Campus n°157

Le retour de la rue

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Pour sa 9e édition, le Festival Histoire et Cité a choisi de descendre dans la rue. Un territoire qui est à la fois un lieu de mémoire et de pouvoir, de rencontre et d’exclusion, de revendication et d’inspiration artistique.

La rue, disait Victor Hugo, est «le cordon ombilical qui relie l’individu à la société». Outre sa fonction purement pratique, relier un point à un autre, c’est en effet elle qui donne sa pulsation à la vie de la Cité. Repaire identitaire quand elle marque une adresse, c’est aussi un lieu de mémoire et de commémoration collective où s’exposent les signes du pouvoir. Festive, ludique ou poétique quand elle sert de source d’inspiration aux artistes, elle peut s’avérer menaçante, voire dangereuse pour ceux – et surtout celles – pour qui elle est synonyme d’exclusion. C’est enfin un formidable laboratoire politique qui, au fil des siècles, a servi de réceptacle aux colères populaires et où, de barricades en manifestations, de nombreux régimes ont été faits ou défaits. C’est vrai dans le monde entier, en témoignent notamment la révolution de Maïdan en Ukraine ou le printemps des peuples dans le monde arabe, mais peut-être en France plus que partout ailleurs, comme l’a expliqué l’historienne Danielle Tartakowsky, grande spécialiste des mouvements sociaux de l’Hexagone et directrice d’un ouvrage collectif intitulé Histoire de la rue. De l’Antiquité à nos jours, lors de la conférence qu’elle a donnée à La Chaux-de-Fonds dans le cadre de l’édition 2024 du Festival Histoire et Cité, qui était, précisément, consacrée à la rue.

Campus: Assiste-t-on aujourd’hui à un retour de la rue, comme l’indique le titre de l’un des derniers chapitres de l’ouvrage que vous avez réalisé avec vos collègues historiens Joël Cornette, Emmanuel Fureix, Claude Gauvard et Catherine Saliou?
Danielle Tartakowsky: Il me semble en effet que l’on assiste depuis quelques décennies à un retour en force de la rue dans les mots et dans les choses. Et le fait que ce thème ait été choisi par le Festival Histoire et Cité cette année ne fait que conforter cette impression.  

Comment se manifeste ce retour?
Depuis les années 1970, on a vu une multiplicité d’acteurs – architectes, urbanistes, plasticiens, politiciens ou encore sportifs – réinvestir cet espace. Pour s’en tenir au cas de la France, c’est à cette époque que l’on renonce à la construction de grands ensembles au profit de la prééminence de ce qu’on appelle «l’espace public». En parallèle, l’hégémonie de l’automobile est remise en cause par la montée en puissance des politiques environnementales et la mise en place de dispositifs visant à faciliter la cohabitation de tous les usagers de la rue (espaces verts, rues piétonnes, réaménagement des places, mobilier urbain…). Mitterrand, suivi en cela par Chirac, entreprend, quant à lui, de restituer ses fonctions civiques à la rue en organisant d’immenses événements dans des lieux symboliques de la capitale. C’est la fête de la victoire, organisée le 10 mai 1981 place de la Bastille, ou celles célébrant le bicentenaire de la Révolution française. Dans un registre visant également à renouveler les appropriations collectives de la rue, on peut encore citer la fête organisée en 1998 sur les Champs-Élysées en l’honneur de l’équipe de France, victorieuse du Mondial de football, la Fête de la musique instituée en 1992 ou encore l’organisation du Marathon de Paris à partir de 1976. Cette réappropriation de la rue est aussi le fait d’acteurs ou de collectifs aux marges des institutions, voire en rupture. Le graffiti, les happenings, le hip-hop ou le skateboard marquent ainsi un puissant renouveau des arts de la rue, rassemblés sous l’expression générique de street art.  

