Campus n°151

La sobriété, c’est l’affaire de tous

3DO1.jpg

Pour faire face aux menaces qui pèsent sur l’approvisionnement en énergie du pays, le Conseil fédéral sonne l’heure de la sobriété. Un défi auquel des chercheurs de l’UNIGE s’intéressent depuis plusieurs années et qui passera immanquablement par un changement de modèle sociétal.

Crise climatique oblige, l’électricité disponible en Suisse suffit de moins en moins à couvrir les besoins de la population durant la saison froide, essentiellement à cause du bas niveau des barrages. Le pays ne produit par ailleurs ni gaz ni pétrole. Et il ne dispose pas de sites de stockage suffisants pour faire face aux risques qui pèsent sur l’approvisionnement en énergies fossiles depuis le déclenchement de la guerre en Ukraine. Dans un tel contexte, la seule variable d’ajustement qui demeure consiste à agir sur la demande. D’où les appels à la sobriété énergétique qui se font de plus en plus pressants depuis le printemps dernier. Comment faire cependant pour passer d’un modèle prônant la consommation à outrance à une société plus frugale ? Si une partie du chemin a déjà été accomplie, notamment à Genève, la route reste longue. Elle passe par des mesures structurelles, une capacité à planifier le changement mais aussi et surtout une modification de nos comportements. Un sujet sur lequel Marlyne Sahakian, professeure associée au Département de sociologie (Faculté des sciences de la société), travaille depuis des années et auquel elle vient de consacrer un podcast. Entretien.

Campus : Depuis le déclenchement de la guerre en Ukraine, le concept de «sobriété énergétique» est mis en avant par de nombreux gouvernements, dont le nôtre. Quels changements implique-t-il par rapport aux efforts consentis dans le cadre de ce qu’on appelait jusqu’ici la «transition énergétique» ?

Marlyne Sahakian : En Suisse, on évoque la nécessité de réduire les émissions de CO2 depuis 2017, date à laquelle le peuple a accepté une loi sur l’énergie. Pour y parvenir, on a longtemps misé sur deux axes. Le premier consistant à rendre le système de production d’énergie et nos outils technologiques plus efficaces et le second reposant sur le soutien aux énergies renouvelables. Les panneaux solaires, Genilac – qui permet de fournir du froid ou de la chaleur à distance – ou l’électrification de nos systèmes de mobilité sont des outils nécessaires mais qui ne sont pas suffisants et qui dénotent une certaine forme de techno-optimisme dont le concept de «sobriété énergétique» permet précisément de se détacher.

De quelle manière ?
L’idée centrale de la sobriété énergétique, ce n’est pas d’améliorer l’efficacité des systèmes existants mais bien d’éviter une certaine partie de la demande énergétique tout en répondant aux besoins humains. Autrement dit : il s’agit de trouver une façon de consommer moins en prétéri­tant aussi peu que possible notre bien-être et notre qualité de vie. Une idée qui, jusqu’à une époque très récente, était généralement très mal reçue. Aujourd’hui, les choses ont changé. Le dernier rapport du GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat), publié en avril 2022, montre en effet que même si on parvenait à atteindre le maximum d’efficacité énergétique et à installer un maximum de sources d’énergie renouvelable, on ne parviendrait pas à inverser la tendance actuelle sans réduire la demande.

Ce qui est plus facile à dire qu’à faire…
En effet, mais la chose n’est pas impossible non plus. Dans le monde de la recherche, on parle de sobriété énergétique depuis un certain nombre d’années déjà. Le réseau Enough (International network for sufficiency research and policy), qui existe depuis 2017 et qui regroupe aujourd’hui près de 150 membres à l’échelle européenne, contribue par exemple à faire connaître et à diffuser les travaux scientifiques menés sur le sujet. Et ceux-ci permettent de dégager un certain nombre de pistes.

Lesquelles ?
Dans mon domaine d’expertise, par exemple, qui porte sur la consommation dans une perspective de durabilité, et donc sur le rôle des ménages dans la transition énergétique, il y a quatre postes très significatifs en termes d’impact environnementaux : le chauffage des bâtiments, l’alimentation, la mobilité et l’industrie du textile. Dans le premier cas, il n’y a pas grand monde pour contester le bien-fondé de changements structurels dans l’enveloppe thermique des bâtiments pour réduire leur consommation. Dans le domaine de l’alimentation, en revanche, c’est plus délicat.

