Campus n°154

« Nous sommes à un tournant comparable à mai 68 »

Entre violence physique et souffrance psychologique, alerte climatique et accroissement des inégalités, la jeunesse est confrontée à une série de crises inédites. Le tout, alors que les structures de soutien, ballottées entre l’assistance et la coercition, semblent au bord de la rupture.

3DO1.jpg

Agressions à l’arme blanche, rixes entre bandes rivales, passages à tabac: la succession de faits divers impliquant des mineurs au cours de ces derniers mois donne à penser que la violence exercée par les jeunes atteint des sommets. Dans le même temps, une étude récente démontre qu’un enfant sur deux subit des violences parentales en Suisse. Ce, alors que les consultations de jeunes en psychiatrie ont progressé de près de 30% depuis 2020 et que les structures d’accueil semblent au bord de l’implosion. À l’heure où la Maison de l’enfance et de l’adolescence ouvre ses portes à Genève et que le Programme national de recherche 76 (nfp76.ch/fr) consacré aux pratiques suisses en matière d’aide sociale vient de se terminer, de nombreux spécialistes s’efforcent de mieux comprendre les tenants et les aboutissants de ce qui ressemble à une crise sans précédent. Tour d’horizon avec Philip Jaffé, professeur à la Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation, membre fondateur du Centre interfacultaire des droits de l’enfant et membre du Comité des droits de l’enfant de l’ONU depuis 2019, mandat qui a été reconduit jusqu’en 2027.

Campus: Que ce soit du côté de la violence que produisent ou que subissent les jeunes, de leur prise en charge psychologique ou des structures d’accueil pilotées par l’État, on a l’impression que tous les voyants sont au rouge. Partagez-vous cet avis?
Philip Jaffé:
Les jeunes (15-30) comme les enfants (0-18 ans) sont en effet aujourd’hui touchés par un nombre inédit de crises plus ou moins visibles mais qui sont à la fois d’une grande intensité et très complexes et qui provoquent une forme d’ébullition sous-jacente au sein de ces deux catégories de la population.

Peut-on lister ces maux?
Depuis en tout cas une dizaine d’années, on a vu augmenter parmi les adolescent-es les problèmes liés à la santé mentale qui ont été exacerbés de manière assez spectaculaire par l’épidémie de Covid-19. À cela s’ajoute la crise climatique qui prend les jeunes au cœur dans la mesure où elle a un impact sur leur capacité à se projeter positivement dans le futur. Aujourd’hui, beaucoup de jeunes redoutent de ne pas pouvoir assurer leur survie ou, pour le moins, de voir leur qualité de vie se péjorer de manière significative. Il est difficile de leur donner tort tant le monde des adultes semble incapable de faire face à ce défi. L’omniprésence des smartphones, l’importance prise par les réseaux sociaux, l’entrée progressive dans le métavers contribuent également à fragiliser cette population, du moins celles et ceux qui sont les plus vulnérables en son sein. Mentionnons aussi le rapport plus fluide au genre, une évolution intrigante qui est déstabilisante pour certains jeunes, mais qui est aussi un signal on ne peut plus clair d’une contestation fondamentale de l’ordre établi. Enfin, en arrière-fond, il y a la crise économique et l’accroissement des inégalités qui font que beaucoup de jeunes sont plus endettés qu’auparavant, grandissent dans des familles plus modestes avec moins d’opportunités et de perspectives d’avenir.

Peut-on faire un lien direct entre ce contexte anxiogène et l’augmentation du recours à la violence auquel on semble assister actuellement?
Je ne crois pas que nous soyons confrontés à un phénomène de violence propre aux jeunes et aux enfants. Il y a certes quelques éruptions dramatiques mais, en toute franchise, il me semble que si ces épisodes frappent si fortement l’opinion, c’est à la fois parce qu’ils résultent de formes de violences extrêmes et parce qu’ils restent très rares. Nous sommes très loin d’être dans la situation des États-Unis où il y a une tuerie de masse tous les deux jours. Il s’agit donc de rester en alerte tout en évitant de succomber à des idéologies excessivement répressives.

