Campus n°151

«Si l’on ne comprend pas qu’il y a un problème, on ne change pas»

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Une étude récente s’est penchée sur les barrières psychologiques qui empêchent les individus d’adopter un comportement durable. Elle en a identifié cinq et propose des solutions pour chaque cas de figure.

Comment faire pour que les gens changent de comportement et en adopte un qui soit plus en adéquation avec la lutte contre les changements climatiques ? C’est exactement à cette question qu’a tenté de répondre un Policy Brief publié par le Geneva Science-Policy Interface (GSPI) et présenté le 28 janvier 2020 au Palais des Nations. Pour ce faire, l’auteur, Tobias Brosch, professeur associé à la Section de psychologie et directeur du Consumer Decision and Sustainable Behavior Lab (Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation), a épluché plus de 400 études de psychologie, de neurosciences, de sciences affectives ou encore d’économie comportementale. Le chercheur a ainsi réussi à identifier cinq barrières psychologiques susceptibles d’empêcher les individus non seulement d’accepter la réalité des changements climatiques mais aussi de changer de comportement afin de les contrecarrer. Il ne fait aucun doute que chacun se reconnaîtra dans au moins un des freins. Explications.

Barrière perceptuelle

La première de ces barrières psychologiques est perceptuelle. Les changements climatiques sont en effet longtemps restés un phénomène abstrait et lointain à la fois dans le temps et dans l’espace. Et il n’est pas donné à tout le monde de se sentir concerné par la probabilité d’assister, d’ici à un demi-siècle, à une augmentation de 2 degrés de la température mondiale, ce qui entraînerait une augmentation du risque que surviennent des catastrophes naturelles quelque part dans le monde.
«Le cerveau humain est formaté pour réagir à une attaque d’ours, pas à une menace probabiliste et lointaine dont on ne comprend pas immédiatement la gravité, précise Tobias Brosch. Une augmentation de la température de 2 degrés pourrait même passer pour une perspective plutôt agréable aux yeux de certains. En d’autres termes, si l’on ne comprend pas qu’il y a un problème, on ne va pas changer de comportement.»
Pour y remédier, les psychologues recommandent depuis longtemps de ne pas communiquer avec des statistiques mais avec des images plus affectives. Et les thèmes pour en fabriquer ne manquent pas. Ils se multiplient même ces dernières années puisque la Suisse devient elle-même de plus en plus souvent victime de conséquences du dérèglement climatique sous la forme de canicules à répétition, de sécheresses, de périodes de gel décalées par rapport au cycle de la végétation, de crues ou encore de glissements de terrains.

Barrière motivationnelle

Le deuxième frein est le manque de motivation. Dans ce cas de figure, la réalité des changements climatiques n’est pas remise en cause mais la menace qu’elle fait peser n’est pas perçue comme suffisante pour que l’on abandonne son mode de vie, pour que l’on renonce à prendre l’avion pour un week-end de vacances ou à manger de la viande tous les jours. On a ici affaire à un trait bien connu de la psychologie humaine, ancré dans notre mécanisme cognitif, qui est l’aversion à la perte. De façon quasi instinctive, tout changement est en effet évalué comme quelque chose de plus négatif que l’éventuel avantage qu’il pourrait apporter.
Le défi consiste donc à rendre le comportement durable plus attractif alors qu’il est encore souvent associé à des pertes de confort et d’opportunités. Faire du vélo sous la pluie, mettre un chandail à la maison ou ne pas aller à Barcelone pour deux jours ne sont souvent pas des perspectives considérées comme réjouissantes. Pour y faire face, une façon de procéder consiste à mettre en évidence les cobénéfices liés à un comportement durable.
«On peut insister sur le fait que prendre le vélo pour aller au travail est bon pour la santé, explique Tobias Brosch. On peut aussi mettre l’emphase sur le statut social. Un des meilleurs exemples, dans ce domaine, est l’acquisition d’une voiture électrique. L’individu qui en achète une montre qu’il agit pour la planète et, en même temps, qu’il peut se permettre de dépenser beaucoup d’argent puisqu’il s’agit souvent encore d’un objet de luxe. »
Dans le même ordre d’idées, les promoteurs d’un comportement durable pourraient aussi insister sur le fait que les investissements dans les progrès techniques (par exemple, les sources d’énergie renouvelable) sont bénéfiques pour l’économie du pays, que la lutte contre les changements climatiques est un objectif commun qui, si tout le monde y aspire, rendra la société plus cohérente et chaleureuse.
«Une étude a montré qu’une communication sur les cobénéfices parvient même à convaincre les climatosceptiques, se réjouit Tobias Brosch. Que ces personnes adoptent un comportement plus durable non pas pour sauver la planète mais pour leur propre satisfaction sociale n’est au fond pas bien grave. C’est le résultat qui compte.»
Un nouveau concept a par ailleurs fait son entrée en psychologie comportementale, le warm glow, inventé par des économistes surpris de constater que l’humain n’est pas un pur consommateur égoïste et parfaitement rationnel. Ce sentiment chaleureux et bien réel que l’on ressent quand on fait quelque chose de bien est compris comme une sorte de récompense interne pour un geste altruiste. Le potentiel de ce levier psychologique semble prometteur. Des travaux scientifiques ont montré que son actionnement augmente chez les individus la probabilité de renforcer un comportement perçu comme vertueux.

