Campus n°154

La vie brisée des enfants du placad

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Durant la seconde partie du XXe siècle, près de 50 000 enfants de saisonniers, pour l’essentiel italiens, ont vécu clandestinement en Suisse. Privés de leurs droits fondamentaux, la plupart d’entre eux ont développé d’importants traumatismes. C’est la conclusion d’une étude menée dans le cadre du PNR 76 « assistance et coercition ».

On les surnomme les « enfants du placard », parce que c’est là qu’ils et elles se cachaient lors des contrôles de police. Mais on aurait aussi pu les appeler les « enfants du silence ». Priés de ne pas faire de bruit, de ne pas chanter ni jouer lorsque leurs parents partaient au travail, les enfants des travailleurs saisonniers qui ont vécu en Suisse dans la seconde partie du XXe siècle ont grandi dans un climat de plomb marqué par la clandestinité et la négation de leurs droits fondamentaux. Privés d’école et de la possibilité de nouer des relations sociales, ils en ont gardé d’importants traumatismes. Et leur nombre est bien plus élevé que ce que l’on pensait jusque-là. C’est ce que démontre une étude menée dans le cadre du Programme national de recherche (PNR) 76 « Assistance et coercition » par Sandro Cattacin, professeur au Département de sociologie de la Faculté des sciences de la société, Daniel Stoecklin, professeur associé au sein de l’Institut de recherches sociologiques (IRS) de l’UNIGE, et Toni Ricciardi et Marco Nardone, chercheurs à l’IRS.


L’étude a été menée dans les cantons du Valais et du Tessin qui ont en commun d’être catholiques, frontaliers et d’avoir historiquement reçu d’importants flux de travailleurs saisonniers venus dans leur immense majorité d’Italie. Les travaux couvraient une période allant de 1949 à 1975.

« La trajectoire des enfants de saisonniers dans notre pays constitue une page assez sombre et encore peu étudiée de notre histoire, explique Sandro Cattacin. Au tournant des années 1970, quelques enquêtes journalistiques parues dans la presse suisse et italienne avaient formulé une estimation qui faisait état d’environ 10 000 enfants concernés par année. Depuis, ce chiffre n’a plus guère été discuté mais selon nos résultats, il s’avère qu’il est largement en deçà de la réalité. »

Ouvrir cette « boîte noire » n’a cependant pas été chose facile. En l’absence de statistiques officielles, les chercheurs ont en effet dû procéder par déduction pour arriver à articuler des chiffres crédibles. Avec l’aide de spécialistes de l’économie et de la démographie, ils sont partis du nombre de permis de séjour saisonniers délivrés en Suisse durant la période étudiée, soit une moyenne annuelle d’environ 153 000 présences, dont près de 90 % d’Italiens. Ils ont ensuite pris en compte le nombre de mariages, l’âge et les taux de natalité moyens de ces différentes populations qui font l’objet de données fiables en Italie comme en Suisse. Sur la base de ce modèle, les chercheurs ont abouti à la conclusion que près de 50 000 enfants de saisonniers ont été présents sur le territoire national entre 1949 et 1975. Ils estiment par ailleurs que près d’un demi-million d’individus ont vu leur enfance niée sur l’ensemble de la période concernée.

Pour se faire une idée de ce que ces enfants ont vécu, les chercheurs genevois se sont efforcés de rassembler les informations conservées dans les archives des deux cantons concernés ainsi que dans celles des institutions de placement en Suisse et de l’autre côté de la frontière. Ils y ont ajouté une série d’entretiens avec des responsables politiques ou syndicaux actifs à l’époque ainsi qu’une cinquantaine de témoignages directs.

Dix mètres carrés Globalement, il en ressort que les parents ont appliqué différents types de stratégies selon leur situation, l’âge de l’enfant, les moyens dont ils disposaient ou la présence de famille en Italie.