C’est-à-dire?
À mes yeux, les jeunes sont un peu comme ces canaris que les mineurs emportaient autrefois lorsqu’ils descendaient dans la mine pour détecter la présence de gaz. Lorsque l’oiseau cessait de chanter ou mourait, cela voulait dire qu’il fallait remonter à la surface au plus vite. Face à tous les changements qui surviennent aujourd’hui, il me semble que les jeunes ont compris, sans doute mieux que les gens de ma génération [Philip Jaffé a 64 ans, ndlr], qu’il n’y a pas de pilote dans l’avion. Les adultes, les gouvernements et les structures censés aider leur développement de manière sûre et prévisible ou fixer les cadres ont manifestement tous failli. Et cela se traduit par un immense désarroi chez ceux qui ont encore l’avenir devant eux. Mon sentiment, c’est que nous nous trouvons à un point d’inflexion sociétal comparable à celui de Mai 68 ou de la fin de l’époque victorienne. Les jeunes sont en train de nous le faire savoir de multiples manières différentes.

Dans l’immédiat, qu’est-ce que la société peut apporter comme réponse aux attentes qu’exprime la jeunesse?
La première chose à faire est peut-être de prendre acte de l’ampleur du problème. En Angleterre, par exemple, un membre de la délégation ministérielle que nous avons reçu récemment au sein du Comité des droits de l’enfant des Nations unies nous a certifié qu’un enfant sur quatre vivait actuellement sous le seuil de pauvreté tout comme 40% des enfants en situation de handicap. À Paris, il n’y a plus une seule place disponible dans les structures d’accueil d’urgence pour les enfants qui doivent être placés hors du foyer familial. Ils se retrouvent dans les corridors des institutions d’accueil, à l’hôpital ou dans d’autres lieux inadaptés. La Suisse n’en est pas encore là, mais la situation est en train de se péjorer parce que les moyens alloués restent plus ou moins les mêmes alors que la demande, aussi bien en matière de santé mentale que d’enseignement spécialisé, ne cesse d’augmenter. Le système est au bord de l’implosion. Le récent scandale survenu au foyer spécialisé de Mancy, théâtre de maltraitances sur des enfants autistes pendant plusieurs années, est une illustration d’un système à bout de souffle.

Que faudrait-il faire selon vous pour inverser la tendance?
Malheureusement, le problème est complexe. D’un côté, il y a le souci d’éviter les dépenses publiques supplémentaires, ce qui est légitime. De l’autre, on se trouve face au découragement et à la désillusion des professionnel-les du travail social qui se sentent mal aimés, exploités, exposés à des situations de plus en plus difficiles tout en étant peu reconnus. Dans un tel contexte, maintenir le statu quo reviendrait à accepter l’idée que l’on a atteint les limites de ce que le système peut offrir, ce qui n’est pas une solution tenable sur le long terme. Par conséquent, cela vaut peut-être la peine de questionner le mythe, encore dominant, d’un système tendant à accueillir autant que possible tous les enfants difficiles – dont ceux en situation de handicap – dans le cadre scolaire. Même si ma préférence penche nettement vers l’inclusion, force est de constater que sans des moyens supplémentaires massifs, le système scolaire ne peut pas répondre aux besoins spécifiques de ces enfants dont les difficultés d’apprentissage sont réelles. Les ajouter sans s’en donner les moyens, cela pèse et a un impact sur les autres élèves tout en étant très lourd pour le corps enseignant. Si bien que les écoles tendent à devenir des réservoirs de mal-être pour un grand nombre d’enfants, même si on arrive à donner l’illusion que, globalement, le système fonctionne plutôt bien. La Suisse reste en effet dans le haut du tableau européen en ce qui concerne l’éducation.

Si l’inclusion n’est pas la panacée, existe-t-il d’autres voies à explorer?
Oui. La Maison de l’enfance et de l’adolescence qui vient d’ouvrir ses portes à Genève constitue, par exemple, une excellente initiative. Même s’il a un coût important, c’est un outil génial qui permet de consolider des services de santé mentale éparpillés tout en combattant la stigmatisation et en restant ouvert à la cité. Mais il reste insuffisant pour répondre aux besoins plus globaux qui s’expriment par ailleurs.