Barrière morale

Malgré ses travers égoïstes, l’humain cherche souvent à passer pour une personne moralement acceptable. Le problème, c’est que, pour la plupart des gens, les comportements durables n’entrent pas encore dans le champ de la moralité.
«C’est en train de changer lentement, surtout chez les jeunes, nuance Tobias Brosch. La militante écologiste suédoise Greta Thunberg tient des discours très chargés en émotions et quand elle dit ‘Je ne veux pas ton espoir, je veux que tu ressentes la peur que je ressens chaque jour et ensuite je veux que tu agisses !’, on entre dans le domaine de la morale. Mais tout le monde n’y est pas sensible et cela crée des conflits et des incompréhensions, notamment entre les générations et entre les ailes politiques. En caricaturant, les jeunes activistes ne comprennent pas que l’on puisse penser à autre chose qu’à la menace climatique alors que les conservateurs plus âgés s’insurgent que l’on ose bloquer la circulation ou que l’on s’en prenne à des œuvres d’art. Certaines valeurs sont incompatibles.»
La psychologie enseigne qu’il existe, communément, cinq fondements de la moralité susceptibles de déclencher des réactions d’indignation ou de colère lorsqu’ils sont attaqués. Mais ils ne sont pas valorisés également par tout le monde. Très brièvement, le premier, préjudice, préconise de ne pas faire de mal aux autres. Le deuxième, équité, commande qu’il n’y ait pas trop d’injustices. Le troisième, patriotisme, demande la protection des membres de son groupe, ce qui peut signifier sa famille, sa communauté, les personnes qui sont comme soi, son pays, etc. Le quatrième, respect, impose le respect envers les aînés, les sages ou encore la hiérarchie. Et enfin le cinquième, pureté, défend tout ce qui est considéré comme propre en opposition à ce qui est sale. Le dégoût, qui du point de vue évolutif est une émotion apparue pour nous protéger contre les contaminations physiques, peut en effet déclencher une réaction morale lorsqu’on est confronté à une idée considérée comme sale ou à la personne qui la défend.
Des études ont montré que les valeurs morales sont fortement corrélées aux orientations politiques. Les personnes plutôt à gauche mettent plus d’emphase sur les deux premiers fondements (préjudice et équité). Tandis que celles qui se disent plutôt à droite sont beaucoup plus sensibles aux trois autres (patriotisme, respect et propreté).
«Le problème, c’est que la communication autour des changements climatiques et du développement durable est presque toujours articulée autour des deux premiers fondements, estime Tobias Brosch. En gros, il ne faut pas faire mal à la planète et il est injuste que les pays en développement souffrent le plus alors que ce sont les pays développés qui sont responsables de la situation. Du coup, ce type de communication morale ne touche que la gauche qui est déjà en grande partie sensibilisée à ces questions. Elle manque l’autre moitié de la population, qui est pourtant celle qu’il faudrait viser en priorité.»
Il est cependant possible d’axer des campagnes de sensibilisation sur les valeurs morales dites de droite. On peut ainsi faire vibrer la fibre patriotique avec l’image d’une Suisse qui souffre à cause des vagues de chaleur qui se multiplient, des glaciers qui fondent ou des glissements de terrains causés par des intempéries plus fréquentes. Ou avec celle, plus positive, d’une mère patrie qui acquiert une autonomie énergétique grâce aux énergies renouvelables. Le respect de la hiérarchie est activé auprès d’un segment assez conservateur de la population lorsque le pape François affirme, comme il y a quelques années, que la protection de la planète est un devoir pour les chrétiens. Quant à la pureté, rien de plus facile que de brandir la menace de la destruction du paysage, de la pollution et des maladies. Des études ont montré que lorsqu’on présente les changements climatiques en termes de contamination et de saleté, on mobilise davantage les franges conservatrices de la population.

