Campus n°153

Antonin Carême, le roi des toqués

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Aujourd’hui oublié, Antonin Carême a été la première star de la gastronomie moderne. Un chef doué et inventif dont la cuisine a réjoui les papilles de tous les grands d’Europe au début du XIXe siècle.

Son nom est aujourd’hui largement oublié. Antonin Carême a pourtant été la première star de la gastronomie moderne. Un chef doué et inventif, dont la cuisine, à bien des égards en avance sur son temps, a réjoui les papilles de tous les grands d’Europe dans les premières décennies du XIXe siècle.

Selon sa propre légende, Marie-Antoine Carême, dit Antonin, qui est né le 8 juin 1783 à Paris, a été abandonné à l’âge de 8 ans par des parents démunis ayant déjà la charge de 14 enfants. Considérant que ce fils astucieux était le seul de la famille à avoir une chance de s’élever socialement, son père l’aurait laissé aux portes de la capitale avec un baluchon et quelques pièces en poche. Après quelques jours d’errance, le jeune garçon aurait entamé sa fantastique ascension en trouvant refuge chez un cabaretier qui l’aurait employé comme garçon de cuisine en échange du gîte et du couvert.

Selon Marie-Pierre Rey, qui a consacré un récent ouvrage au personnage et qui en a dressé le portrait lors de la conférence d’ouverture du Festival Histoire et Cité, la réalité serait quelque peu différente. Celui que l’on surnommera plus tard « le roi des chefs et le chef des rois » aurait ainsi été placé en apprentissage chez un aubergiste des faubourgs parisiens par son père, avec lequel il a d’ailleurs gardé contact par la suite, à l’âge de 11 ans. Il travaille ensuite comme mitron chez un boulanger, où il a l’opportunité d’apprendre à lire et à écrire. Il y démontre visiblement de réelles aptitudes pour le métier puisque, en 1801, le célèbre Sylvain Bailly, qui est alors un des plus grands pâtissiers de la capitale, lui propose de rejoindre son établissement.

Chargé de la préparation et de la fabrication des pâtes pour les tartes, les gâteaux et les viennoiseries, domaine dans lequel il excelle, Antonin Carême passe « second tourier » après huit jours et devient « premier tourier » à la fin de son premier mois d’embauche.

Dès l’année suivante, les pièces montées qu’il réalise en s’inspirant des traités d’architecture consultés avec frénésie à la Bibliothèque royale de France, située à deux pas de la maison Bailly, donnent lieu à de savantes constructions – temples grecs, pagodes chinoises, pyramides égyptiennes – qui émerveillent le Tout-Paris tant par leur goût exquis que par leurs formes extravagantes.

Désormais à la tête de sa propre boutique, Carême est bientôt sollicité pour agrémenter la table de Talleyrand, alors à la tête du Ministère des affaires extérieures. Pour tester sa nouvelle recrue, le diplomate la met au défi de composer 365 menus tous différents et tous de saison. Une prouesse dont le jeune cuisinier, qui a entre-temps pris soin d’élargir sa palette, s’acquitte sans coup férir.

Le ministre est conquis. Tout comme le seront le tsar Alexandre Ier, le roi de Naples, Jérôme Bonaparte, l’impératrice Marie-Louise, le futur George IV d’Angleterre ou encore le baron James de Rothschild qui profitent successivement de ses services. Delacroix, Balzac, Berlioz, Rossini, Chopin ou Litz, qui ont la chance d’éprouver ses recettes, chantent également ses louanges.

Riche et adulé par tous ceux qui ont goûté à sa cuisine, Carême, à qui l’on doit notamment l’invention du vol-au-vent et de la toque, est aussi un auteur à succès. Ses ouvrages – Le Pâtissier pittoresque, Le Pâtissier royal ou Le Maître d’hôtel français – sont de véritables best-sellers pour l’époque que l’on s’empresse de traduire aux quatre coins de l’Europe.

Cependant, même poussé au rang d’art, le métier de chef – titre qu’il est par ailleurs le premier à porter – reste à l’époque une activité très astreignante. Gourmand en temps, il impose de tenir des heures durant dans des cuisines surchauffées où le manque d’aération peine à dissiper les émanations du charbon nécessaire à l’alimentation des fours.

En 1829, malade, Carême rend donc son tablier pour se consacrer à ce que Marie-Pierre Rey considère comme son œuvre maîtresse : L’Art de la cuisine française au XIXe siècle, un recueil en cinq tomes qui reste inachevé au moment où Carême décède, le 12 janvier 1833, emporté par une infection dentaire mal soignée.

Son héritage est néanmoins considérable. Dans ses différents ouvrages, Carême a en effet retranscrit plus de 2000 recettes dont il a hérité par l’intermédiaire de ses confrères, qu’il a compilées dans des ouvrages anciens avant de les revisiter ou qui sont le fruit de sa créativité.

Chacune est décrite avec rigueur et comporte – ce qui est une innovation majeure à l’époque – les temps de cuisson, les quantités et les étapes précises du déroulé à suivre. Quant à son traité des sauces, il restera en vigueur durant près d’un siècle.

Mais ce sont surtout les principes qui ont guidé ses créations qui font de lui un pionnier. Tournant le dos à l’opulence et à la lourdeur des menus de l’Ancien Régime, Carême défend une cuisine qu’il souhaite aussi belle que bonne. Convaincu qu’une alimentation modérée est un gage de santé, il sert des portions raisonnables, n’abuse pas du gibier et de la viande rouge, évite les préparations trop grasses. Refusant le gaspillage au profit du recyclage des restes, il adopte une cuisine de saison et adapte ses menus à l’évolution du calendrier. Enfin, il en appelle à une gastronomie fondée sur des produits locaux, sa préférence allant aux légumes primeurs pour lesquels il préconise des cuissons aussi courtes que possible afin de préserver texture, fermeté et goût naturel.

Rien d’étonnant par conséquent à ce que la Médaille de l’Académie culinaire de France, fondée en 1883 par un de ses disciples, le Valaisan Joseph Favre, soit ornée de son portrait.

 

« Le Premier des chefs », par Marie-Pierre Rey, Flammarion, 2021, 388 p.