La rue existe quasiment depuis que les êtres humains vivent en collectivité. Mais quand fait-elle son entrée dans l’histoire en tant qu’objet d’étude?
Notre objectif, avec cet ouvrage, était de nous concentrer sur la France métropolitaine en étant attentifs à tous les phénomènes de circulation qui sont perceptibles dans l’espace et dans le temps. Nous sommes donc remontés jusqu’au moment où nous avions des traces nous permettant d’interroger notre présent de la rue, c’est-à-dire jusqu’à l’Antiquité romaine, puisque dans le cas de Lutèce, par exemple, le tracé du cardo maximus – soit la voie d’axe nord-sud qui était la plus importante dans les villes romaines – est encore lisible, à condition toutefois de savoir où chercher.

La rue antique est-elle foncièrement différente de celle d’aujourd’hui?
La principale différence avec nos cités modernes, c’est que dans le monde grec ou romain, la ville se construit par la rue et que celle-ci n’est donc pas une conséquence du bâti. Dans le monde antique, on pense la cité en dessinant d’abord son plan, qui est une mise en scène de l’espace citoyen, politique et économique. Cela étant, toute une série d’éléments, qui sont apparus de manière relativement tardive dans nos rues contemporaines sont déjà présents à cette époque, comme les trottoirs, les passages piétons ou des systèmes permettant de distribuer et d’évacuer les eaux. Cela s’accompagne d’une réflexion d’ordre sanitaire guidée par l’idée qu’un judicieux tracé des rues permettrait de bâtir des villes plus saines. Les textes de Vitruve (architecte romain qui vécut au Ier siècle av. J.-C., ndlr), qui décrivent ce que doit être l’organisation de la ville, vont d’ailleurs être utilisés durablement par les urbanistes de l’époque moderne.

Entre-temps, la rue va toutefois connaître une longue éclipse…
Entre le Ve et le Xe siècle, les invasions venues du Nord et de l’Est bouleversent totalement l’organisation sociopolitique et économique de l’ensemble de l’Europe occidentale, ce qui débouche en effet sur une crise des espaces urbains. Ceux-ci, faute de disparaître, se réduisent à peu. La superficie d’une ville comme Paris, par exemple, diminue alors de près de 90%. Cependant, même réduite à sa portion congrue, la rue conserve les fonctions qui sont constitutives de son existence et qui, si elles se renouvellent au fil du temps, varient somme toute assez peu.

Cette crise urbaine s’achève au début du XIe siècle. Que se passe-t-il alors?
En France, la victoire des Capétiens sur la dynastie des Plantagenêts conduit à une réorganisation du royaume qui se traduit par le rétablissement progressif des lieux du pouvoir central et des liens entre celui-ci et ses vassaux. À peu près au même moment, des villes commerçantes, en particulier dans l’Europe du Nord et du Nord-Est, commencent à revendiquer des chartes communales leur conférant une certaine autonomie. Chartes que les différents pouvoirs centraux leur accordent d’autant plus volontiers qu’il s’agit d’un excellent moyen de contrebalancer les pouvoirs seigneuriaux. La conjugaison de ces différents éléments permet une renaissance urbaine qui va perdurer.

Si la rue retrouve alors quelques couleurs, elle reste un territoire dont la fréquentation n’est pas sans dangers…
La rue reste effectivement longtemps un espace menaçant où règne le désordre. C’est le lieu des bas-fonds, du vice et de la perdition. D’où une volonté précoce, en particulier dans les grandes villes, de pacifier, d’ordonner et de réguler ce territoire.

Comment cela se manifeste-t-il concrètement?  
Par la mise en place de forces de police dépendant du pouvoir central qui sillonnent les rues pour vérifier que l’ordre règne, en particulier dans certains quartiers connus pour abriter des activités illégales, comme les rues de la Grande Truanderie et de la Petite Truanderie, qui se situent dans le quartier des Halles à Paris. Les autorités édictent par ailleurs un certain nombre d’arrêtés en matière d’hygiène ou d’éclairage des rues.

Pouvez-vous préciser?
Il est évident qu’une fois la nuit tombée, une rue éclairée est moins inquiétante qu’une rue sombre. Le problème, c’est qu’installer des lumignons dans une ville où le bois reste le principal matériau de construction, c’est dangereux. On instaure donc un couvre-feu – l’expression désignant littéralement l’action d’éteindre ces lumignons – à partir d’une certaine heure pour éviter que des incendies ne se déclenchent durant la nuit.