Que suggérez-vous dès lors?
La mise en œuvre d’un Plan Marshall pour les enfants. C’est-à-dire un investissement massif en faveur de l’enfance et donc de notre futur. Concrètement, il faudrait redoubler d’efforts pour atteindre les populations précaires sur le plan socioéconomique, offrir un soutien aux familles, notamment monoparentales, revaloriser la formation et les salaires des professions qui œuvrent dans le domaine de l’enfance, multiplier les efforts pour la protection des enfants... Il s’agit donc, ni plus ni moins, de repenser la politique familiale et d’en faire une priorité nationale afin qu’elle soit l’émanation d’une culture des droits de l’enfant et de la volonté d’assurer le bien-être, ou pour le moins le mieux-être, de tous les enfants. Mais pour cela, il faut d’abord améliorer la visibilité sur la façon dont l’argent public est alloué aux enfants.

C’est-à-dire?
Dans un pays qui a perfectionné la comptabilité analytique au point de savoir au centime près la hauteur du déficit au niveau fédéral, on est en droit de disposer d’une image beaucoup plus claire des secteurs de dépenses attribuées aux enfants et de connaître la part réelle pour chaque domaine, ce qui permettrait de savoir où concentrer nos efforts. En Islande, par exemple, il existe des indicateurs sophistiqués qui sont lisibles et comparables sur un tableau de bord commun à toutes les municipalités. En Suisse, nous ne sommes mêmes pas capables de chiffrer précisément le nombre d’enfants qui sont aujourd’hui privés de liberté alors que l’on sait exactement combien le pays compte de vaches.

Est-ce que l’argent disponible est dépensé de façon pertinente?
Pas forcément. Dans le domaine de la protection de l’enfance, les cantons suisses concentrent leurs investissements sur une période qui va de l’entrée à l’école à la majorité. Par contre, les budgets alloués aux tout-petits sont proportionnellement moins importants. Or, il faudrait presque faire l’inverse et investir massivement sur les trois-quatre premières années de vie comme le font les nouveaux programmes de protection de la jeunesse mis en place notamment en France, qui se concentrent sur les 1000 premiers jours. C’est en effet à ce moment que l’on peut dépister des problèmes naissants et que les familles ont besoin de soutien. C’est également à ce moment que les maltraitances se déroulent sans que personne ne le sache et c’est là que l’on voit apparaître les premiers éléments de ce qu’on appelle des «ACE» (Adverse Childhood Experiences/expériences négatives de l’enfance) qui ont des effets qui vont en s’amplifiant avec l’âge et qui sont irréversibles.

Comment cela?
Les enfants qui subissent des ACE connaîtront dans leur immense majorité des problèmes développementaux au niveau émotionnel, cognitif ou comportemental. Ceux-ci vont se traduire par des difficultés scolaires amenant à des marginalisations et des décrochages qui risquent à leur tour de créer des problématiques sociales, des difficultés d’emploi ou encore des probabilités accrues de troubles de l’alimentation et de maladies chroniques comme le diabète ou l’obésité, sans parler des comportements à risque (consommation de stupéfiants ou d’alcool). À l’inverse, ceux qui n’ont pas subi ces expériences adverses ou qui ont bénéficié très tôt de soutiens spécialisés ont une espérance de vie plus longue parce qu’à chaque étape, ils ont plus de moyens pour faire face aux défis de la vie.

Concrètement, comment peut-on intervenir à un stade si précoce de l’existence?
Même si cela peut paraître anecdotique, l’Écosse a mis en place un programme assez extraordinaire qui consiste à offrir à chaque nouveau-né, quel que soit son niveau socio-économique, un sac rempli de livres pour plusieurs âges. Les autorités locales sont convaincues que c’est une bonne méthode de prévention et que cela augmente les chances d’élévation sociale au sein des classes les plus défavorisées de la population. Et leurs recherches leur donnent raison.

