Campus n°157

"Le nom de rue touche à l'identité collective et individuelle"

L’UNIGE dispose depuis 2021 d’une chaire Unesco de toponymie inclusive «Dénommer le monde». Son titulaire, le professeur Frédéric Giraut, explique les enjeux de cette unité de recherche originale.

3DO2typonomie.jpg

À Londres, une section de 25 mètres de la Bayswater Road, là où se trouve l’ambassade de Russie, a été renommée «rue de Kyiv», après avoir été peintes aux couleurs de l’Ukraine. Rien n’a pour l’instant été fait dans ce sens en Suisse mais deux pétitions, adressées aux autorités de Berne et de Genève sont toujours pendantes.

C’est assez cocasse. La chaire Unesco de toponymie inclusive «Dénommer le monde» a pris ses quartiers en 2021 dans le bâtiment de l’Université de Genève, alors appelé Uni Carl Vogt, sis au 66 boulevard Carl-Vogt. L’adresse de cette unité de recherche, chargée de se pencher sur la dénomination des lieux avec une attention particulière aux questions de genre, de visibilité des minorités et de rapports à la colonisation, comporte donc à ce moment deux fois le nom d’une personnalité qui a, dans certains de ses ouvrages, promu le racisme scientifique et le sexisme dans les termes les plus explicites. L’immeuble a entre-temps été débaptisé (en réponse à des protestations) et attend sa nouvelle dénomination. Ce qui représente au moins une demi-satisfaction pour le titulaire de la chaire, Frédéric Giraut, professeur à la Faculté des sciences de la société, lequel a animé une table ronde sur la question des noms de rues, «Adressage des rues et identités», lors du dernier Festival Histoire et Cité qui s’est tenu ce printemps à Genève, Lausanne et Neuchâtel. L’occasion d’analyser un processus à première vue banal, mais dont les implications sont plus profondes qu’il n’y paraît. Assez profondes en tout cas pour que l’Unesco (Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture) y associe son sigle.

«En géographie culturelle et politique, les toponymes sont des indicateurs du rapport de la population avec les lieux qu’elle investit, résume le géographe. On étudie bien sûr le processus de dénomination de ces lieux mais pas seulement. La toponymie représente parfois aussi un instrument de revendication. Certaines exigences territoriales s’appuient en effet sur l’existence et l’usage d’un nom de lieu pour montrer qu’historiquement un endroit appartient à tel ou tel pays ou culture. Depuis quelques années, les noms des voies publiques alimentent également les débats sur le patriarcat, la décolonisation, la représentativité des langues régionales ou locales, la participation de certains groupes minoritaires à la vie collective, le droit à la ville des quartiers informels, etc. Autrement dit, les noms de lieux, et de rues en particulier, peuvent participer à l’inclusion des minorités dans la société. L’Unesco a reconnu que cette inclusivité, qui est au cœur de notre travail, est connectée à ses propres objectifs. Et comme nous travaillons en réseau avec des universités du Sud, nous avons eu l’autorisation d’utiliser le label de l’Unesco dans la dénomination de la chaire.»

Sémiotisation du paysage
Le fait de dénommer les rues n’est pas apparu partout en même temps ni de la même façon. Mais, en général, le processus répond à un certain nombre de besoins identiques. Le premier est historique et il consiste à indiquer simplement une direction vers d’autres lieux que ce soit à l’échelle d’un pays, d’une région ou d’une ville et de ses faubourgs. La rue de Carouge, la rue de Lausanne et la rue de Lyon en sont des exemples à Genève. Le deuxième est la création d’un système de coordonnées permettant de localiser les bâtiments et donc la population à des fins de taxation, de recensement, de contrôle de police, etc. Le troisième est la sémiotisation du paysage, c’est-à-dire le fait de donner du sens au paysage, que ce soit aux yeux de la population locale ou du pouvoir, en utilisant, par exemple, des noms de professions exercées dans ladite rue, d’enseignes, de personnalités, d’événements, etc. Le quatrième, enfin, est de remplir une fonction identitaire.

«Nommer une rue n’est pas juste une modalité pratique, mais quelque chose qui touche à l’identité collective et individuelle, appuie Frédéric Giraut. Et ce n’est pas une notion immatérielle non plus. Une fois qu’il est donné, un nom de rue se démultiplie sur de nombreux supports, allant de l’adresse sur une simple carte postale à l’indication sur les plans en passant par les plaques de signalisation. C’est pourquoi il est essentiel de reconnaître aussi la dimension historique de la toponymie. Cela ne signifie pas qu’il ne faut plus toucher à un nom de rue une fois qu’il a été fixé, mais plutôt qu’il faut conserver la mémoire des changements qui pourraient éventuellement intervenir au cours du temps en raison de l’évolution des sensibilités. J’estime d’ailleurs que le choix de nouveaux noms devrait suivre des procédures plus participatives afin de s’asseoir sur des savoirs communautaires, de faire remonter des idées et de reconnaître l’attachement des habitants à certains lieux et appellations.»