À partir de quand et pourquoi commence-t-on à numéroter chaque adresse?
Cette décision découle de l’ordonnance royale de 1768 qui prescrit l’identification de toutes les maisons des villes sujettes à l’étape de troupes. Mais elle suscite parfois quelques réticences. À Paris, Jean-François Joly de Fleury, contrôleur général des Finances de Louis XVI, parvient à y faire obstacle parce qu’il ne peut tolérer que son hôtel particulier devienne un numéro parmi d’autres…

Paris, comme de nombreuses villes de France et d’ailleurs, n’entre toutefois pleinement dans la modernité qu’avec les transformations opérées par le baron Haussmann dans la deuxième partie du XIXe siècle et qui sont loin de faire l’unanimité…
Certains de ses contemporains, dont Émile Zola, reprochent à Haussmann d’avoir éventré Paris et d’avoir dénaturé la ville. Une vision qui va rester longtemps et qui était encore assez répandue au moment où j’ai fait mes études. Depuis, cependant, l’historiographie l’a largement réhabilité. Et ce, à juste titre, il me semble.

Pourquoi?
Le projet haussmannien repose sur une logique hygiéniste et le souci d’améliorer la circulation dans la capitale. Il s’est avéré assez visionnaire dans la mesure où les Halles sont parvenues à satisfaire aux besoins de la population parisienne jusqu’aux années 1970 et que le dispositif qu’il a mis sur pied alors que l’automobile n’avait pas encore été inventée, avec ses avenues et ses grands boulevards, a été performant pendant près d’un siècle, l’automobile ne commençant à poser des problèmes de cohabitation qu’à partir du milieu du XXe siècle. Toutefois, sur le versant sécuritaire – ces aménagements visant également à éviter que ne se reproduisent les événements de la Révolution du juillet 1830 et de celle de février 1848 –, la transformation de la capitale n’a pas empêché que la rue se soulève à nouveau en 1871, lors de la Commune de Paris.

À cet égard, la rue est-elle plus politique en France que dans les autres démocraties occidentales?
La rue tient effectivement une place absolument centrale dans l’histoire politique de ce pays. C’est vrai dès les guerres de Religion, puis pendant la Fronde, qui voit les premières barricades érigées dans Paris. Ensuite, il y a les trois révolutions françaises de 1789, de 1830 et de 1848, soit autant d’épisodes au cours desquels la rue se montre capable de faire tomber des régimes et d’en construire de nouveaux. L’histoire de la Commune de Paris, de la crise politique de 1934 ou de Mai 68 s’écrit, elle aussi, en grande partie dans la rue.

Qu’est-ce qui détermine la réussite ou l’échec de ces mouvements?
La rue a davantage de chances d’obtenir gain de cause lorsque le pouvoir central est affaibli. Soit parce que le pays se trouve dans une période de régence à l’époque moderne ou, à partir de 1986, de cohabitation. Ou encore quand s’affirment des contradictions majeures à l’intérieur du gouvernement. C’est ce qui s’est passé en 1995, avec le retrait du plan Juppé sur les retraites, ou en 2006 avec le mouvement des lycéens et étudiants contre le Contrat première embauche (CPE). Mais au-delà du succès ou de l’échec immédiat de tel ou tel mouvement, il faut comprendre que la manifestation est progressivement devenue en France une forme d’équivalent au référendum populaire dans la mesure où elle permet d’amener de nouveaux sujets dans l’agenda populaire. C’est ce à quoi Jean-Pierre Raffarin a entrepris de mettre un terme quand il a déclaré en 2002, alors qu’il était premier ministre, que «ce n’est pas la rue qui gouverne», amorçant du même coup un tournant qui vaut encore aujourd’hui.