Pourquoi ?
Les enjeux socioculturels y jouent un rôle plus important. La viande et les produits laitiers sont les principaux responsables des émissions de carbone. Réduire leur consommation est donc nécessaire pour la santé humaine et de la planète. Mais manger des régimes carnés fait aussi partie de nos traditions et de nos mœurs, sans parler de l’emblématique fondue. Il faut donc prendre en compte cette charge émotionnelle si on souhaite faire évoluer les comportements dans ce domaine.

Idéalement, quelle devrait être notre consommation de produits carnés ?
Il est difficile d’articuler un chiffre précis car cela dépend des modes de production – la provenance du fourrage par exemple. Mais la viande devrait constituer un menu de fête, quelque chose de rare, qui n’appartient pas à la norme de notre alimentation.

Un régime végétarien est-il forcément meilleur pour la planète ?
Il est souvent compliqué d’exclure les produits carnés de son alimentation tout en privilégiant des produits locaux. Tout le monde n’est pas d’accord de manger de la soupe aux légumes tous les jours. La plupart des gens préfèrent un régime diversifié. Or, les recettes végétariennes, souvent inspirées d’autres pays que les nôtres, comprennent des ingrédients plus ou moins exotiques dont le bilan carbone n’est pas toujours très bon.

Vous insistez également sur le fait que ce genre de transi­tion nécessite une forme d’accompagnement…
Devenir végétarien suppose en effet d’acquérir de nouvelles compétences, afin de pouvoir varier les recettes et maîtriser de nouveaux aliments, mais aussi un contexte favorable, comme une offre adaptée dans les restaurants ou dans nos relations sociales. C’est un processus qui ne se fait pas du jour au lendemain et qui peut être facilité par la mise en place de cours, d’ateliers et par des sites de démonstration. Toutes les cantines scolaires ou d’entreprises devraient être végétariennes – comme c’est le cas depuis cet automne dans un restaurant du bâtiment d’Uni Mail – ou, au pire, ne proposer des menus contenant de la viande qu’une fois par mois. La sobriété ne doit pas être comprise uniquement comme un choix individuel. Elle est collective et les institutions devraient montrer l’exemple. Et ce qui est vrai pour l’alimentation l’est aussi pour le chauffage ou l’éclairage. Cet hiver, on s’attend à ce que les secteurs publics et privés montrent l’exemple. À quoi bon éteindre les lumières chez soi si les publicités restent éclairées en centre-ville?

Vous avez des exemples d’initiatives qui pourraient inciter à la sobriété ?
En 2018, j’ai eu l’occasion de coordonner le volet suisse du projet européen Energise. Lancé dans dix pays, celui-ci visait à mieux comprendre les pratiques de consommation énergétiques des ménages en fonction du contexte social. Deux défis ont été mis en place au sein de 300 ménages, dont 36 à Genève : baisser la température ambiante des logements à 18 °C et réduire de moitié les cycles de lessive, durant quatre semaines. Trois mois après l’expérience, nous avons constaté que la diminution de 1 °C de la température ambiante du logement n’avait pas d’impact sur le confort thermique des habitants, tout en permettant une économie d’énergie de 6 %. Les ménages sont par ailleurs parvenus à faire une lessive de moins par semaine. À l’échelle de la Suisse, une lessive de moins représente une économie d’environ 13 millions de m3 d’eau, soit plus de 5000 piscines olympiques et la consommation d’électricité annuelle de 90 000 ménages. Conclusion : le changement est possible mais il ne va pas de soi, parce que tout cela a demandé un accompagnement assez lourd. Il faut donc engager les gens vers un but commun, leur donner un espace-temps pour être dans une posture de réflexivité afin de mettre en question leurs habitudes – le laboratoire vivant, ou Living Lab, est une approche assez tendance en ce moment.

Est-ce que le changement doit passer par des actes individuels ?
Il y a quelques années, nous avons mené une étude sur la transition énergétique dans le cadre du Programme national de recherche du FNS « Gérer la consommation d’énergie ». Une enquête issue de ce projet visait à comprendre comment les Suisses romands envisagent cette mutation. Les résultats montraient très clairement que pour la majorité des personnes interrogées, la transition passait par des actes individuels, une série d’écogestes que l’on pouvait effectuer en tant que consommateur ou consommatrice. Le problème, c’est que ce raisonnement, même s’il n’est pas faux en soi, a ses limites.

