Campus n°154

Placement : 124 nuances de gris

L’expérience vécue par les familles face aux autorités de protection de l’enfant varie d’une région à l’autre. Une étude montre qu’une bonne information est indispensable pour assurer la participation des personnes concernées. Un nouveau projet de loi pourrait y contribuer.

 

3DO5.jpg


Il existe actuellement 124 différentes autorités de protection de l’enfant en Suisse. Il n’est pas très étonnant, dès lors, d’apprendre que les procédures en la matière sont parfois menées de manière inégale à travers le pays. Et il est tout aussi peu surprenant de constater que l’expérience et la perception des enfants – et de leurs parents –, lorsqu’ils sont confrontés aux autorités de protection de l’enfant, varient – de très négatif à assez positif – et que cela n’est pas seulement dû à leur propre vécu mais aussi à cette grande diversité de pratiques. Ce constat et plus largement cette question de l’expérience sont au cœur du projet Intapart (Intégrité, autonomie et participation dans la protection de l’enfant : comment les enfants et les parents vivent-ils les actions des autorités de protection de l’enfant ?) dirigé par Michelle Cottier, professeure au Département de droit civil (Faculté de droit). Ce projet, qui fait partie du Programme national de recherche (PNR) 76 « Assistance et coercition », a notamment abouti à une proposition de projet de loi (en cours de publication) qui permettrait, si elle devait être adoptée, d’harmoniser en un seul texte la ribambelle de procédures actuellement en vigueur et, surtout, d’y inclure les bonnes pratiques développées depuis des décennies un peu partout dans le monde.

« Ce qui détermine le plus le vécu positif ou négatif de l’expérience des enfants et des parents devant les autorités de protection de l’enfant, c’est la qualité de l’information qui leur est délivrée sur les mesures qui sont prises, explique Michelle Cottier. C’est en tout cas ce que montre une analyse historique couvrant la période de 1940 à 2012, et qui a été confirmée par une analyse empirique de la situation actuelle. »

Désinformation systématique
La première de ces études, dirigée par l’historienne Loretta Seglias, constate que jusque dans les années 1970, la procédure de placement, la plus lourde de conséquences, se caractérise par une absence quasi totale – et parfois délibérée – d’informations sur son déroulement et sa mise en œuvre. Résultat : le jour où les enfants sont arrachés à leur environnement, certes dans une bonne intention mais sans aucune explication, est vécu comme un « tournant biographique décisif » par la plupart d’entre eux. Un euphémisme pour désigner un profond traumatisme qui perdure toute leur vie. À l’inverse, la proportion plus modeste d’enfants capables de saisir ce qui se passe à ce moment crucial accepte mieux, des années plus tard, les mesures prises à leur encontre.

L’analyse met également en lumière des pratiques discriminatoires envers certaines classes sociales. Les autorités imposent en effet alors un standard bourgeois, s’appuyant sur des modèles de pensée et des images sociales autoritaires, paternalistes et fortement normatifs. Les mineurs sont considérés comme éducables et malléables mais aussi incapables de participer aux décisions concernant leur vie. Une vision encore péjorée par la dévalorisation et la stigmatisation dont souffrent les personnes dépendant de l’assistance.

Prendre son temps
Aujourd’hui, la situation est nettement plus transparente. Mais pas encore totalement satisfaisante. La Suisse a commencé par prendre son temps. Ce n’est en effet que dans les années 1980, sous la pression de la Convention européenne des droits de l’homme, qu’elle se voit contrainte d’abandonner ses pratiques de placement des enfants en l’absence de toute procédure. Il faut ensuite attendre la ratification en 1997 de la Convention des Nations unies relative aux droits de l’enfant pour qu’apparaissent, dès 2000, les premières normes en matière de protection de l’enfant prenant en compte les droits de l’enfant, notamment celui d’être entendu.