C’est ce qu’illustre une expérience menée dans ce do­maine dans le village valaisan d’Évolène. Des amateurs de toponymie ont identifié en 2015 pas moins de 2500 noms de lieux en patois sur le territoire de la commune afin de valoriser et de préserver ce patrimoine culturel. Les résultats de ce travail ont notamment pu être utilisés dans le cadre de la politique d’adressage.

Du lieu à la voie
Toutes les politiques d’adressage, justement, ne prennent pas ce genre de précautions. En France, par exemple, les communes de moins de 2000 habitants sont obligées depuis février 2022 de nommer l’ensemble de leurs voies pour y numéroter tous les bâtiments. La mesure est jugée nécessaire pour des raisons prosaïques de sécurité (les secours doivent pouvoir se rendre sur place sans risquer de se tromper) et technologiques (les nouveaux services de télécommunication, dont la fibre optique, doivent disposer d’une adresse pour chaque raccordement). Mais pour Frédéric Giraut, cette évolution à marche forcée entraîne une transformation profonde de la manière de vivre sa localisation.

«Une des conséquences de cette loi, c’est que dans les campagnes, on passe souvent d’une identification à un lieu-dit à une identification à une voie, explique-t-il. Ce sont deux rapports à l’espace différents. Dans un cas, on appartient à une localité, dans l’autre, on se situe sur un cheminement. La mesure est présentée comme purement technique avec réemploi quasi systématique des noms de lieux-dits. Mais en réalité, là où les lieux-dits sont bien plus nombreux que les voies (en habitat rural dispersé notamment), une sélection s’opère. Tous ne sont pas repris dans le système d’adressage par voies. Ailleurs, on doit au contraire trouver de nouveaux noms parmi les microtoponymes ou en inventer. Cela change le paysage et le rapport aux lieux et certains habitants se sentent dépossédés des références qui ont été abandonnées

La situation est très différente dans les villes du Sud. En Afrique, en Amérique du Sud et en Asie, notamment, de nombreux quartiers informels se développent hors planification tout en étant, pour la plupart d’entre eux, investis par les habitants avec l’idée d’être à terme régularisés. Très vite, donc, en plus d’une voirie et des transports en commun, un système de repérage informel se met en place. Là aussi, les noms vernaculaires utilisés pour la toponymie des rues renvoient souvent à des lieux-dits ou à des lieux remarquables, qui peuvent être privés, tels que des enseignes, ou encore à des personnages localement importants.

Adressage massif
Parfois, les circonstances font qu’il faut trouver rapidement un grand nombre de nouveaux noms de rue. Quels que soient le lieu et l’époque, cela représente un défi de taille. Dans ce type de situation, les autorités doivent faire appel à des stratégies efficaces dans la production de toponymes. L’une d’elles consiste à contourner le problème et à numéroter des voies. Cette pratique était courante dans les colonies de peuplement, notamment aux États-Unis. Elle était aussi utilisée en Afrique du Sud, à l’époque de l’Apartheid, où elle s’inscrivait en même temps dans un système ségrégationniste et hiérarchisé. En effet, dans les quartiers blancs, les voies recevaient des noms à part entière, souvent liés à l’histoire coloniale du pays, tandis que celles des townships portaient le plus souvent des numéros.

Une autre stratégie possible pour l’adressage en masse consiste à produire des séries de noms génériques. Dans ce cas, on puise dans les registres de la faune et de la flore, des musiciens, des scientifiques, des auteurs, etc. Une approche très commune dans l’histoire de la toponymie et qui recoupe parfois d’autres besoins sociopolitiques du moment.

Édifier la population
«À partir du XVIIIe siècle, en Europe, on commence à envisager l’utilisation du système de dénomination des voies dans le but d’édifier la population, explique Frédéric Giraut. Des auteurs essayent alors de montrer que l’on peut se servir de ce livre ouvert qu’est le paysage urbain pour faire passer des connaissances. De l’édification, on passe facilement à la glorification, à la célébration et à la commémoration. Les références qui sont ainsi valorisées sont choisies en lien avec le pouvoir et un système social en place, en l’occurrence colonial et patriarcal, qui a tendance à promouvoir les hommes et à invisibiliser les personnalités féminines.»

Les éléments de preuves de ce sexisme toponymique délibéré – c’est-à-dire ne résultant pas naturellement de la réalité sociale d’une époque dans laquelle les femmes seraient moins actives que les hommes – se voient littéralement dans la rue. En France, par exemple, le physicien Pierre Curie n’a pas démérité puisqu’il a remporté un prix Nobel. Mais sa femme, Marie, pourrait se prévaloir d’un prestige encore plus grand puisqu’elle en a reçu deux. Pourtant, on croise très souvent la rue Curie ou Pierre-Curie, rarement la rue Pierre-et-Marie-Curie (dans cet ordre) et encore moins la rue Marie-Curie.