D’autres mesures sont-elles envisageables?
Ce que les jeunes demandent, c’est une responsabilisation du monde adulte. Ils nous reprochent de ne pas prendre en compte leurs besoins, de ne pas les écouter, de n’avoir aucune vision à long terme. Une des réponses que l’on peut apporter à ce constat d’échec, c’est d’impliquer davantage les jeunes dans le tissu social, notamment en leur accordant plus de droits participatifs et politiques. Augmenter autant que possible la participation des jeunes dans les prises de décision locales, cantonales et fédérales est une des voies les moins coûteuses que l’on pourrait adopter pour faire en sorte que la société se réoriente un peu en leur faveur. Le paradoxe – le cynisme, diront certains –, c’est que cela revient à admettre que l’on a été irresponsable et que l’on donne aux jeunes la responsabilité de nous réhabiliter.

Cela implique cependant un abaissement de l’âge légal pour accéder au droit de vote…
Personnellement, je milite pour que les enfants disposent du droit de vote dès leur naissance, solution qui a d’ailleurs été proposée – sans succès – au Parlement jurassien. La Suisse s’enorgueillit d’être le pays démocratique par excellence. On y vote tous les deux mois et je ne pense pas que le fait d’intégrer davantage les jeunes puisse mettre le système à feu et à sang. Selon toute vraisemblance, ils et elles ne participeraient d’ailleurs pas massivement, mais ce serait une manière de les reconnaître comme des membres à part entière de la collectivité. Et, dans le contexte actuel de forte déperdition de la participation, il paraît sensé de permettre à toute personne qui souhaite s’engager en politique de le faire et de reconnaître que même si on est jeune, on peut faire valoir des compétences potentiellement utiles à la collectivité.

Quid des parlements de jeunes?
Le problème avec ce type de mécanismes tels qu’ils existent chez nous, c’est que ce sont souvent des structures-alibis. On laisse les jeunes discuter, prendre des positions, mais la suite à donner est essentiellement laissée au bon vouloir des adultes. En la matière, on devrait s’inspirer de ce que font certains pays du nord de l’Europe dans lesquels les parlements de jeunes ont une capacité d’action plus charpentée ou encore, de la magnifique expérience de la ville d’Amsterdam qui s’est dotée non seulement d’un parlement, mais d’un-e vice-maire enfant avec un programme et un budget.

Vous plaidez également pour la mise en place d’un ombudsman des enfants. Pourquoi?
La Suisse est un des derniers pays d’Europe où cette fonction n’existe pas. On est donc vraiment en queue de peloton sur ce sujet. Or, il me paraît nécessaire de pouvoir s’appuyer sur une figure indépendante dont la fonction et le mandat seraient de veiller au respect des droits de l’enfance dans notre pays. Quelqu’un dont le poste ne serait pas simplement un alibi pour se donner bonne conscience mais qui disposerait d’un réel pouvoir législatif, qui serait en mesure de faire bouger un peu les administrations, de vérifier que telle ou telle loi n’a pas d’impact négatif sur les enfants et surtout d’enregistrer les plaintes des enfants et d’agir en conséquence pour mettre fin à d’éventuelles violations. Un petit pays comme l’Irlande, 5 millions d’habitants, peut s’enorgueillir d’un ombudsman entouré d’une solide équipe de plus d’une quinzaine de collaborateurs et collaboratrices de haut niveau.

Le Parlement a décidé l’an dernier, contre l’avis du Conseil fédéral, de mettre en chantier une nouvelle loi interdisant les châtiments corporels au sein de l’espace familial. Quelle est votre position sur le sujet?
C’est à l’évidence un signal positif. La Suisse est un des quatre derniers pays d’Europe où le châtiment corporel dans le foyer est toléré. Dans ce domaine, nous avons un quart de siècle de retard sur l’Allemagne et presque le double sur la Suède. L’adoption de cette loi permettra de sortir de la zone grise dans laquelle nous nous trouvons actuellement et de nous questionner sur la place de l’enfant dans notre société. On dit souvent que les enfants sont la prunelle de nos yeux. Mais quelle valeur leur accorde-t-on réellement du moment qu’il est légitime de les battre alors qu’il est interdit de frapper un animal?