Barrière sociale

Animal social, l’humain est très influencé par ce que font et pensent ses congénères. Et s’il pense que les autres ne font rien, il ne fera rien non plus. Surtout dans le cas des changements climatiques, un problème d’une ampleur colossale qui décourage facilement.
«Mais si les autres agissent dans le bon sens, cela vaut la peine de le communiquer le plus possible afin d’actionner le levier des normes sociales, précise Tobias Brosch. C’est un moyen très efficace mais qui est sous-utilisé. On le voit dans une de mes études préférées, menée en Californie. Des chercheurs ont fait ajouter sur la facture d’électricité des ménages la consommation moyenne du voisinage. En un coup d’œil, chaque client sait ainsi s’il fait mieux ou moins bien que les autres. Et en une semaine, tout le monde s’est aligné. Personne ne veut passer pour le seul énergivore de la rue.»
Le seul problème, c’est que les ménages les plus vertueux se sont eux aussi adaptés mais en consommant plus. Les chercheurs ont trouvé une parade tout aussi simple en apposant un petit smiley sur la facture en cas de consommation raisonnable (ils ont même ajouté une petite émoticône fâchée dans le cas contraire mais y ont finalement renoncé sous la pression de certains clients un peu vexés). Avec presque rien, cette expérience combinant normes sociales descriptives (ce que font les voisins) et injonctives (ce que les autres pensent que l’on devrait faire) a permis de réduire la consommation d’électricité des ménages de 2 %. Cela peut paraître modeste mais sur 50 millions de ménages, cela devient significatif.

Barrière de l’action

On peut être convaincu par la réalité des changements climatiques, avoir la motivation de se mobiliser, trouver que c’est moralement juste d’adopter un comportement durable mais ne toujours pas savoir quoi faire. Ou d’estimer que sa petite personne ne pourra jamais, seule, changer les choses.
«Le but, évidemment, n’est pas d’agir seul mais collectivement, pointe Tobias Brosch. Si l’on veut une transformation au niveau de la société, il faut que tout le monde change au niveau individuel. Il convient donc de communiquer sur l’efficacité des actions que l’on peut entreprendre mais aussi transmettre les bonnes compétences. Il est nécessaire d’expliquer qu’éteindre la lumière en sortant, c’est bien mais que les mesures véritablement efficaces consistent plutôt à renoncer à prendre l’avion pour le week-end, à favoriser les destinations de vacances à portée de train ou à manger moins de viande. Publier une liste de 50 choses à faire pour devenir un citoyen sobre par excellence, c’est décourageant. Il vaut mieux en rester aux deux ou trois mesures les plus efficaces et les plus adaptées aux compétences de chacun. Si l’on veut obtenir un changement de comportement, il convient de rendre celui que l’on désire attractif et facile.»
C’est d’autant plus important que l’humain est pétri d’habitudes. Si un individu prend une douche chaude de vingt minutes chaque matin puis se rend au travail en voiture, ce n’est pas parce qu’il a évalué les coûts et les bénéfices de ces actions. C’est simplement parce qu’il l’a fait tous les jours jusqu’à maintenant. L’avantage, c’est que ce comportement automatisé permet de prendre des décisions sans beaucoup de réflexion. L’inconvénient, c’est qu’il ne permet pas de s’adapter facilement à de nouvelles circonstances. Le changer demanderait un effort cognitif important.
Il est d’ailleurs parfois utile d’agir à la place du consommateur. À Saint-Gall, par exemple, les services industriels ont inscrit par défaut tous leurs nouveaux clients dans la catégorie d’énergie la plus verte qui est aussi la plus chère. Cette stratégie fonctionne très bien, les gens ne faisant en général pas l’effort de changer cette donnée pour choisir la moins chère (et la moins écologique). Des études ont en effet montré que si l’option par défaut est l’énergie la moins chère, seul 10 % des clients font l’effort de choisir l’énergie verte. Et si l’option par défaut est l’énergie verte, 70 %
des clients conservent ce choix.
«Cela dit, même si cela peut grandement aider, il semble clair que nous ne résoudrons pas le problème des changements climatiques à l’aide de la seule psychologie, conclut Tobias Brosch. C’est très bien de réussir à motiver la population, à pousser les individus à adopter les bons comportements ou encore à les convaincre qu’en tant que consommateur, citoyen ou encore investisseur, ils sont des acteurs à part entière de la société et que leurs gestes peuvent produire des résultats. Mais ce qui est encore mieux, si l’on veut éviter d’aller dans le mur, c’est d’opérer un changement systémique radical de notre économie.»