Ce n’est finalement qu’en 2013 que l’entrée en vigueur du nouveau droit de la protection impose à tous les cantons de professionnaliser leurs autorités de protection de l’enfant. Celles-ci comportent désormais des juristes et des membres des professions psychosociales dont le travail social ou la psychologie. Mais tout n’est pas réglé pour autant car il n’a pas été possible d’unifier le droit de procédure en matière de protection de l’enfant. En d’autres termes, chaque autorité continue, à l’intérieur de limites certes plus sévères, à appliquer ses propres méthodes d’interaction avec les enfants et leurs parents.

Informations obscures
Par conséquent, même si la situation s’est nettement améliorée depuis le XXe siècle, il continue à y avoir aujourd’hui de sérieux problèmes de compréhension du côté des familles impliquées dans la procédure. « Ce n’est plus dû à un manque d’information de la part des autorités, nuance toutefois Gaëlle Aeby, professeure à la Haute école et École supérieure de travail social HES-SO Valais-Wallis. Le problème, c’est que cette information est donnée d’une façon souvent trop obscure pour les personnes concernées qui n’ont dès lors pas forcément la capacité de bien saisir les tenants et les aboutissants de la procédure ainsi que le rôle des nombreux acteurs impliqués (autorités, services sociaux…). Cela rend très difficile la participation des enfants et des parents au processus. Pourtant, la réception et la compréhension des informations sont une condition de base pour que les enfants puissent s’impliquer de manière significative et efficace et influencer les décisions. En d’autres termes, c’est la clé du succès du processus. »

Une participation « efficace » des enfants et des parents, telle que les chercheurs et les chercheuses la comprennent, implique en premier lieu que les personnes concernées soient entendues, qu’il soit tenu compte de leur opinion et qu’elles comprennent de quelle façon leur avis a influencé – ou non – la prise de décision finale. De ce point de vue, la chercheuse estime que les expériences vécues par les parents et les enfants d’aujourd’hui ressemblent, bien que de manière moins dramatique, encore trop à celles d’hier. Malgré la bonne volonté des autorités, les enfants ne sont en effet pas systématiquement entendus. L’analyse empirique qu’a menée Gaëlle Aeby en collaboration avec des collègues de la Haute école de travail social de Muttenz montre qu’il y a encore beaucoup de progrès à faire dans ce domaine en particulier en termes de moyens et de formation des professionnels.

Des entretiens menés auprès de quatre autorités de protection de l’enfant et de l’adulte (deux en Suisse romande et deux en Suisse alémanique) et des questionnaires envoyés à l’échelle nationale ont révélé pas mal de frustration et d’incompréhension de la part des parents et des enfants avec néanmoins, parfois, un regard rétrospectif plus positif et l’admission que la procédure a représenté une aide. Il est probablement déraisonnable d’attendre de la part des familles concernées qu’elles retirent un sentiment positif d’une procédure engagée à cause d’une potentielle mise en danger du bien-être de leur enfant. Un tel événement ne peut pas se transformer en un bon souvenir, même des années après. Mais le but est quand même de faire en sorte qu’il soit le moins négatif possible et, surtout, qu’il produise des conséquences positives pour l’enfant et sa famille.

Convaincre plutôt qu’imposer
« L’objectif des autorités est d’obtenir l’adhésion des parents, explique Gaëlle Aeby. Sinon, la décision sera difficile à vivre pour l’enfant. Elles ne parlent pas d’adhésion complète mais au moins partielle. Les magistrats nous l’ont dit : imposer ne sert à rien car il est très facile de saboter leur décision. L’enfant peut fuguer, les parents peuvent déménager dans un autre canton, ce qui fait recommencer la procédure à zéro. Pour éviter cela, il faut donc convaincre. »

Et ce, même si, en fin de compte, ce sont en général les autorités qui ont le dernier mot, parfois contre l’avis des enfants et des parents qui a été si laborieusement obtenu. Les scientifiques ont d’ailleurs remarqué que toutes les familles n’ont pas les mêmes ressources. Certaines négocient mieux que d’autres, notamment parce qu’elles comprennent mieux la procédure et acceptent davantage de collaborer.