De la Révolution française à la Fête de l’Huma, en passant par le Front populaire, les cortèges lycéens ou les luttes syndicales, on a l’impression que les manifestations de rues constituent un phénomène typiquement de gauche. Est-ce un mythe ou une réalité?
La gauche cultive effectivement un imaginaire de la rue assez riche dans lequel s’entremêlent Delacroix, Les Misérables, l’idéal révolutionnaire ou encore l’idée selon laquelle la rue serait une forme d’incarnation du peuple. À l’inverse, à la droite de l’échiquier politique, la rue est plutôt associée à une imagerie négative. Mais cela ne veut pas dire pour autant que les forces de droite ont attendu la Manif pour tous pour descendre dans la rue et qu’elles n’y ont jamais obtenu de succès.

C’est-à-dire?
Lorsque les radicaux arrivent au pouvoir en 1924, ils annoncent leur intention d’étendre à l’Alsace-Lorraine les lois laïques en matière scolaire. On assiste alors à une grande mobilisation des mouvements catholiques contre ce projet. Il y a d’énormes rassemblements à peu près partout en France, à l’exception de Paris. Les manifestants, qui sont très bien organisés, vont être les premiers à sonoriser l’espace public pour faire entendre leurs revendications et ils finiront d’ailleurs par obtenir gain de cause. En 1983, il y a également de grosses manifestations contre la Loi Savary, qui visait à remettre en cause le financement de l’école privée et, là encore, c’est la rue qui l’emporte. Dans un autre registre, la droite extraparlementaire descend dans la rue en 1934 avec pour objectif de prendre la chambre des députés, ce qui se soldera par un échec. Et au moment de l’affaire Dreyfus, les premiers rassemblements dans l’espace public sont le fait des anti-dreyfusards. Mais la mémoire de la plupart de ces événements s’est perdue parce que, contrairement à ce qui se passe à gauche où il existe une continuité syndicale et ouvrière sur la longue durée, les organisations à l’origine de ces mouvements sont éphémères.

À l’heure de #MeToo et de Black Lives Matter, le fait de défiler dans la rue conserve-t-il sa pertinence?  
En matière de lutte politique, la manif n’est sans doute plus un passage obligé. Au cours des dernières décennies, il y a de nombreuses organisations qui ont marqué des points dans des combats de longue durée sans y recourir. On peut penser à #MeToo, bien sûr, mais aussi au planning familial, par exemple. La manifestation est devenue un élément parmi d’autres dans la mobilisation des mouvements sociaux. Mais cela ne signifie pas qu’elle a perdu toute raison d’être.

L’attitude du pouvoir face aux manifestants a-t-elle évolué au fil du temps et plus particulièrement au cours des dernières décennies?
Le premier texte qui régule les usages politiques de la rue, sans en faire le moins du monde une liberté constitutionnelle, c’est un décret de loi de 1935 qui pose le principe de la déclaration préalable pour toute manifestation et contribue à la mise en place de processus de co-construction des manifestations. Mais ces derniers mois se sont affirmées des tentatives de glissement de la notion de déclaration vers une demande d’autorisation et les interdictions préfectorales se sont multipliées. De fait, la liberté de manifester se trouve donc menacée.

L’attitude des forces de l’ordre semble, elle aussi, s’être considérablement durcie avec le déploiement de brigades spéciales toujours plus lourdement armées…
Depuis la révolte des banlieues en 2005, on a effectivement assisté à une mutation des stratégies de maintien de l’ordre en France. Les stratégies qui prévalaient dans ce domaine depuis Mai 68 reposaient sur le principe de la mise à distance au moyen de gaz lacrymogène et de canons à eau. Ce n’est pas agréable, mais il n’y a pas d’affrontement direct. Or, depuis 2005, on est passé à une stratégie d’interpellation, ce qui suppose des interventions beaucoup plus dangereuses et donc un armement potentiellement plus létal. Si bien que la France, qui fut le premier pays, au lendemain de la Première Guerre mondiale, à se doter de forces spécialisées dans le maintien de l’ordre en vue d’éviter l’intervention de l’armée, est aujourd’hui devenue le mauvais élève de l’Europe occidentale où les mesures de médiation, notamment en Angleterre ou en Allemagne, ont pourtant largement démontré leur efficacité.

«Histoire de la rue. De l’Antiquité à nos jours», sous la dir. de Danielle Tartakowski, Ed. Tallandier, 525 p.