer la dérive des montres sous la minute par jour. »
Impossible, dans ces conditions, de rivaliser avec les montres concurrentes étrangères, en particulier anglaises, à une époque où la précision devient un critère de prestige de plus en plus important. Le manque de finances endémique de la ville enterre un premier projet d’Observatoire astronomique élaboré en 1739 par Jean Jallabert, professeur à la chaire de physique expérimentale de l’Académie de Genève. Cet échec décourage pour un moment la moindre velléité de projet semblable.


Promu par Vénus

Il faut attendre les années 1760 pour qu’entre en scène Jacques-André Mallet. Ce fils d’une famille genevoise ayant fait fortune dans le négoce et la finance se forme notamment auprès du physicien suisse Daniel Bernoulli à Bâle. Après avoir échoué en 1761 au concours pour la chaire de mathématiques à l’Académie de Genève, il se lance dans un Grand Tour d’Europe qui lui permet d’entrer en contact avec les plus grands astronomes en France et en Angleterre. C’est à cette époque qu’il achète ses premiers instruments qu’il installe dans son observatoire privé du village d’Avully.
En 1768, il se rend dans la péninsule de Kola en Russie pour participer à la mission internationale visant à observer le transit de Vénus devant le Soleil. Réalisée au bout d’un voyage de près de 2000 kilomètres en plein hiver sur des traîneaux tractés par des rennes, cette campagne de mesure contribue au calcul de la distance Terre-Soleil à 0,06 % près. L’immense succès de la mission et la précision obtenue rendent accessible la détermination des distances et des vitesses des corps du Système solaire. Une astronomie physique devient possible et cette perspective encourage dans les années suivantes la construction de nouveaux observatoires astronomiques à travers l’Europe, notamment à Oxford et à Mannheim.
Jacques-André Mallet compte bien profiter de cet élan. Il joue sur la renommée qu’il a acquise au retour de son aventure polaire pour relancer à Genève le projet d’Observatoire astronomique et de chaire d’astronomie. Il adresse en 1770 une demande en ce sens au « Magnifique Conseil de la République » dans laquelle il se dit prêt à avancer la somme de 8215 florins pour la construction de l’édifice. Soutenu par des personnalités locales et internationales, ses efforts sont payants. En mars 1771, l’Académie de Genève crée à son intention une chaire d’astronomie dont il est nommé professeur « honoraire » (ce qui signifie que son poste n’est pas rétribué). Il doit attendre le 13 avril 1772, pour obtenir enfin l’autorisation de construire l’observatoire proprement dit au-dessus d’un nouveau corps de garde prévu au bastion de Saint-Antoine.


Un temps consultable par tous

Les travaux commencent aussitôt et l’Observatoire est terminé fin 1772. Jacques-André Mallet y déploie ses instruments, dont une lunette méridienne, pour la détermination du temps, et une pendule astronomique, compensée pour les variations de température, afin de le conserver. L’objectif est de fournir le « temps moyen » dont le déroulement est parfaitement linéaire tout au long de l’année. L’observatoire est mis en service le 13 janvier 1773.
Très à l’aise dans l’utilisation de ses appareils, l’astronome obtient, en à peine deux semaines et deux réglages de pendule, une précision d’une seconde. Celle-ci passe même sous la demi-seconde dans 90 % des cas. Au cours de l’été 1775, il met en service une horloge sidérale qui permet d’utiliser les transits des étoiles à toute heure de la nuit et facilite la conversion du temps sidéral en temps moyen.
« Dès ce moment, le temps moyen à haute précision est consultable à toute heure du jour et de la nuit sur une horloge munie d’une trotteuse des secondes, installée au rez-de-chaussée de l’observatoire et tournée vers l’extérieur, précise Michel Grenon. Les horlogers se déplacent depuis le quartier de Saint-Gervais, où la majorité d’entre eux est installée, afin de régler leur montre. L’accès au temps moyen sera même général – grand public inclus – bien qu’avec une précision un peu moins bonne, grâce à la construction en 1778 d’une méridienne sur le pilier sud de la cathédrale de Saint-Pierre. Elle permet la lecture à la fois du temps moyen et du temps solaire vrai. »
Le midi moyen est annoncé par un coup sur la Clémence, la célèbre cloche de la cathédrale. C’est ainsi que Genève devient, en 1778, la première capitale du monde à adopter le temps moyen comme référence pour ses activités industrielles. La fermeture des portes de la ville et le couvre-feu resteront, quant à eux, calés sur le temps solaire.
« En plus de ses activités de gardien du temps, Jacques-André Mallet a aussi contribué à la science astronomique proprement dite, note Michel Grenon. Il s’est intéressé aux orbites des comètes et de Saturne, à Uranus et aux petits corps du Système solaire comme les lunes de Jupiter. Par l’observation de ces dernières, il obtient la longitude de Genève avec une grande précision. »