Que prônez-vous alors ?
Il est nécessaire d’organiser la durabilité au niveau collectif afin d’entraîner les gens dans le mouvement même s’ils n’en sont pas conscients ou qu’ils n’ont pas pris cette décision. Ce qui s’est passé à Genève avec les pistes cyclables durant la pandémie en est l’illustration. Au moment du confinement, on a imposé à la population toute une série de contraintes. Les gens ont arrêté de prendre l’avion et de courir les magasins. Ils ont pris d’assaut la campagne genevoise pour acheter des œufs et des légumes et l’agriculture locale a prospéré. Mais une fois les contraintes levées, beaucoup de personnes ont repris leurs anciennes habitudes. La pratique du vélo, en revanche, semble avoir explosé à Genève depuis la pandémie. C’est dû aux pistes cyclables, qui représentent un changement structurel, mais aussi au fait que l’on voit de plus en plus de personnes à vélo, ce qui normalise ce moyen de transport, qui devient aussi plus sécurisé. On voit donc que lorsqu’on lève une contrainte, un retour à la normale est à prévoir, sauf si des conditions-cadres (matérielles et dans le registre des normes sociales) ont été mises en place.

À cet égard, que pensez-vous du train de mesures annoncé par le Conseil fédéral qui vise, pour l’essentiel, à promouvoir des actions individuelles ?
On ne peut pas sur-individualiser la responsabilité face à la crise énergétique. Je suis assez sidérée par les directives fédérales sur la façon dont les ménages doivent économiser de l’énergie cet hiver. Mettre le couvercle sur les casseroles ou se brosser les dents à l’eau froide sont des micro-gestes qui ne me dérangent pas. Mais nous faire croire que le poids est là, c’est un peu désolant. Et ça l’est d’autant plus qu’il n’y a aucun sens des priorités pour accompagner ces mesures et aucune information sur les objectifs à atteindre. Quand on se trouve face à ces injonctions hyper-­individualistes, on a tendance à perdre un peu la valeur que peut avoir le fait de travailler ensemble. À mon sens, une des questions centrales serait de réfléchir au moyen de concilier bien-être et sobriété. Autrement dit de savoir si on peut vivre mieux avec moins, ou plutôt, avec assez.

Et quelle est votre réponse ?
Depuis près d’un demi-siècle, des études montrent qu’au-delà d’un certain seuil, on n’a pas nécessairement besoin de plus de biens matériels pour être plus heureux. Partant de là, on peut se demander ce qui nous suffit pour répondre à nos besoins humains et ce que cela signifie de bien vivre. Pour répondre à cette question, nous avons développé avec des collègues la notion de « couloirs de consommation », bordés d’une limite inférieure et supérieure. La première est bien établie. Il existe des seuils assez clairs qui définissent ce qu’est la précarité. Mais où faut-il fixer la seconde? Il y a encore un débat sur ce point mais, passé cette difficulté, une grande diversité des usages est possible à l’intérieur de ces couloirs de consommation au sein desquels on devrait pouvoir répondre à nos besoins sans entraver la possibilité d’autres personnes de faire de même, aujourd’hui et pour les générations à venir.

Explorer ce type de questions, c’est précisément l’objectif du projet Wellbeing, Energy Futures and Everyday Life (Wefel) que vous avez lancé en 2020. Pouvez-vous nous en dire quelques mots ?
Ce projet traite de la manière dont nos imaginaires se projettent dans un avenir qui se veut à la fois efficace, sobre et durable du point de vue énergétique. La plupart du temps, lorsqu’on évoque la transition énergétique ou la crise climatique, on se retrouve face à des projections assez catastrophistes, à des données abstraites et à des scénarios qui ne sont pas facilement compréhensibles par le grand public. Notre idée était de reprendre ces informations et de les réinterpréter sous forme de bandes dessinées qui montreraient à quoi pourrait ressembler le quotidien de cinq personnages vivant à Genève en 2035. Quentin et Jasmine vivent ainsi dans un contexte où il n’y a pas toujours ce qu’on veut quand on va au supermarché parce que la surproduction a disparu. La viande devient un mets assez exceptionnel, la manière de gérer les espaces urbains a changé, on mange davantage de produits locaux. Emma illustre les questions relatives à la mobilité alors qu’Audrey et Hussein sont aux prises avec le télétravail, la nécessité de réparer plutôt que d’acheter du neuf, etc.

À quoi servent ces supports ?
Avec Orlane Moynat, assistante au Département de sociologie, nous utilisons ces BD dans des ateliers avec des citoyens et des citoyennes. On en a déjà touché une centaine à Genève. L’idée, c’est de les faire débattre de ces différentes représentations. Pour chaque scénario, on quantifie également les économies d’énergie qui pourraient être réalisées et on demande aux participants et participantes si elles valent la peine en regard des modifications de la qualité de vie qui en découlent. La question des inégalités est centrale, car tout le monde n’est pas censé changer son mode de vie de la même manière, cela varie notamment en fonction des fourchettes de revenus. À l’issue de l’exercice, l’objectif est que les personnes invitées discutent sur le fait de savoir si la transition énergétique est souhaitable. Mais aussi qu’elles réfléchissent à la manière dont on pourrait atteindre ces objectifs en agissant de manière collective. C’est un projet qui utilise des représentations du futur pour repenser le présent.

