Campus n°155

La guerre de l'eau n'aura (sans doute) pas lieu

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Si l’eau a été historiquement un vecteur de coopération plus que de conflit, de nouvelles tensions apparaissent en lien avec le changement climatique. Bien lotie dans ce domaine, la Suisse devra néanmoins procéder à des arbitrages pour faire face aux sécheresses annoncées.

Au printemps 2018, les quelque 4,7 millions d’habitants du Cap, en Afrique du Sud, sont passés tout près du point zéro, soit le jour où les réservoirs alimentant la ville se retrouveraient complètement vides. En Californie, une police de l’eau sillonne les collines de Los Angeles pour veiller au respect de la réglementation sur l’usage de cette ressource mise en place ces dernières années. Et en France, ce sont près de 700 communes qui se sont vues privées d’eau potable durant l’été 2022. Malgré certaines restrictions d’usage mises en place ces deux dernières années, la Suisse est encore loin de tels extrêmes. Mais une adaptation est indispensable pour faire face aux effets du changement climatique sur le régime des précipitations, prévient Christian Bréthaut, professeur associé à l’Institut des sciences de l’environnement ainsi qu’au Département géographie et environnement (Faculté des sciences de la société), directeur scientifique du Geneva Water Hub et codirecteur de la chaire Unesco en hydropolitiques de l’UNIGE.


« Dans les médias, le récit qui s’est imposé, c’est que l’eau va jouer dans les prochaines décennies le rôle qu’a tenu le pétrole tout au long du XX e siècle, note le chercheur. Autrement dit, c’est la ressource autour de laquelle vont se cristalliser les conflits à venir. Or, quand on regarde les analyses historiques et statistiques qui ont été menées à l’échelle globale, on se rend compte que la plupart du temps, quand vous avez des tensions liées à l’eau, le résultat est plus coopératif que conflictuel. Depuis les années 1950, il y a ainsi eu une trentaine de conflits directement en lien avec l’eau, alors que pendant la même période, plus de 300 accords ont été signés à l’échelle transfrontalière autour de la gestion de cette ressource. Cela étant, il est vrai qu’avec le changement climatique et la récurrence de plus en plus forte de sécheresses de plus en plus importantes, on voit se développer une résurgence des tensions liées à l’eau, en particulier au niveau régional. »

Dans un monde où chaque litre d’eau va commencer à compter, il reste heureusement une marge de manœuvre relativement importante dans de nombreuses régions du globe. D’une part, parce que de nombreux leviers peuvent être activés pour réduire la consommation d’eau. De l’autre, parce qu’un certain nombre de crises relatives à l’approvisionnement en eau ne sont pas dues aux changements climatiques – bien que ceux-ci constituent un facteur aggravant –, mais à une gouvernance inadéquate des réserves disponibles.

Pour ce qui touche au premier point, l’éventail des possibles reste en effet très large. À l’image de ce qui a été fait en Californie, il est ainsi imaginable d’introduire une législation stricte quant aux usages domestiques de l’eau (arrosage autorisé durant quinze minutes un jour par semaine, bannissement des plantes d’ornement non indigènes...). À la suite de l’épisode de 2018, les autorités du Cap ont, de leur côté, lancé un vaste programme d’action intitulé « Cape Town Strategy », qui a permis de réduire la consommation quotidienne d’eau de la ville de 40 % en trois ans. Des gains substantiels sont également réalisables via la valorisation des eaux de pluie, la mise en place de processus industriels plus efficients ou encore le remplacement des systèmes par aspersion par des systèmes de goutte-à-goutte en matière d’irrigation agricole, secteur le plus gourmand en eau des économies occidentales.

Pour ce qui est de la gouvernance, un gaspillage considérable des ressources pourrait être évité grâce à un meilleur entretien et une planification efficace de la gestion des réseaux d’adduction, sachant que dans une ville comme Rome, par exemple, le taux de fuite peut approcher les 50 %. Toute la difficulté étant qu’on parle ici d’investissements se comptant en centaines de millions de francs, par définition invisibles puisque souterrains, qui mettront des années à apporter des résultats concrets et qui sont donc relativement peu porteurs en termes de communication politique.

« Il y a par ailleurs énormément d’endroits dans le monde où des choix politiques ont conduit à des situations catastrophiques ou ont empêché d’anticiper les problématiques liées au manque d’eau, précise Christian Bréthaut. L’exemple le plus extrême est peut-être le choix des autorités soviétiques d’imposer la culture du coton dans certaines régions désertiques d’Asie centrale, ce qui a provoqué l’assèchement de la mer d’Aral. Mais le fait qu’en Californie, la majorité des points d’accès à l’eau souterraine se trouve dans les mains de grands propriétaires terriens qui, forts de titres de propriété historiques, prélèvent autant d’eau qu’ils le veulent, a également des conséquences très négatives pour la gestion des sécheresses.»

Relativement bien lotie dans ce domaine, la Suisse ne risque guère de voir la disponibilité en eau directement menacée, hormis dans certaines régions particulièrement exposées comme le Jura ou le Valais. Compte tenu des différences de températures assez importantes qui existent entre la plaine et les sommets, il continuera en effet de pleuvoir raisonnablement dans les Alpes. Et la présence de nombreux lacs, comme celui du Léman ou de Zurich, constitue par ailleurs des réserves monumentales à l’échelle européenne.

Cela étant, il faudra tout de même procéder à un certain nombre d’arbitrages pour faire face à la nouvelle donne saisonnière. Si l’accès à l’eau potable, qui relève d'un droit humain fondamental, restera à l’évidence la priorité absolue, quelles quantités d’or bleu faudra-t-il allouer à la protection des rivières afin d’assurer un débit suffisant à la survie de la population piscicole, à la production d’énergie hydroélectrique, à l’irrigation des terres agricoles ou aux canons à neige dont dépend la survie des stations de moyenne montagne ?

« Répondre à ce type de questions implique que la force publique soit en capacité de faire des choix ou d’ajuster des mécanismes déjà existants, analyse Christian Bréthaut. Mais pour ce faire, il faut comprendre ce qui se passe, disposer d’une vision d’ensemble sur les quantités de ressources à disposition et sur les modes de consommation. Et pour l’heure, je ne suis pas certain qu’au niveau national, on ait une vision très claire du fonctionnement et des prélèvements opérés par les différents usages de l’eau. On a effectivement une vision d’ensemble du système, mais il me semble que, pour l’instant, elle n’est pas suffisamment élaborée pour avoir la capacité de procéder à des arbitrages et de faire face efficacement aux défis qui nous attendent. »