Des temps troublés

Des troubles éclatent cependant en avril 1782 visant au renversement du pouvoir oligarchique alors en place. Jacques-André Mallet se réfugie dans sa maison avuillote où il fait construire une tour pour observer le ciel (la coupole a depuis disparu, remplacée par un toit à la Mansart). Il y déplace la plupart des instruments de l’Observatoire. La décision est avisée, car le 2 juillet 1782, les troupes bernoises, françaises et piémontaises (11 000 hommes et leurs canons) appelées pour restaurer l’ancien régime entrent en ville et saccagent l’Observatoire.
Jacques-André Mallet ne rentrera à Genève qu’en 1786 pour y donner ses cours. Il meurt en 1790, à seulement 49 ans, dans les bras de son assistant, Marc-Auguste Pictet qui restaurera l’Observatoire à ses frais et lui succédera comme directeur de 1790 à 1821.
C’est sous son égide que l’Observatoire de Genève commence à effectuer des mesures quotidiennes de la pression barométrique, de la température, de la vitesse du vent, des précipitations, de l’humidité relative, de l’évaporation à la surface du sol et de la position du Nord magnétique. Ces données sont essentielles pour les maraîchers de la région et pour les géomètres mais aussi pour les astronomes eux-mêmes puisqu’elles permettent de corriger l’effet de la réfraction atmosphérique sur des positions observées des astres. La pression et la température interne à l’Observatoire servent, quant à elles, à prédire la dérive des pendules astronomiques durant les nombreuses périodes sans observation pour cause de mauvais temps.
« Les relevés météorologiques genevois font partie des plus anciennes séries au monde, précise Sylvia Ekström, chercheuse au Département d’astronomie. Elles sont actuellement toutes numérisées par l’Office fédéral de météorologie et climatologie MétéoSuisse. »
Après quelque 2000 soirées d’observations, Alfred Gautier, troisième directeur de l’Observatoire (de 1821 à 1839), parvient dans les années 1820 à déterminer la latitude de Genève à 10 mètres près, ce qui est une prouesse pour l’époque. Un point du réseau topographique fondamental est alors matérialisé par une boule sur le sommet de la tour sud de la cathédrale Saint-Pierre. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si le premier Bureau topographique fédéral en 1838 est installé non loin de là, à Carouge.


Deux mires

Malgré ses multiples services, le bâtiment de l’Observatoire n’est guère entretenu. Ses fondations étant instables, il se fissure et menace de s’écrouler. En 1830, on en reconstruit un nouveau 70 mètres plus loin, sur la partie du bastion de Saint-Antoine aujourd’hui devenue la promenade de l’Observatoire, en face du Musée d’art et d’histoire. Il est équipé de deux coupoles. Celle de l’ouest abrite une lunette équatoriale dédiée à la recherche et à l’enseignement et celle de l’est un cercle répétiteur servant au programme de cartographie céleste et à la géodésie.
Au rez-de-chaussée, une nouvelle lunette méridienne est dédiée au service de l’heure. Elle est calée sur le méridien de Genève grâce à deux mires. Celle du nord correspond au chalet des fruitières de Nyon (sur la crête du Jura) et celle du sud est proche des Pitons du Salève.