« Les autorités se sont rendu compte depuis une dizaine d’années qu’il faut adapter et simplifier le langage, acquiesce Michelle Cottier. Il existe déjà des manuels allant dans ce sens. Mais le cadre juridique crée des tensions car il demande que soient respectées certaines procédures qui sont complexes. Selon les problèmes qui surgissent, les autorités doivent en effet consulter le Code civil, les lois de procédure cantonales et subsidiairement le Code de procédure civil fédéral. Même pour les spécialistes, c’est souvent difficile de trouver des réponses dans les lois. »

D’où la grande variété de pratiques. Certains cantons décidant de multiplier les entretiens d’information avec les familles, tandis que d’autres délèguent tout ou partie à des travailleurs sociaux qui ne sont pas responsables de la procédure. Il peut également exister des disparités au sein d’un même canton qui peut compter jusqu’à une dizaine d’autorités de protection de l’enfant différentes.

Un avocat pour les enfants
« Le projet de loi de procédure que nous avons produit prévoit justement de fournir les mêmes outils à tout le monde, ajoute Michelle Cottier. Il servira de référence unique aux 124 autorités de protection de l’enfant de Suisse. Il exploite les bonnes expériences mises au point en Suisse ou à l’étranger et ambitionne que toutes les autorités développent des pratiques plus participatives. »

Une centaine d’articles a ainsi été rédigée. L’un d’eux rend par exemple obligatoire la « représentation indépendante de l’enfant ». Celle-ci est assurée par des personnes spécialisées, aussi bien des juristes que des travailleurs sociaux, qui suivent des formations pour apprendre à communiquer avec l’enfant. Leur rôle consiste à le représenter – sans l’écarter – dans la procédure, tout en facilitant et en améliorant sa participation. Ce représentant transmet les informations à l’enfant et, en se mettant dans sa perspective subjective, traduit ses besoins, ses souhaits et ses idées aux autorités. La possibilité d’une telle représentation indépendante de l’enfant existe déjà sous le droit en vigueur, mais elle n’est pas encore obligatoire.

Le projet de loi comprend aussi la possibilité pour les parents de se faire accompagner par des pairs, c’est-à-dire par des parents qui sont déjà passés par là. Ces derniers, qui n’ont pas de rôle juridique mais une position de soutien, ont une expérience de la procédure et ont peut-être une autre façon d’expliquer les choses qui est plus compréhensible. C’est une méthode développée et en usage dans certaines régions des États-Unis.

Un autre exemple d’innovation juridique est que l’enfant doit pouvoir dire et, surtout, redire son avis. Le temps de l’enfant et le temps de la procédure ne sont en effet souvent pas les mêmes. Il n’est pas rare que le premier change d’avis sur le cours de quelques mois après avoir expérimenté une mesure et s’être rendu compte qu’elle ne lui convenait pas. « Notre espoir, c’est qu’en fixant quelques standards minimaux qui vont au-delà de ce qui est actuellement ancré dans la loi, on élève le niveau dans toute la Suisse, estime Michelle Cottier. Il existe encore trop de marge de manœuvre en la matière. Nous souhaitons également promouvoir l’'équité procédurale ', qui désigne le fait de se sentir traité de manière juste dans une procédure et qui contribue à une vision positive de l’état de droit et à une amélioration de la confiance des personnes concernées dans les autorités alors que ce sont souvent celles qui l’ont le plus perdue. »

L’intégralité du texte doit être reportée dans une publication scientifique en 2024. S’il se trouve ensuite des parlementaires fédéraux qui jugent l’idée intéressante, ils pourraient soumettre une motion qui donnerait le mandat au Conseil fédéral de présenter un projet de loi basé sur le travail de l’équipe de Michelle Cottier. Un processus qui, dans le meilleur des cas, n’aboutirait pas avant plusieurs années. « Ce qui nous manque encore, ce sont les relais vers les politiques, constate la chercheuse genevoise. Nous allons y travailler et essayer de faire connaître nos résultats. »