« Nous ne devons pas abandonner la civilité »
Il n’est pas si simple de faire cohabiter des désaccords fondamentaux au sein d’une société qui se dit tolérante. La civilité a longtemps servi de lubrifiant, bien que certains aujourd’hui la décrient. La professeure Teresa Bejan estime toutefois que nous en avons plus que jamais besoin.
La liberté d’expression et la civilité ont essuyé dernièrement quelques escarmouches au sein de l’Université de Genève. Au printemps 2022, des militants de la cause trans ont en effet physiquement interrompu et empêché la tenue de deux conférences qu’ils jugeaient – à tort – « transphobes ». En décembre, un autre groupe de personnes a essayé – sans succès – d’entarter la conseillère nationale genevoise UDC Céline Amaudruz, alors qu’elle était invitée pour un débat sur la neutralité suisse dans les locaux de l’UNIGE. Dans ce contexte, la venue en février dernier de Teresa Bejan, professeure de théorie politique et membre de l’Oriel College de l’Université d’Oxford, a apporté au sein de l’alma mater une réflexion rafraîchissante. Invitée par l’Institut Éthique Histoire Humanités (Faculté de médecine), elle a consacré sa conférence à la liberté d’expression et à la civilité au sein des sociétés tolérantes, c’est-à-dire celles qui, comme la Suisse, acceptent et mettent en valeur la diversité d’opinions et encouragent leurs membres à s’exprimer librement sur leurs désaccords, même les plus fondamentaux.
« Il se trouve qu’aujourd’hui, dans les sociétés tolérantes, la liberté d’expression est au centre de nombreuses controverses autour des discours de haine et du blasphème mais aussi autour de questions plus contemporaines telles que celles des micro-agressions et de la politique du langage, notamment à propos des pronoms, pose la chercheuse. Dans toutes ces controverses, qui sont amplifiées aujourd’hui par les réseaux sociaux, de nombreuses personnes ont l’impression que la liberté d’expression n’est plus utilisée pour défendre la liberté de conscience – dont elle est le prolongement – mais comme un permis d’offenser. Certains la voient même comme un moyen de véhiculer l’intolérance. Elle provoque donc une certaine suspicion et un questionnement quant à sa place dans une société tolérante. »
D’ailleurs, est-ce qu’une société tolérante peut tout tolérer ? Pas vraiment, si l’on en croit le philosophe britannique Karl Raimund Popper (1902-1994) : « Si nous étendons la tolérance illimitée même à ceux qui sont intolérants, alors le tolérant sera détruit, et la tolérance avec lui. Nous devrions donc revendiquer, au nom de la tolérance, le droit de ne pas tolérer l’intolérant. »
Ce paradoxe dit de la tolérance est généralement évoqué pour barrer la route aux partisans de régimes politiques extrêmes, comme le fascisme ou la théocratie. Il est cependant désormais également appliqué au domaine de l’expression. Il est notamment utilisé pour soutenir l’argument selon lequel les gens qui, par leurs paroles, se révèlent intolérants n’auraient pas leur place dans une société tolérante.
Lieux de désaccords
Ce genre de problème préoccupe depuis quelques années de nombreuses universités dans le monde, et pas seulement celle de Genève. On ne compte plus, surtout dans les pays anglo-saxons, les dénonciations publiques, les appels au boycott, voire les harcèlements d’orateurs s’exprimant au sein des académies et qui sont accusés d’offenser par leurs propos certaines minorités (ethnique, sexuelle…) de la population ou de propager des idées jugées intolérantes.
