Campus n°154

Dans l’«espace de Minkowski», plus besoin d’énergie noire

2RE2.jpg

Lucas Lombriser propose une reformulation mathématique de la relativité générale qui permettrait de résoudre certaines énigmes cosmologiques telles que l’énergie ou la matière noires. Un tour de passe-passe qui demande cependant d’accepter que la masse des particules évolue au cours du temps.

Lorsqu’on sèche devant un problème ardu, il vaut la peine de changer de point de vue. Le fait de reprendre la question par un autre bout peut en effet faire surgir une solution inattendue. C’est exactement la démarche que Lucas Lombriser, professeur assistant au Département de physique théorique (Faculté des sciences), propose dans un article de Classical and Quantum Gravity afin de résoudre certaines énigmes de la cosmologie. Malgré de grands succès prédictifs et une robustesse jamais mise en défaut, la relativité générale d’Einstein fait en effet face à quelques discordances de taille entre la théorie et la pratique notamment concernant la constante cosmologique, l’évolution de la taille de l’Univers ou encore l’asymétrie entre la matière et l’antimatière. Ce qui oblige les physiciens à faire appel à des explications exotiques et pas toujours satisfaisantes telles que l’existence des mystérieuses énergie et matière noires, le phénomène de l’inflation dans les premiers temps après le Big Bang, la rupture de la symétrie des lois de la physique, etc.

Au lieu de recourir à ces concepts compliqués, Lucas Lombriser préfère changer de référentiel de réflexion. Il propose une reformulation mathématique du cadre théorique. Cette transformation est blanche du point de vue de l’observateur, c’est-à-dire qu’elle n’affecte en rien les résultats des mesures physiques prédits par la théorie. Elle est également «autorisée» puisqu’il ne s’agit que d’une manipulation mathématique sur des équations mathématiques, ce que les physiciens et les physiciennes théoriciennes pratiquent tout le temps. Mais elle est judicieusement choisie (elle s’opère dans un espace mathématique à quatre dimensions dit de «Minkowski») et parvient à bouleverser fondamentalement l’interprétation que l’on peut faire de la structure de l’Univers.

Évolution des constantes

Selon la vision actuelle, le Cosmos est né du Big bang, sa géométrie est courbée par la présence de masse et il subit une expansion accélérée. Toutes les galaxies s’éloignent les unes des autres et ce mouvement se mesure par le décalage vers le rouge de leur spectre lumineux.

La cosmologie minkowskienne développée par Lucas Lombriser fait, quant à elle, apparaître un Univers statique et plat, sans expansion mais dans lequel ce sont les échelles de masse des particules de matière, celle de la distance et celle du temps qui évoluent. Ce qui peut aussi être interprété comme une variation temporelle des constantes fondamentales de la physique. Ce phénomène produit néanmoins le même effet, c’est-à-dire un décalage vers le rouge du spectre lumineux des galaxies puisque le rayonnement de ces objets a été émis dans un passé lointain, lorsque la masse des atomes était différente de celle d’aujourd’hui. Qu’il s’agisse d’un Univers en expansion avec des masses constantes ou d’un Univers statique avec des masses en évolution, les deux points de vue produisent les mêmes prédictions observables, c’est-à-dire qu’ils sont expérimentalement équivalents.

Lucas Lombriser tente une analogie avec les planètes dont les trajectoires sur la voûte céleste, notamment rétrogrades, sont très complexes. À l’époque où l’on pensait que la Terre était au centre de l’Univers, les scientifiques ont développé un modèle permettant de décrire ces déplacements apparents à l’aide d’épicycles et de déférents, c’est-à-dire d’une combinaison tarabiscotée de mouvements circulaires uniformes. Les positions prédites des planètes dans le ciel étaient assez correctes mais très laborieuses à calculer. Le modèle héliocentrique a permis de simplifier cette description et de corriger les erreurs. Mathématiquement, il n’est rien d’autre qu’un changement de point de vue.