Et quels types de réponses obtenez-vous ?
Nous n’avons pas encore analysé les données récoltées en détail mais ce qui se dégage, c’est le sentiment très positif qu’éprouvent les personnes lorsqu’on leur donne l’opportunité d’avoir voix au chapitre sur le sujet de la transition énergétique. Participer est aussi un besoin humain. L’approche par le bien-être permet de discuter de la transition en d’autres termes que purement économiques. Grâce à ces personnages de BD, on découvre aussi que la sobriété énergétique n’est pas une condamnation à passer le reste de notre existence enfermé dans une cave en s’éclairant à la bougie.

Dans le même ordre d’idées, vous coordonnez la participation suisse dans le projet européen « Dialogues » qui a démarré en 2021. En quoi consiste-t-il exactement ?
Ce projet vise à explorer la notion de citoyenneté énergétique sur laquelle la littérature n’est pas du tout claire. Dans une démocratie semi-directe comme la Suisse, on pourrait se demander s’il est vraiment nécessaire, pour impliquer davantage les citoyens dans la transition énergétique, de développer d’autres moyens que les votations, les référendums et les initiatives. Selon moi, la réponse est oui. La participation citoyenne, au niveau des communes par exemple, peut apporter un plus. Dialogues propose des forums citoyens pour construire, en collaboration avec le monde de la recherche, de nouvelles connaissances. Travailler ensemble, c’est la possibilité de faire émerger de nouvelles idées, de proposer des initiatives au niveau des communes, et de contribuer à augmenter l’implication des citoyens dans la transition énergétique.

Comment traduire cette intention dans les faits ?
Dialogues regroupe sept pays européens. Dans chacun d’eux, l’étude s’intéresse à des populations dites « difficiles d’accès » en vue d’imaginer des moyens de les impliquer dans la transition énergétique. En Allemagne, ce sont des femmes qui ont été retenues, en Grèce ce sont des habitants de petites îles, en Norvège, des populations rurales. À Genève, nous avons choisi de porter notre attention sur des personnes bénéficiant de revenus plutôt élevés et qui habitent dans des communes favorisées comme Collonge-Bellerive ou Vandœuvres. Ce sont des gens qui ont souvent de gros moyens mais qui ont peu de temps à consacrer à ce genre de questions et qui ne sont pas forcément acquis aux principes de la durabilité. Nous organisons une série d’événements cet automne en collaboration avec des collectifs citoyens qui ont déjà émergé dans ces communes et en lien avec certaines mairies. Tout ça doit aboutir en janvier à un atelier lors duquel les participant-es vont établir eux-mêmes et elles-mêmes un plan climat pour et par le collectif.

 

L’UNIGE sur la voie de la sobriété énergétique

L’Université de Genève consomme chaque année : 47 000 MWh d’électricité, 17 500 MWh de gaz et 5500 MWh de mazout. Pour faire face au risque de pénurie et conformément au plan d’action du Conseil d’État en matière d’économies d’énergie, l’institution a élaboré son propre plan de sobriété volontaire pour l’hiver à venir. Réduction de la température dans les locaux, suppression de la distribution d’eau chaude où cela est possible, extinction de l’éclairage nocturne : telles sont les principales mesures prises afin de protéger les activités essentielles de l’institution. Ces restrictions institutionnelles sont complétées par une incitation à adopter une série de gestes simples qui s’adresse à l’ensemble de la communauté académique et qu’on peut retrouver sur un site web dédié.
À moyen terme, il est également envisagé de mutualiser certains équipements ou de les arrêter de manière automatique durant la nuit. Une stratégie de développement est, par ailleurs, en train de se dessiner pour le campus. Elle inclut notamment la rénovation des bâtiments et la mise en place d’éléments de durabilité, notamment la production d’énergie solaire.
Plusieurs réalisations récentes ont en outre permis de réduire la dépendance de l’Université aux énergies fossiles. Les bâtiments abritant la Faculté des sciences viennent ainsi d’être connectés à un des réseaux de chauffage à distance du canton. Bien que celui-ci soit encore alimenté par des énergies fossiles, il devrait passer au renouvelable dans le futur. Une pompe à chaleur a par ailleurs été installée à Uni Dufour afin de récupérer la chaleur générée par le parc de serveurs et il est également envisagé de récupérer la chaleur de l’air extrait des laboratoires au CMU.

www.unige.ch/economiedenergie