Est-ce qu’un simple texte législatif peut vraiment faire changer les choses?
En Suède, où les châtiments corporels dans tous les contextes de vie de l’enfant sont bannis depuis 1979, on a remarqué une évolution spectaculaire des pratiques éducatives des parents. Les violences n’ont pas disparu mais leur nombre est en constante diminution. Le fait d’inscrire cette interdiction dans la loi permet de clarifier pour tout le monde l’endroit où se situe le curseur. Cela étant, une loi sans moyens et sans une campagne explicative pour accompagner son implémentation n’est qu’un texte désincarné. Et c’est particulièrement vrai dans ce domaine, comme l’ont montré de nombreuses études.

Que nous enseignent-elles?
En gros, il y a trois cas de figure: les pays qui ont interdit les châtiments corporels sans programme pédagogique pour accompagner cette mesure, les pays qui ont introduit des programmes de prévention en parallèle à cette décision et les pays, comme la Suisse, qui mènent des campagnes de prévention éparses sans pouvoir s’appuyer sur une loi. Lorsqu’on compare ces différentes situations, les résultats montrent très clairement que la loi sans le programme de prévention ou la prévention sans la loi ne servent pas à grand-chose. Le Conseil fédéral a justifié sa position très défensive en arguant que tout le monde sait qu’il ne faut pas frapper ses enfants et qu’il n’est donc pas nécessaire de légiférer. Mais c’est oublier que la loi a aussi une valeur symbolique. Tout le monde sait qu’il ne faut pas dépasser 120 km/h sur l’autoroute. Personne n’a pour autant songé à confier le respect de cette limite à la conscience civique de la population.

Une enquête publiée en octobre dernier par l’Université de Fribourg indique qu’en Suisse un enfant sur deux subit aujourd’hui des violences parentales, que près de 40% des parents ont eu recours à des châtiments corporels sur leur enfant et que près d’un parent sur six exerce régulièrement des violences psychologiques sur son enfant. Comment faut-il comprendre ces chiffres?
Cette étude présente l’avantage de pouvoir être comparée avec les précédentes menées en 1990, en 2003 et en 2019. Ses résultats, même s’ils restent assez effrayants, montrent en réalité que le recours régulier à la punition physique a considérablement diminué, ce qui constitue plutôt une bonne nouvelle. Par contre, les punitions d’ordre affectif (privation d’amour, enfermement de l’enfant dans sa chambre, limitation d’accès aux écrans ou autres moyens non violents) ont, elles, augmenté.

Faut-il s’en inquiéter?
Dans certains cas, les carences d’apport émotionnel peuvent constituer des formes de maltraitance assez graves. Dans certaines familles, il existe de véritables murs émotionnels susceptibles de causer des souffrances importantes chez l’enfant. J’ai eu affaire à une famille dans laquelle le père n’avait pas adressé la parole à son fils durant trois ans parce qu’il suspectait qu’il n’était pas de lui. Sachant que le sourire et l’échange affectif sont absolument vitaux pour le développement de l’enfant, imaginez comment on peut grandir avec ça… Cela dit, au-delà des situations extrêmes, la question fait débat.

Autour de quel type d’argumentation?
D’un côté, il y a ceux qui défendent l’idée que les méthodes éducatives peuvent inclure des moyens «de contrainte», dont celui de time out, c’est-à-dire le fait de mettre l’enfant dans sa chambre, de le priver de stimuli pour des durées relativement longues. De l’autre côté, on trouve les tenants de ce qu’on appelle la «parentalité positive», perçue comme plus bienveillante et basée sur l’explication et la négociation.

À qui donnez-vous raison?
Comme toujours, la vérité se situe sans doute quelque part entre les deux. La recherche montre clairement que les tenants du time out se trompent lorsqu’ils prétendent que même des enfants très jeunes peuvent apprendre une leçon en étant mis à l’écart pendant un moment. En fait, avant un certain âge, ils sont incapables de comprendre ce qui est en jeu et ce genre de pratique peut même avoir des effets délétères. À l’inverse, je ne suis pas certain que la parentalité positive produise fatalement des enfants rois, tyrans ou toxiques comme l’ont écrit certains grands pontes de la pédagogie française. Mais ce qui est certain, c’est que si on assiste effectivement à un tassement de la maltraitance physique, les abus sexuels, eux, n’ont pas varié depuis vingt ans. Ce sont toujours à peu près les mêmes taux : une fille sur cinq, un garçon sur dix.