Réputation ternie

Malheureusement, la précision des montres genevoises ne progresse pas beaucoup. La réputation des pendules genevoises commence même à souffrir, notamment aux États-Unis, où une partie de la production bas de gamme a été exportée. La cause est avant tout un manque de savoir-faire technologique. Afin d’y remédier et de viser une entrée dans la haute horlogerie, on fonde en 1824 l’École horlogère. Mais ce n’est qu’en 1872 qu’Émile Plantamour, le quatrième directeur de l’Observatoire (de 1839 à 1882), lance le Concours de réglage des chronomètres. Au cours de cet événement annuel réservé aux seuls horlogers domiciliés et dont la production est réalisée à Genève, on teste durant 18, 29 ou 44 jours la marche des montres dans différentes positions et températures. Pour les chronomètres de marine, il s’agit de reproduire les conditions de voyage d’un navire passant de l’hémisphère à l’autre en croisant l’équateur.
« Très exactement 24 714 certificats ont été octroyés entre 1872 et 1968, date de la dernière édition du concours rendu désuet par l’arrivée massive sur le marché des montres à quartz », souligne Michel Grenon. Mais le prestige d’avoir été primé à Genève perdure. Aujourd’hui encore, des sociétés de vente aux enchères font régulièrement appel aux archives de l’Observatoire de Genève pour vérifier si une montre ancienne mise en vente a un jour gagné le Concours, et avec quel rang, pour, le cas échéant, revoir le prix de l’objet à la hausse.


Second déménagement

Durant la première moitié du XXe siècle, le besoin de déménager se fait à nouveau sentir. Le nombre croissant des instruments et le besoin d’ateliers pour la construction des télescopes et de détecteurs se heurtent à l’exiguïté du terrain. Les vibrations dues au trafic, l’éclairage public, la pollution de
l’air ou encore la construction du Musée d’art et d’histoire qui bouche la vue vers la mire du Salève sont autant de raisons d’exporter l’activité scientifique loin de la ville. Pour ne rien arranger, la bise empêche de réaliser de bonnes images et, plus souvent qu’à son tour, ce satané stratus bloque toute observation alors qu’au dessus de lui, le ciel est des plus purs.
En 1966, sous l’impulsion de Marcel Golay, le dernier directeur au long cours de l’Observatoire (de 1956 à 1992), l’institution déménage à Sauverny, sur la frontière avec le canton de Vaud, puisque le projet comprend la réunion des observatoires de Genève et de Lausanne. Les observations astronomiques sont depuis longtemps délocalisées vers des sites plus adaptés. Le plus important d’entre eux est celui de La Silla au Chili. L’endroit, choisi par Michel Grenon avec l’accord de l’Observatoire européen austral, accueille d’abord un télescope de 60 cm de diamètre en 1972, remplacé plus tard par un autre de 1,2 mètre, baptisé Euler, qui est aujourd’hui géré à distance depuis Sauverny.

 

Clé du succès

Le site genevois abrite, quant à lui, les auditoires pour l’enseignement, les bureaux pour la recherche et des ateliers pour la construction d’instruments prototypes de très haute précision. C’est la clé du succès puisque c’est dans ces ateliers que seront construits durant des décennies des nacelles stratosphériques capables d’atteindre 30 kilomètres d’altitude (une spécialité de l’Observatoire de Genève) et différentes générations de télescopes, de photomètres et spectromètres. L’un d’eux, baptisé Elodie (l’ancêtre des Harps et Espresso actuels), a été installé sur un télescope de l’Observatoire de Haute-Provence. C’est lui qui a permis la détection en 1995 de 51 Peg b, la première planète extrasolaire connue. Une découverte majeure qui, 25 ans plus tard et après l’identification de plusieurs milliers d’exoplanètes, a débouché sur la création du Centre de recherche sur la vie dans l’Univers à Sauverny et sur le projet du Centre 51 Peg qui sera ouvert au grand public.

Anton Vos