Catastrophe du vide

Selon le physicien, les avantages de la perspective minkowskienne sont nombreux. La valeur de la constante cosmologique, par exemple, est l’un des plus grands problèmes de la physique moderne. Il s’agit d’un terme introduit par Albert Einstein lui-même dans les équations de la relativité générale afin de les rendre compatibles avec un Univers statique. Lorsque l’idée d’un Univers en expansion continue s’impose dans les années 1930, la constante devient inutile. Elle revient néanmoins sur le devant de la scène en 1998 avec la constatation que l’Univers subit en réalité une expansion accélérée, ce qui implique de nouveau une constante cosmologique non nulle. Ou alors l’existence d’une mystérieuse «énergie sombre» induisant une sorte d’antigravité responsable de cette expansion et qui représenterait à elle seule 68% de toute l’énergie de l’Univers.

Le problème, c’est qu’entre la valeur de la constante cosmologique estimée à partir des observations astronomiques et celle calculée à partir de la théorie, il y a une différence d’un facteur 10120 (un «1» suivi de 120 «0»). Ce qui n’est rien de moins que la «pire des estimations théoriques en physique», aussi qualifiée de «catastrophe du vide».

Perspective minkowskienne

«Dans la perspective minkowskienne, cet écart entre la théorie et la pratique se présente sous un jour très différent, précise Lucas Lombriser. Dans ce formalisme, la valeur de la constante cosmologique est naturellement fixée par l’échelle de longueur fondamentale et par des considérations anthropiques.» En d’autres termes, et pour faire court, le problème de la constante cosmologique disparaît. Et, avec lui, le problème de l’énergie sombre, dont on n’a plus besoin.

Le physicien introduit aussi un phénomène de perturbation dans son Univers. En effet, quelle que soit la manière dont on l’observe, le Cosmos n’est, manifestement, pas isotrope et homogène. Il a bien fallu qu’apparaissent de petites irrégularités dans la distribution de la matière dans l’espace pour que cette matière puisse se concentrer à certains endroits et pas à d’autres et donner naissance aux galaxies, aux étoiles et aux planètes.

Les calculs montrent que l’application de telles perturbations au cosmos minkowskien permet de construire de nouveaux modèles offrant une explication naturelle à une série d’autres énigmes cosmologiques. C’est notamment le cas pour la mystérieuse matière noire, dont l’existence a été invoquée pour compenser le manque de matière ordinaire visible et rendre les mouvements des galaxies compatibles avec la théorie. Ça l’est aussi pour la phase dite de l’inflation, imaginée par les scientifiques pour expliquer certaines caractéristiques du Cosmos actuel, et durant laquelle l’Univers aurait grandi d’un facteur 1026 en une fraction de seconde juste après le Big Bang. Ça l’est enfin pour le constat que l’Univers est fait de matière et que l’antimatière semble avoir totalement disparu alors que les particules des deux types auraient dû être produites, à l’origine, en quantités égales.

La bonne interprétation

Entre l’espace classique et celui de Minkowski, comment savoir quelle est la bonne interprétation? En ce qui concerne la seule reformulation mathématique, elle n’est pas testable puisqu’elle fournit exactement les mêmes prédictions observationnelles. La partie des perturbations qui viendrait s’ajouter à l’espace minkowskien, en revanche, peut être mise au défi par des observations astronomiques. Une telle perturbation peut en effet entraîner des différences dans les taux d’expansion cosmique entre une région de l’Univers et une autre (à grande échelle, bien sûr). Elle peut également conduire à des décalages vers le rouge plus importants que prévu pour les amas de galaxies lointains, ce qui aurait comme conséquence de leur attribuer des distances plus grandes et des âges plus anciens. Et il est possible que l’actuel télescope spatial James Webb soit assez performant pour mesurer un tel effet, s’il existe.

Cela dit, Lucas Lombriser ne prétend pas que la perspective minkowskienne est la bonne. Son travail, estime-t-il, ne représente qu’un bref aperçu des applications possibles de cette nouvelle formulation et est destiné à servir de base à des travaux ultérieurs, notamment sur des phénomènes comme le Big Bang et les trous noirs. De plus, il n’est pas sûr que la communauté scientifique accepte facilement l’idée que les masses des particules, et même toutes les constantes physiques, puissent changer avec le temps.

Anton Vos

www.tinyurl.com/LombriserUNIGE