Les tsunamis silencieux de lac de Brienz
La correction de l’Aar a provoqué depuis 150 ans quatre éboulements sous-lacustres suivis de tsunamis passés inaperçus. Le prochain pourrait cependant faire plus de dégâts. Retour sur une recherche ponctuée de cadavres bleus.
Le 24 avril 1996, les ouvriers d’une plateforme de dragage exploitant du sable devant l’embouchure de l’Aar, dans le lac de Brienz, vivent un étrange phénomène. Dans un bruit inquiétant, le radeau de 50 tonnes sur lequel ils s’activent est violemment tiré vers le bas par les aussières ancrées dans le fond du lac tandis que deux attaches fixées à la terre ferme le retiennent. Tendus à l’extrême, deux filins du diamètre d’un pouce se rompent en même temps et balaient le pont comme des fouets, heureusement sans toucher personne. Surpris, les ouvriers arrêtent tout et s’en vont faire leur rapport à leur patron. En arrimant leur barque au quai, ils remarquent que le niveau du lac est bien plus bas que d’habitude. Le temps de rendre compte des événements et de retourner vers la plateforme, l’eau est remontée et pointe cette fois-ci à un demi-mètre au-dessus du niveau normal.
Les choses auraient pu en rester là si deux autres événements ne s’étaient pas déroulés dans les jours suivants. Le premier est la découverte, le 1er mai, d’un cadavre auquel il manque la tête, un bras et le bas des jambes, sur la grève d’Oberried, 6 kilomètres plus à l’ouest. Les services forensiques bernois datent la dépouille au carbone 14 et prouvent que l’individu est mort noyé au cours du XVIIIe siècle. Son corps est d’ailleurs recouvert partiellement d’un minéral, la vivianite, signe d’une longue immersion dans la vase. Le fait d’être emprisonné dans les sédiments, un milieu dépourvu d’oxygène, aurait permis la préservation du corps à l’exception de ses extrémités.
Le second incident est la perte d’instruments de mesure posés deux ans avant au fond du lac de Brienz par des scientifiques de l’Eawag (l’Institut fédéral des sciences et technologies de l’eau à Dübendorf). Ces derniers, venus les récupérer précisément au cours du mois de mai, ne peuvent que constater leur disparition. Interloqués, ils décident d’investiguer la chose.
Tsunami de près d’un mètre
Les conclusions de la longue enquête qui s’ensuit sont rapportés dans un article de la revue Marine Geology du 25 juin 2007. Stéphanie Girardclos, maître d’enseignement et de recherche au Département des sciences de la Terre et à l’Institut des sciences de l’environnement (Faculté des sciences), et ses collègues de l’Eawag y démontrent que, le 24 avril 1996, une masse importante de sédiments accumulés devant l’embouchure de l’Aar s’est détachée et a provoqué un éboulement sous-lacustre. Grâce à des mesures de sismostratigraphie et des forages, les scientifiques parviennent à estimer à 2,72 millions de mètres cubes le volume de matériaux qui a glissé et a créé une couche de dépôts de plus d’un mètre d’épaisseur sur tout le fond du lac.
« L’éboulement a failli couler la plateforme de dragage qui était ancrée dans les sédiments, précise Stéphanie Girardclos. En même temps, il a libéré un cadavre qui gisait dans ces dépôts depuis des siècles et, en se propageant au fond du lac, a emporté les instruments scientifiques qui s’y trouvaient. L’accident a également provoqué un tsunami de presque 1 mètre. Cependant, à l’exception des ouvriers, personne ne l’a remarqué. »
L’analyse des données environnementales précédant l’événement (débit de l’Aar, vitesse du vent, niveau du lac, séismes) suggère par ailleurs qu’aucune cause particulière n’est à l’origine du glissement de terrain à l’exception de l’accumulation naturelle de sédiments qui, en dépassant un seuil, a provoqué une rupture de leur équilibre.