« Ces conflits naissent du fait que certaines personnes aimeraient que l’université ressemble à la société dans laquelle elles souhaitent vivre, c’est-à-dire tolérante, inclusive et socialement juste », estime Teresa Bejan dans une interview dans la Tribune de Genève. « Je pense que dans le cas particulier de l’université, celle-ci doit se concentrer sur sa mission première, à savoir la recherche de la vérité et la création de connaissances. Ça ne veut pas dire qu’elle ne doit pas être accueillante et tolérante vis-à-vis des opinions et des identités de ses membres. Elle doit l’être absolument. Mais les universités sont des lieux où les désaccords sont essentiels. »
La civilité
Il n’en reste pas moins, poursuit Teresa Bejan, que les limites de l’expression dans une société tolérante ont durant des siècles été fixées par une vertu conversationnelle assez ancienne qui s’appelle la civilité. Le problème, c’est que personne n’a précisément défini ce qu’est la civilité. Pour beaucoup, c’est un synonyme de politesse, de courtoisie ou de bonnes manières. « Si elle n’était que cela, je pense qu’elle ne représenterait qu’une branche assez fine pour y accrocher nos espoirs, commente Teresa Bejan. Si l’on veut être plus précis, on peut la définir comme une vertu conversationnelle comparable à la courtoisie, à la politesse et au respect, mais qui s’en distingue par trois aspects importants. »
Le premier, c’est que cette vertu conversationnelle, contrairement aux autres, s’applique à un type de conversation particulier, à savoir le désaccord, en particulier le désaccord fondamental qui a trait à la vision du monde, à la philosophie de vie ou à l’identité des gens. Comme le fait remarquer le philosophe anglais Thomas Hobbes (1588-1679), « ne pas être d’accord avec quelqu’un sur une question, c’est tacitement l’accuser d’erreur [...] tout comme être en désaccord avec lui sur un grand nombre de points équivaut à le traiter d’imbécile. » La civilité aide donc à gérer de manière constructive ce côté désagréable et insultant du désaccord.
Caractère minimaliste
La civilité se distingue également de la courtoisie ou de la politesse par son caractère minimaliste, voire par sa connotation négative. Le fait d’être simplement civil – rien de plus – signifie qu’on accepte à contrecœur quelqu’un que l’on peut, en réalité, à peine supporter. Cette vertu conversationnelle est fréquente dans les relations difficiles entre ex-conjoints, entre voisins ou entre membres de deux partis ou deux sectes religieuses. « C’est pourquoi j’appelle cette vertu la civilité élémentaire », précise Teresa Bejan.
La troisième particularité de la civilité se cache dans son étymologie. Elle vient du mot latin civitas, signifiant à la fois le corps des citoyens et l’État. Elle renvoie au fait que l’on est des citoyens placés, sans qu’on l’ait choisi, dans la même société que d’autres individus aux opinions parfois fondamentalement différentes. Lorsqu’on dit de quelqu’un qu’il est incivil, ce n’est pas la même chose que de le traiter d’impoli ou de grossier. Une personne incivile peut être perçue comme menaçante. Le qualificatif suggère qu’elle a peut-être dépassé la limite du socialement admissible, qu’elle est passée de l’autre côté de la barrière.
« Je crois que dans une société tolérante, la civilité représente une sorte de promesse que l’on ne recourra pas à la violence dans la poursuite de nos désaccords, analyse Teresa Bejan. Ceux-ci peuvent être difficiles, lourds et fondamentaux mais la civilité offre l’espoir qu’ils seront gérés avec des mots plutôt qu’avec l’épée. »
Première crise mondiale
Cependant, malgré sa valeur et l’espoir de paix mis en elle, la civilité a toujours été controversée. La rébellion contre ce concept a en effet commencé en même temps qu’il a été invoqué pour la première fois sérieusement afin de calmer la controverse religieuse à l’époque de la Réforme. Les dissidents protestants ont rapidement prétendu que la répression de l’incivilité n’était qu’une autre forme de persécution. D’ailleurs n’est-il pas insensé, se demande la chercheuse, de penser que le fait de discuter des choses qui nous divisent le plus profondément, même avec le maximum de civilité imaginable, pourrait nous rapprocher ? Ne vaudrait-il pas mieux tomber d’accord sur nos désaccords et passer à autre chose ? Et si nos différends étaient trop fondamentaux pour les ignorer ? Ne faudrait-il pas accepter que la civilité ne soit pas la panacée et que l’on apprenne à vivre avec plus d’incivilité ?