« Ce qui se passe typiquement, explique Sandro Cattacin, c’est que les enfants étaient rarement présents dans les premiers mois du séjour en Suisse, parce que les parents vivent alors généralement dans des baraquements de 10 mètres carrés où ils sont difficiles à cacher. Pour la même raison, il n’y en a pas beaucoup non plus dans les campagnes, lorsque les parents logent chez un paysan. L’objectif, c’est donc de trouver un appartement à louer pour neuf mois ou à l’année afin de pouvoir y accueillir les enfants dont on a déjà la charge ou ceux qui vont naître sur place. »

Cette solution, qui est sans doute la moins mauvaise, est loin d’être idéale pour autant. Confinés, privés d’accès à l’instruction publique – sauf de très rares exceptions –, les enfants passent le plus clair de leur temps au domicile familial où ils s’acquittent des tâches ménagères. La consigne est toujours la même : il s’agit de ne rien faire pour attirer l’attention, donc d’éviter les cris, les pleurs ou toute autre activité qui pourrait trahir leur présence. Les sorties sont rares et généralement réservées aux heures où les autres enfants se rendent ou reviennent de l’école, histoire de se fondre dans la masse.

Car la menace est réelle, notamment en Valais où le tissu industriel est moins dense qu’au Tessin et où règne un contrôle social plus fort. En cas de dénonciation aux autorités ou de contrôle de la police – même si certains agents semblent avoir délibérément fermé les yeux dans certains cas –, l’enfant risque le placement en institution ou le renvoi pur et simple en Italie.

Le statut de saisonnier

Le statut de saisonnier a été mis en place en 1931 pour répondre aux besoins en main-d’œuvre de l’économie suisse. Il autorisait des travailleurs étrangers à résider neuf mois par an sur le territoire national. Mais il interdisait de changer d’emploi, de bénéficier des assurances sociales et le regroupement familial était proscrit, les enfants nés en Suisse étant tenus de quitter le territoire dans les trois mois.

Entre 1949 et 1975, plus de 4 millions de permis de séjour saisonniers ont été délivrés en suisse, principalement à des travailleurs venus d’Italie, d’Espagne
ou du Portugal.

Après cinq années de travail saisonnier consécutives, il était possible d’obtenir un permis B, autorisant un séjour à l’année sur le territoire. Dans le cas, fréquent, où une rupture du contrat de travail avait lieu avant cette durée – réduite à trente-six mois de travail effectif dans les années 1960 –, le processus devait être recommencé depuis le début.

Le statut de saisonnier a été aboli en 2002, à la suite de l’entrée en vigueur de l’accord sur la libre circulation des personnes entre la Suisse et l’Union européenne.


Éloignement douloureux
Dans ce dernier cas de figure, comme lorsque les parents sont dans l’incapacité de faire venir leur(s) enfant(s) avec eux, deux options sont possibles. La première consiste à les confier à des proches restés au pays (généralement la grand-mère) au prix d’un éloignement douloureux. La seconde est de placer leur progéniture dans une institution privée de l’autre côté de la frontière au risque de la voir subir brimades, violences et/ou abus sexuels.

Fondée en 1963 et gérée par des prêtres, la « Casa del Franciullo » à Domodossola a ainsi accueilli plus de 1000 enfants (exclusivement des garçons) provenant principalement de familles italiennes vivant en Suisse.

Relativement peu nombreux, ceux qui font l’objet d’une mesure de placement forcé sur le territoire helvétique, parce que leur mère est divorcée, que leur père boit trop ou que leur comportement est jugé inadéquat, ne sont pas mieux lotis. À l’Hospice pour l’enfance abandonnée Erminio von Mentlen de Bellinzone, un institut privé ouvert en 1911 et géré par la congrégation des sœurs de la Sainte Croix de Menzingen jusqu’en 1982, certains témoins racontent des journées entières à attendre dans les lieux dénués de lumière et de toilettes. D’autres évoquent un passage dans la machine à laver.

Enfin, des enfants ont également été adressés aux bons soins de paysans de montagne, secteur dans lequel la main-d’œuvre faisait défaut. Exploités parfois jusqu’à la mort, certains n’en sont jamais revenus.

« Les enfants qui ont été confiés à la grand-mère ont été désocialisés, reprend Sandro Cattacin. Ceux qui ont connu les orphelinats ont fugué dès qu’ils ont pu pour vivre à 15 ans une vie hors de toute structuration familiale. Ceux qui se trouvaient de l’autre côté de la frontière étaient malmenés ou abusés et ceux qui sont restés cachés en Suisse ont grandi avec l’idée que la méfiance est plus importante que la confiance. Dans tous les cas, ces gens sont des survivants dont l’enfance a été détruite. »