Quatre éboulements
L’histoire aurait, là encore, pu en rester là si ce n’est que les mesures des profils sismostratigraphiques et les carottages mettent en évidence non pas une couche épaisse de sédiment, mais quatre, les unes au-dessus des autres, soit autant de signes d’éboulements de volumes similaires. En dessous, c’est-à-dire durant au moins un millénaire dans le passé, aucun autre dépôt n’atteint, de loin, la même grosseur.
Après un travail long et minutieux qui fait l’objet d’un article actuellement en phase de soumission, les scientifiques réussissent finalement à estimer avec une erreur raisonnable les dates des quatre événements, soit 1854, 1906, 1942 et 1996. La plus récente est précise au jour près, puisque des témoins ont vu et rapporté l’événement. Celle de 1942 est entachée d’une incertitude de quelques semaines, voire de quelques mois. Cela est dû essentiellement à la découverte, le 19 septembre de cette année, d’un autre mystérieux cadavre (« totalement momifié ») rendu par le lac plus ou moins au même endroit que la dépouille de 1996 et dont l’Oberländer Tagblatt fait la recension. Les autorités de l’époque estiment que le mort (manifestement également recouvert de vivianite) gisait, lui aussi, depuis longtemps dans les sédiments du lac. Les mêmes causes entraînant les mêmes effets, il est donc très probable que cette apparition macabre soit le résultat de l’éboulement sous-lacustre identifié par les scientifiques.
« Je suis tombée sur l’information en effectuant, sans trop y croire, des recherches dans les archives numérisées des journaux locaux, s’amuse Stéphanie Girardclos. Ces cadavres d’un autre temps, libérés par un éboulement sous-lacustre et qui remontent à la surface, nous ont donc servi deux fois. C’est à se demander si nous n’avons pas développé une nouvelle technique de datation – et qui sait combien de cadavres sont encore enfouis dans les sédiments du lac de Brienz ? »
Trois nouveaux cadavres
Il est d’ailleurs possible que la date de 1906 subisse le même traitement. Selon une trouvaille récente, il s’avère en effet que la Neue Zürcher Zeitung du 22 septembre 1913 rapporte la découverte, la veille près de l’embouchure de l’Aar, de trois cadavres humains, dépourvus de tête ainsi que d’une partie de leurs membres et recouverts d’une sorte de gangue de « plâtre », à laquelle s’ajoutent les dépouilles d’animaux dans un état similaire. « On suppose que vers l’embouchure de l’Aar, un ‘glissement de sable’ s’est produit, libérant ainsi les corps », conclut l’article.
Il ne reste donc guère que la dernière date (1854), à laquelle aucun malheureux noyé n’a pu être associé, qui reste entachée d’une incertitude de deux à trois décennies. Mais un scénario se dessine néanmoins. C’est celui de la correction de l’Aar et du contrôle des niveaux des lacs de Brienz et de Thoune.
La vallée de l’Aar a en effet été sujette de tout temps à des inondations dévastatrices. Les travaux visant à y remédier commencent en 1850 avec la construction d’un barrage à Interlaken suivie dans les années 1860 et 1870 de la canalisation de l’Aar. Son embouchure est aménagée dans la partie sud du delta naturel et devient alors le seul point d’évacuation des limons charriés par la rivière.
« Cette concentration des dépôts qui étaient auparavant répartis par un delta plus large est compatible avec une accumulation plus rapide et plus importante de sédiments à un seul endroit et donc avec une augmentation du risque d’éboulements sous-lacustres, estime Stéphanie Girardclos. En d’autres termes, nous montrons que la régulation du cours d’eau a entraîné des effondrements réguliers tous les trente à cinquante ans. Le volume déplacé est à chaque fois similaire, à savoir plus d’un million de mètres cubes. Si rien n’est fait (réactivation de bras secondaires du delta, par exemple), on peut s’attendre à ce que le suivant ait lieu dans 10 ou 20 ans. On ne peut pas prédire son amplitude, ni celle du tsunami qui pourrait s’ensuivre. Ce dernier pourrait toutefois dépasser un mètre, cette fois-ci. Ou la fois d’après. En tout état de cause, il représente un risque naturel supplémentaire, créé par les activités humaines, pour les communautés riveraines. »