Longue et complexe, l’histoire de la civilité est elle-même traversée par cette ambivalence. Pour Teresa Bejan, la première grande crise mondiale de la civilité est provoquée par Martin Luther quand il utilise une innovation récente, l’imprimerie, pour traiter le pape d’antéchrist. En cela, il serait aujourd’hui considéré comme un troll virtuose actif sur Twitter. Quoi qu’il en soit, le pape lui rend coup pour coup en déclarant 41 de ses 95 thèses hérétiques. Ce à quoi Luther réplique : « Je ne puis plus prier sans maudire. Si je dis, Que ton nom soit sanctifié, il faut que j’ajoute : Maudit soit le nom des papistes et de tous ceux qui te blasphèment ! » L’auteur de ces paroles se fait évidemment excommunier – c’est-à-dire effacer – et à l’insulte de papiste répondent les injures d’hérétiques, de schismatiques et de luthériens. De manière assez partisane, Érasme accuse Luther de rabaisser le niveau de la conversation et de violer les règles de la civilité. Mais Luther rétorque que la vérité sera toujours offensante aux oreilles de ceux qui sont privilégiés par le statu quo.
Ce conseil sera suivi par nombre de chrétiens évangéliques autoproclamés qui émergent dans son sillage. Les premiers quakers de l’Angleterre du XVIIe siècle, par exemple, participent à des actions d’évangélisation délibérément offensantes, comme enlever leurs vêtements en public (signe de leur pureté spirituelle), perturber des services religieux en tapant sur des casseroles ou insulter les adeptes des autres confessions.
« Ces quakers et autres sectaires enthousiastes s’apparentent à ce que j’appelle le fondamentalisme de la liberté d’expression avec une critique de principe de la civilité, décrypte Teresa Bejan. Comme Luther et ses héritiers, les quakers estiment qu’un véritable chrétien évangélique a le devoir de protester et d’offenser les sensibilités de la société corrompue dans laquelle ils vivent. La droiture spirituelle demande l’incivilité et la perturbation. Dans cette vision, la civilité, en tant que vertu conversationnelle, n’est qu’une couverture cachant l’hypocrisie. »
Au XXIe siècle, ce conflit aurait une solution évidente sous la forme de davantage de tolérance. Après tout, il est possible aujourd’hui de faire cohabiter des religions différentes. Mais à l’époque de la Réforme, accepter des discours dissidents sur la religion est aussi périlleux que de tolérer aujourd’hui la prolifération des discours de haine sur Internet. Thomas Hobbes estime notamment que la tolérance religieuse est un carburant pour l’incivilité et, partant, pour la guerre civile. Pour lui, une société tolérante ne peut pas être civile. Si l’on se préoccupe de civilité, on ne peut pas être tolérant. Et si on se préoccupe de liberté religieuse, alors on doit être incivil.
Vice ou vertu ?
Cette suspicion vis-à-vis de la civilité est partagée aujourd’hui par la jeune génération. Elle la suspecte de ne pas être la solution mais une excuse aux problèmes de la société et une invitation à tolérer l’intolérance. Face à la haine ou à l’injustice, argumente-t-elle, les bonnes manières seraient l’équivalent d’une forme de complicité. Elles représenteraient non plus une vertu mais un vice, permettant de conserver un statu quo injuste, de délégitimer les tentatives de le renverser et de marginaliser celles et ceux qui sont déjà marginaux. Si l’on suivait ce point de vue – « qui n’est pas le mien », tient à préciser Teresa Bejan –, il ne faudrait pas plus de civilité dans une société tolérante mais moins. En même temps, il faudrait aussi une position plus claire que jamais sur la question de savoir ce que l’on peut et ce que l’on ne peut pas tolérer. De nombreux militants, experts et même membres du Congrès américain, ont d’ailleurs déclaré que le temps du désaccord civil serait passé. Que celui de l’indignation légitime, de l’humiliation publique et même du harcèlement à l’égard de ses opposants aurait commencé.
« Je crois pour ma part que la civilité élémentaire nous aide à reconnaître que le désaccord est certes désagréable et peut friser l’insulte mais qu’il n’est pas intrinsèquement irrespectueux, conclut Teresa Bejan. Elle nous permet de nous parler malgré nos différences et de continuer à le faire durant nos désaccords sur les choses les plus importantes. Elle nous encourage à résister à la tentation, comme le rappelle le paradoxe de Karl Popper, d’exclure ceux que nous jugeons sincèrement, par leurs paroles, hors des limites admissibles de notre société. Nous ne devons donc pas abandonner la civilité. Une société tolérante en a besoin. Elle nous manquerait si elle devait disparaître. Et j’ai l’espoir – peut-être déraisonnable – que nous sommes en train de tourner la page de cette crise de la civilité en lien avec les désaccords fondamentaux et la liberté d’expression. »
Anton Vos