Regroupés au sein de l’association Tesoro depuis 2021, les enfants de saisonniers sont aujourd’hui sortis de l’ombre et demandent à la Suisse de faire amende honorable. Mais comment réparer les torts subis ?
« On pourrait envisager un dédommagement, conclut Sandro Cattacin, mais le processus est complexe et le préjudice n’est pas facile à chiffrer. À mon sens, il vaudrait mieux encourager une forme de réflexivité historique et tirer les leçons de ce qui s’est passé : quand on sait que l’on a fait des erreurs au cours de l’histoire, on a un comportement plus empathique par rapport à ce qui peut arriver demain. C’est pourquoi nous avons accompagné notre étude d’une série de recommandations qui visent à améliorer les conditions dans lesquelles les mineur-es sont aujourd’hui placé-es dans notre pays (lire ci-contre). »

placement des mineur-es :
quelques mesures pour changer la donne

Dans le cadre du PNR 76 « Assistance et coercition », l’équipe conduite par Sandro Cattacin, professeur de sociologie à la Faculté des sciences de la société, a publié un policy brief composé d’une douzaine de recommandations regroupées en cinq axes afin d’améliorer la prise en charge des mineur-es en situation de placement en Suisse. Celles-ci ont été identifiées par des étudiant-es ayant participé au cours « Clinique d’analyse sociale » du semestre de printemps 2021. Présentation.

1) Meilleure prise en compte de la personne et de son contexte dans la prise en charge. Autrement dit, il s’agit de porter une plus grande attention à l’histoire familiale, aux origines, à l’état psychologique et à la situation socioéconomique des mineur-es concerné-es. Pour y parvenir, les auteurs suggèrent d’encourager la diversification et la spécialisation des instituts de placement afin que ceux-ci soient à même de faire face à la diversité des besoins de protection et d’assurer un suivi individualisé. À cet égard, il leur semble pertinent d’employer davantage de personnes ayant elles aussi un parcours et une expérience migratoires.

2) Participation des enfants et de leurs familles au processus de placement extrafamilial. Les auteurs considèrent en effet qu’il est fondamental de créer les conditions nécessaires à la réalisation de leur
participation, rappelant que celle-ci n’est pas optionnelle mais qu’elle relève d’un droit au sens de l’article 12 (droit d’être entendu) de la Convention des droits de l’enfant. Concrètement, il faudrait donc systématiser la participation des mineurs à chaque étape du placement en leur communiquant des informations complètes quant à leur situation et leurs droits. Il apparaît également important de veiller à la bonne compréhension de ces informations et de créer un espace de parole dédié aux mineurs et à leurs familles. Une revalorisation du temps alloué aux familles permettrait par ailleurs à celles-ci d’entretenir des relations de confiance avec les acteurs de la protection de l’enfance.

3) Formation des personnes intervenant dans le processus de placement. Les auteurs suggèrent ainsi de promouvoir la formation continue au travers de modules liés spécifiquement à l’encadrement des mineurs placés auprès des acteurs de la protection de l’enfance et des enseignants.

4) Transitions entre les différentes phases du placement. La décision, l’admission, la prise en charge et le départ sont des étapes souvent vécues comme des ruptures difficiles et potentiellement traumatisantes par manque d’informations, de transparence ou parce qu’elles entraînent l’impossibilité d’assurer une continuité dans le parcours de vie. Pour y remédier, les chercheurs genevois jugent utile de préserver les liens sociaux et les relations des mineurs placés notamment en leur permettant de continuer à fréquenter le même établissement scolaire qu’auparavant. Ils conseillent également de mieux préparer ces phases de transition et d’agir de manière plus graduelle, lorsque c’est possible, en expliquant les raisons de la mesure envisagée, les étapes du processus de placement, en communiquant le moment et la manière dont se déroule le placement ainsi que sa durée prévue. L’accompagnement devrait en outre contribuer à développer des moyens permettant aux jeunes de vivre de manière autonome et il ne devrait pas s’arrêter brusquement une fois l’âge de la majorité atteint.

5) Vision globale de la situation et réduction de la stigmatisation des mineur-es placé-es. Les chercheurs proposent, d’une part, de créer une plateforme commune à tous les professionnel-les concerné-es et, d’autre part, de mettre en place des campagnes de sensibilisation adressées au grand public, par exemple au travers de l’organisation de tables rondes, de conférences, de reportages ou de productions artistiques telles que des films ou des pièces de théâtre sur le sujet du placement et/ou auxquelles les mineur-es placé-es pourraient prendre part activement.