Campus n°152

Quitter la clandestinité, entre libération et désillusion

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L’étude Parchemins a suivi durant quatre ans 400 personnes résidant sans statut légal à Genève, dont la moitié avait entrepris la procédure de régularisation Papyrus. Arrivée à son terme, elle livre ses résultats.

L’octroi d’un permis de séjour permet d’améliorer la qualité de vie des migrants sans papiers puisqu’il éloigne la peur d’un renvoi et autorise enfin une liberté de mouvement au-delà des frontières du pays d’accueil. Mais, en même temps, il n’apporte pas immédiatement les bénéfices attendus sur la santé et les conditions de vie des personnes concernées tout en créant un stress lié à de nouvelles obligations administratives. Tels sont les résultats de l’étude « Parchemins » qui a suivi durant quatre ans une cohorte de 400 personnes migrantes vivant dans la ville du bout du lac et mesuré l’impact de la régularisation de leur statut sur leur parcours de vie. Fruits d’une collaboration entre l’Université et les Hôpitaux universitaires de Genève (HUG), les conclusions de l’étude ont été présentées le 15 février dernier lors d’une rencontre publique entre les migrant-es, les scientifiques, les professionnel-les de terrain et de la santé et des représentant-es politiques.
Conduite par Yves Jackson, professeur assistant à la Faculté de médecine et responsable de la Consultation ambulatoire mobile de soins communautaires (Camsco) aux HUG, et Claudine Burton-Jeangros, professeure au Département de sociologie (Faculté des sciences de la société), l’étude Parchemins a, lors de sa première campagne d’enquêtes, enrôlé 464 personnes. Certaines d’entre elles étaient intégrées dans l’opération de régularisation des «travailleurs étrangers sans statut légal» Papyrus, menée par le canton de Genève en 2017-2018. D’autres n’avaient pas de permis
de séjour parce qu’elles ne le souhaitaient pas ou ne remplissaient pas les critères pour en détenir un. L’ensemble des participants et des participantes a été soumis chaque année, durant quatre ans, à une enquête approfondie permettant de mesurer le déploiement dans le temps d’éventuels effets de la régularisation sur différents aspects de leur vie. La dernière enquête a eu lieu en mars 2022.

Une libération

«La régularisation a été, en général, vécue comme une libération, estime Yves Jackson. Au sens propre, d’abord, puisque le permis de séjour a fait sortir ces personnes de l’ombre, de recommencer à voyager et de revoir physiquement les membres de leur famille restés au pays, parfois après dix ou quinze ans de séparation. Certain-es participant-es à l’opération Papyrus ont pu se marier à Genève et des femmes ont enfin pu divorcer de leur conjoint resté au pays. Au sens figuré aussi, puisque des travailleurs régularisés ont pu saisir des opportunités inattendues, comme changer de secteur de travail, se lancer dans l’entrepreneuriat ou encore se muer en citoyennes et citoyens actifs dans la société.»
Le nombre d’emplois déclarés a augmenté, certaines femmes de ménage ont été directement engagées par une entreprise et ont ainsi gagné en sécurité et stabilité, les conditions de travail et salariales se sont en général améliorées mais, somme toute, assez modestement. En réalité, selon les auteurs, pour la plupart des sans-papiers régularisés, le retard accumulé dans le processus d’intégration est tellement grand qu’il faudra des années, voire une génération, avant qu’ils puissent bénéficier pleinement des prestations sociales auxquelles ils ont droit, de l’accès aux soins et d’emplois qui soient à la hauteur de leurs attentes et de leurs qualifications. En d’autres termes, Papyrus n’est pas une baguette magique. Et offrir un permis de séjour ne suffit pas à corriger tous les désavantages accumulés durant la période de clandestinité.
«Nous avons observé que les travailleuses et travailleurs régularisés expriment une satisfaction dans la vie significativement plus grande que les sans-papiers, souligne Claudine Burton-Jeangros. Mais au-delà de ça, la régularisation ne produit pas d’effets majeurs rapidement observables. Les changements sont plutôt lents, tant au niveau des bénéfices sur la santé que sur le revenu. La situation socio-économique des sans-papiers régularisés reste en effet difficile dans un contexte d’abondance générale.»
L’étude révèle ainsi que la plupart des personnes régularisées restent dans les mêmes secteurs d’activité, essentiellement l’économie domestique, la construction ou la restauration. Pourtant, deux tiers de ces personnes ont un niveau de diplôme professionnel ou universitaire et cherchent un emploi à la hauteur de leurs compétences.
Par ailleurs, si l’octroi du permis B règle un certain nombre de problèmes majeurs, il crée aussi de nouveaux stress. Il faut désormais payer des impôts et une assurance maladie, ce qui vient grever leur budget. De plus, le permis doit être renouvelé tous les ans et il ne peut l’être que si, selon la nouvelle loi sur les étrangers, le ou la candidate ne bénéficie pas de l’aide sociale.