Comment l’expliquez-vous?
Je suis incapable de l’expliquer. Ma première réaction serait de dire que la violence physique est beaucoup plus visible que la violence sexuelle. Elle a également longtemps fait partie de ce qu’on considérait comme une arme légitime dans la panoplie pédagogique des parents. Or, du moment qu’il existe des moyens plus efficaces pour éduquer leur enfant, beaucoup sont capables d’y renoncer et de changer leurs pratiques. L’abus sexuel, lui, relève de tout autre chose. C’est une transgression, et un tabou, qui relève davantage de la perversion. Et ça, c’est quelque chose de beaucoup plus difficile à déceler et à changer.

En tant que membre du Comité des droits de l’enfant des Nations unies, vous êtes bien placé pour savoir que l’on dispose aujourd’hui de beaucoup de textes et de conventions destinés à protéger nos enfants. Au regard de ce qui précède, servent-ils à quelque chose?
Au Comité des droits de l’enfant, j’évolue dans un monde peuplé de juristes. Et nous en sommes arrivés à un stade où les juristes eux-mêmes affirment que, maintenant, ça suffit avec les textes et les règlements. Qu’il est temps de passer à l’action et à la mise en œuvre. Mais pour l’instant, à bien des égards, c’est malheureusement une barrière que nous peinons à franchir. Cela dit, ma confiance est inconditionnellement investie dans nos enfants et nos jeunes. Leur action pour sauver la planète de la catastrophe climatique est remarquable. Peut-être plus que toute autre génération avant eux, ils incarnent ce que chante Jimmy Buffet dans le titre  We are the people our parents warned us about («Nous sommes les gens contre lesquels nos parents nous ont mis en garde, ndlr»).

Enfances volées

L’enlèvement d’enfants à leurs parents à des fins de placement ou d’adoption – et parfois motivé par des arguments eugénistes – a été organisé dans de nombreux pays.
Florilège.

Les pensionnats autochtones : Au Canada, entre 1880 et 1996, plus de 150'000 enfants autochtones sont enlevés à leurs familles et placés dans des pensionnats gérés par des institutions religieuses afin d’y acquérir « les habitudes et les pratiques des Blancs ». Selon la Commission vérité et réconciliation mise en place en 2009, plus de 3000 enfants y ont subi des sévices, agressions et mauvais traitements, au moins 4000 sont morts de maladies, négligence, accidents et violences et 6000 auraient disparu. En 2023, le gouvernement canadien accepte de verser plus de 23 milliards de dollars canadiens d’indemnités aux victimes.

Les enfants de la grand-route : En 1926, la fondation Pro Juventute crée l’« Œuvre des enfants de la grand-route » qui, jusqu’en 1973, arrache à leur famille 586 enfants issus de famille nomades yéniches pour les intégrer dans des familles suisses « normales ». Une grande part d’entre eux ne trouvent toutefois jamais de famille d’accueil, ne reçoivent pas de formation scolaire normale et passent d’institution en institution, voire échouent en prison ou à l’asile psychiatrique. En parallèle, des milliers d’enfants suisses issus de familles jugées déficientes sont placés en famille d’accueil ou en institution au motif de les protéger ils y subissent souvent des maltraitances. En 2016, l’Assemblée fédérale adopte une loi qui offre une réparation de 25'000 francs pour chaque personne concernée.

Le « Lebensborn » aryen : Dans le cadre du programme de naissance eugéniste créé par Heinrich Himmler en 1935 sous le nom de Lebensborn, des foyers et des crèches sont transformés en lieux de rencontre dans lesquels des membres de la SS sont appelés à concevoir des enfants avec des femmes considérées comme aryennes en vue de constituer l’élite du futur « Empire de mille ans ». Environ 20 000 enfants naissent dans ce type de structures. Par ailleurs, durant la Seconde Guerre mondiale, plus de 200'000 enfants nés dans des pays conquis et dits « racialement valables » sont emmenés en Allemagne et confiés à des familles sélectionnées.