On peut faire le même exercice à Genève où a longtemps existé la rue William-Favre du nom de la famille qui a cédé à la Ville le parc de la Grange. William a certes atteint le poste d’adjoint au maire de la commune des Eaux-Vives. Mais sa sœur Alice, tout aussi propriétaire que lui du magnifique terrain en pente douce qui borde les rives du Léman, était, elle, présidente de la Croix-Rouge genevoise, ce qui n’est pas rien non plus. Pourtant, son nom n’apparaît pas sur la plaque de rue originelle. Dans le souci de corriger le tir sans bouleverser totalement l’adressage, la rue a été rebaptisée en 2020 Alice-et-William-Favre.

Renommer les rues
Au-delà du sexisme, de nombreux choix toponymiques opérés au cours des derniers siècles se retrouvent aujourd’hui dans le viseur de mouvements citoyens qui luttent contre les signes de commémoration du colonialisme sur la voie publique. Parallèlement au déboulonnage des statues, on assiste donc à de nombreux changements de noms de rues qui dérangent.

«Sur le continent africain, plusieurs interventions ont éliminé et remplacé des dénominations renvoyant à l’histoire de la colonisation ou faisant référence à la puissance coloniale, précise Frédéric Giraut. Mais ce n’est pas un phénomène systématique. Cela dit, la question se pose maintenant aussi dans les villes des puissances coloniales elles-mêmes. Faut-il continuer à panthéoniser cette période sombre par des noms de rues?»

La Ville de Nantes, pour ne prendre que cet exemple, a renommé un certain nombre de rues et de places, dont le nom avait un lien direct avec l’esclavagisme, tout en faisant un travail muséal remarquable. Des tours guidés sont organisés, notamment à Bordeaux, mais aussi à Genève, pour raconter le passé colonial – ou en lien avec la colonisation – de la ville en suivant un parcours à travers les rues portant des noms de personnalités impliquées dans ce chapitre peu glorieux de l’histoire. Des plaques explicatives sont également apposées pour expliquer, plutôt qu’effacer, les facettes peu reluisantes de ce passé pas si lointain.

Car les personnalités ou les situations visées par ces actions sont souvent plus complexes qu’on pourrait le penser a priori. Carl Vogt, par exemple, n’est pas seulement un savant raciste et sexiste. Il est aussi un réformateur à qui l’on doit en grande partie la modernisation de l’Université de Genève. Et quand la Ville de Liverpool s’est rendu compte que Penny Lane pouvait faire référence à James Penny (un propriétaire de navires négriers, fervent défenseur de l’esclavage au XVIIIe siècle), elle n’a pas pu se résoudre à changer le nom d’une rue chantée par les Beatles et qui attire chaque année des milliers de touristes.

Référence: https://neotopo.hypotheses.org

L’éclosion des plaques fuchsia


«À Genève, on est allé assez loin dans le volontarisme en matière de changement des noms de rues, note Frédéric Giraut, professeur à la Faculté des sciences de la société. L’action la plus visible est sans doute celle des plaques fuchsia, apposées à côté des plaques réglementaires bleues, et proposant une appellation alternative féminine pour la rue. L’idée est que la ville adopte ces nouveaux noms à chaque fois que c’est possible. En décembre dernier, pour la troisième fois en trois ans, une dizaine de rues ont ainsi été féminisées.»

Le mouvement en question a été lancé par l’association féministe l’Escouade et part du constat que seules 7% des personnes ayant donné leur nom à une rue de Genève sont des femmes. Pourtant, les deux principaux critères qui dictent ces choix toponymiques sont indépendants du sexe puisqu’il doit s’agir de personnalités ayant marqué de manière pérenne l’histoire de Genève et décédées depuis plus de dix ans. C’est donc pour lutter contre l’hyper-masculinisation de la toponymie de la cité de Calvin qu’est né le projet 100Elles*, soutenu par le Service Agenda 21 de la Ville de Genève. Une dizaine d’historiennes de l’Université de Genève ont ensuite identifié une centaine de Genevoises remarquables et éligibles à la dénomination des lieux. Les fiches biographiques ont été rassemblées dans un grand livre. Dès 2019, des plaques fuchsia portant les noms des femmes sélectionnées ont été apposées dans les rues, en complément des plaques bleues, sans toutefois les remplacer.

Depuis, en trois vagues successives, une petite trentaine de rues ont été rebaptisées en puisant dans ce réservoir. Toutes les propositions ne sont cependant pas acceptées. Ainsi, pour
la troisième fois de suite, le nom de Grisélidis Réal, écrivaine et prostituée célèbre pour son engagement en faveur des droits des travailleuses du sexe, n’a pas été retenu pour rebaptiser une rue parce qu’il n’a pas recueilli une large acceptation de la part des riverains, c’est-à-dire successivement ceux des rues Jean-Violette, de la rue de Zurich et de la place des Alpes. Une quatrième tentative est néanmoins prévue pour l’année prochaine.


https://lescouade.ch/100elles/