Le choc du Covid-19

Parchemins montre aussi que la santé psychologique, déjà altérée par des années de cumul de stress, ne s’améliore pas vraiment dans les premières années après la régularisation. L’irruption de la pandémie de Covid-19, en plein milieu de l’étude, n’a pas aidé ces personnes à aller mieux.
«Cette population a été la première et la plus durement touchée par le confinement de 2020, se souvient Yves Jackson. Notre étude a confirmé que la situation de ces personnes, déjà précaire, s’est subitement péjorée avec la perte de leur travail. Leur capacité à payer leur loyer s’en est trouvée menacée, tout comme leur santé et la petite sécurité financière que certains ou certaines avaient pu construire.»
Une étude centrée sur un sous-échantillon de Parchemins, parue le 16 décembre 2022 dans Frontiers in Public Health, montre ainsi que les migrant-es ont été confronté-es à des difficultés «cumulatives et rapidement progressives» dans les domaines essentiels de la vie à la suite du confinement décidé par les autorités fédérales en mars 2020. Cette population a présenté une prévalence élevée d’exposition au Covid-19, une mauvaise santé mentale et un renoncement fréquent aux soins de santé pour raison économique. En outre, la perte d’heures de travail et de revenus s’est conjuguée à une insécurité alimentaire et de logement fréquente. Dans ce groupe, environ une personne sur quatre a ainsi connu la faim.
Malgré ces besoins non satisfaits, la moitié n’a pas demandé d’aide extérieure pour des raisons qui varient selon le statut juridique. Les sans-papiers, récemment régularisés ou non, ont estimé que demander de l’aide pouvait représenter une menace pour le renouvellement ou une future demande de permis de séjour.

Pérenniser Papyrus

Devant ce bilan à moyen terme assez mitigé, les auteurs de l’étude Parchemins formulent un certain nombre de recommandations à destination des décideurs politiques. La première consiste à pérenniser Papyrus qui a été conçue comme une opération unique destinée à donner un coup de fouet au système de régularisation cantonal des travailleurs/euses en situation irrégulière. «Une accélération des régularisations bénéficierait à toute la société et pas seulement aux sans-papiers, argumente Yves Jackson. En sortant de la clandestinité, ces personnes participent au bien-être et à la cohérence de la société ainsi qu’au dynamisme de l’économie régionale. Elles sont en effet actives (et compétentes) dans des secteurs qui ont justement de grands besoins en personnels, tels que celui de la santé ou des services à la personne et représentent une force de travail magistrale, ce qui est une aubaine pour les employeurs. Sans compter qu’elles aident à financer les retraites.»
Les auteurs recommandent également d’accompagner les sans-papiers régularisés afin d’éviter qu’ils ne retombent dans un statut de vulnérabilité. Il serait utile, estiment-ils, de valoriser leurs compétences acquises durant des années. «Quand on a été garde-malade durant quinze ans, on sait ce que c’est que de s’occuper de personnes âgées, précise Yves Jackson. Il n’est pas nécessaire de leur demander une formation supplémentaire qui prendrait des années et ne servirait qu’à les décourager. Il faut au contraire faciliter leur transition vers le monde du travail formel.»

Anton Vos