Les bébés perdus du franquisme : Durant les années 1940 à 1980, au moins 30'000 enfants espagnols sont retirés à leur famille pour des raisons idéologiques (certaines sources évoquent le chiffre de 300'000). Déclarés mort-nés, ils sont placés dans des familles acquises au régime franquiste. Cette pratique, quasi systématique, est conduite avec la complicité du personnel hospitalier, sous l’égide conjointe de diverses autorités religieuses. La loi d’amnistie de 1977, adoptée deux ans après la mort de Franco, qui n’a jamais été abrogée, a entravé les enquêtes sur ces trafics, pourtant considérés comme un crime national contre l’humanité.

Les enfants de la Creuse : Entre 1962 et 1984, 2015 mineurs réunionnais relevant de l’aide sociale à l’enfance sont « transplantés » en métropole par le Bureau des migrations des départements d’outre-mer. Près d’un tiers de ces enfants sont arrivés en métropole avant l’âge de 5 ans. Ils sont placés dans les campagnes françaises frappées par l’exode rural et en particulier dans le département de la Creuse, qui en a accueilli à lui seul 215. La plupart n’ont jamais revu leur famille et certains d’entre eux ont été exploités et victimes de sévices dans leur famille d’accueil. Réunies en association, les victimes demandent aujourd’hui réparation.

Les bébés des disparues : Entre 1976 et 1983, la dictature militaire en Argentine met en place un plan systématique consistant à voler les bébés des opposants politiques pour les faire ensuite adopter sous une fausse identité, le plus souvent par des familles de militaires ou de policiers ainsi que par des couples favorables au gouvernement. L’organisation des Grands-mères de la place de Mai évalue à au moins 500 le nombre de bébés volés dans la majorité des cas à des femmes disparues. En 2012, un procès juge huit anciens responsables militaires coupables de ces faits, dont les dictateurs Jorge Rafael Videla et Reynaldo Bignone. En 2019, 129 enfants ont été identifiés et retrouvés par leur famille biologique. Mais
380 familles sont encore à la recherche de leurs enfants disparus.

L’enlèvement des Ukrainiens : Dès le mois de mars 2022, l’ONU s’inquiète publiquement du risque d’adoption forcée d’enfants ukrainiens, en particulier les quelque 91'000 vivant dans des pensionnats au début du conflit, pour la plupart dans l’est du pays en guerre depuis 2014. L’ONG « Save Ukraine » pense que l’entreprise de déportation et de « russification » concernerait, depuis 2014, des dizaines de milliers d’enfants. De son côté, Moscou présente ces déplacements comme une opération humanitaire. Une enquête menée par l’agence américaine AP semble indiquer que ces déplacements ont été organisés au plus haut niveau de l’État. En mai 2022, Vladimir Poutine a d’ailleurs signé un décret facilitant l’adoption et l’obtention de la nationalité pour les enfants ukrainiens sans famille afin de s’assurer que ces jeunes Ukrainiens seront adoptés et élevés comme des Russes.

Les «fermes à bébés» du Sri Lanka : Un rapport du Conseil fédéral publié en 2020 révèle que 881 Sri-Lankais adoptés en Suisse entre 1973 et 1997 étaient le plus souvent des bébés ou de jeunes enfants provenant de « fermes à bébés » où l’on faisait aussi appel à des hommes blancs pour produire des enfants à la peau la plus claire possible. Les parents suisses payaient jusqu’à 15'000 francs pour un enfant. Les mères sri-lankaises ne recevaient au plus que quelques dollars. Les intermédiaires au Sri Lanka étaient, eux, grassement payés. Une enquête d’experts du Comité contre les disparitions forcées de l’ONU indique que près de 11'000 enfants sri-lankais ont été fournis à des parents dans différents pays européens dans le cadre d’un commerce international organisé, souvent illégal.