Campus n°157

La ville à l'épreuve du genre

3DO4genre.jpg

Se promener en ville, déambuler dans un parc ou sortir une fois la nuit tombée recouvrent des réalités très différentes selon qu’on est un homme ou une femme. Professeure en études genre, Marylène Lieber décrypte les tensions qui traversent l’espace public.

La rue est-elle un terrain égalitaire? C’est la question que posait le Festival Histoire et Cité dans le cadre d’une table ronde organisée le 21 avril dernier à Lausanne. À l’évidence, la réponse est non. Pour une femme, se mouvoir librement hors de son domicile en ayant le sentiment d’y avoir une place légitime reste en effet un exercice qui ne va pas de soi. «On peut avoir l’illusion que l’espace public est un bien commun qui appartient à tout le monde, mais c’est un lieu de concurrence et de tension largement façonné par des pratiques et des modalités d’occupation masculines. Et pour les femmes, il est bien souvent synonyme de peur», résume Marylène Lieber. Professeure en études genre à la Faculté des sciences de la société, la chercheuse, qui était invitée à partager son expertise lors du débat organisé au Palais Rumine, sait de quoi elle parle pour avoir notamment dirigé la rédaction d’un rapport sur les pratiques des femmes dans les espaces publics dans le cadre de la campagne «Objectif: zéro sexisme dans ma ville».

Ce constat pourrait sembler paradoxal dans la mesure où, d’un point de vue strictement statistique, les actes de violence commis dans la rue concernent en premier lieu des hommes qui se confrontent à d’autres hommes et que les formes de violence les plus graves auxquelles les femmes sont exposées sont le fait de personnes qu’elles connaissent et surviennent prioritairement dans la sphère privée.

«Ce qui ressort très fortement des nombreux entretiens que nous avons réalisés dans le cadre de l’enquête menée en 2020 pour le compte de la Ville de Genève, précise la chercheuse, c’est que les femmes sont constamment confrontées à des expériences négatives – regards insistants, interactions non souhaitées, commentaires déplacés, attouchements, insultes… – qui viennent leur rappeler qu’elles ne sont pas tout à fait à leur place lorsqu’elles évoluent dans des lieux publics. Et que la répétition de ces actes qui pourraient sembler anodins s’avère extrêmement fatigante et perturbante pour une grande majorité d’entre elles. Ce qui engendre une forme de malaise et un sentiment d’insécurité très largement partagés.»

La différence entre la ville des hommes et celle des femmes s’inscrit d’abord dans la géographie. La mobilité du travailleur masculin est en effet généralement caractérisée par une navette entre son domicile et son occupation professionnelle, ce à quoi s’ajoutent les trajets nécessaires aux loisirs et aux sorties. Outre ceux qui sont liés à leur travail, les déplacements privilégiés par les femmes sont, quant à eux, souvent en rapport avec la sphère familiale ou la consommation domestique. Ils se concentrent ainsi sur les commerces du quartier, l’école, le lieu de garde des enfants, les places de jeux ou les parcs, tandis que certaines zones ou quartiers sont quasiment proscrits, en particulier de nuit, parce que jugés trop dangereux.

Si les lieux visités varient en fonction du genre, la façon de s’y mouvoir n’est pas la même non plus. Alors que les hommes ont tout loisir de traîner sur un banc public ou au pied de leur immeuble pour les plus jeunes, l’immobilité est une posture périlleuse dès lors qu’on est une femme.

«Le fait d’être statique, précise Marylène Lieber, quand il n’est pas abusivement associé à la prostitution, semble être interprété comme une posture d’ouverture et de réceptivité aux avances masculines favorisant des formes d’intrusion et de transgressions des normes usuelles d’interaction, à commencer par celles qui veulent qu’on ignore poliment les inconnu-es dans l’espace public. Afin d’éviter d’être perçues comme des cibles, les femmes sont donc presque systématiquement en mouvement lorsqu’elles évoluent dans l’espace public.»

Au-delà de ces quelques généralités, les violences de genre sont loin de recouvrir les mêmes expériences pour l’ensemble des femmes et peuvent varier notablement en fonction de la position sociale et des ressources des femmes qui y sont exposées.

Les rues de la ville apparaissent ainsi nettement moins hostiles quand on dispose de moyens financiers, d’un réseau de relations et d’un solide bagage socioculturel. L’âge constitue également une variable déterminante.

De manière globale, les plus jeunes (15-30 ans) sont aussi les plus exposées. C’est sur elles que se concentre le regard des hommes et ce sont aussi elles qui, sur le plan statistique, font l’objet du plus grand nombre d’expériences négatives allant de l’interaction non désirée à l’agression à caractère sexuel.

À l’inverse, les aînées sont essentiellement préoccupées par le risque de vol ainsi que les obstacles pratiques qui jalonnent le milieu urbain : trottoirs trop hauts, manque de temps pour traverser la route, risque de chute dans les transports publics…

De leur côté, les femmes qui portent le foulard témoignent d’expériences discriminatoires quotidiennes se traduisant par des formes de violence symbolique non verbale (regard réprobateur, expression de mépris) à la violence physique (bousculade, agression, arrachement du voile), en passant par des attaques verbales (insultes, critiques, menaces). Des actes à caractère raciste qui peuvent être le fait d’hommes aussi bien que d’autres femmes.

Une double sanction à laquelle n’échappent pas non plus les personnes ouvertement LGBTQ, qui font l’objet d’insultes et/ou d’agressions physiques plus violentes encore que celles que subissent les femmes perçues comme hétérosexuelles.

«Le fait de voir des femmes affirmer leur homosexualité semble légitimer chez de nombreux individus des deux sexes une très forte agressivité, tout en autorisant le passage à l’acte, analyse Marylène Lieber. Comme si cette forme de transgression des normes établies appelait un nécessaire rappel à l’ordre.»

Quant aux travailleuses domestiques sans statut légal, leurs craintes se focalisent sur la présence policière, synonyme d’un potentiel renvoi, alors même que celle-ci est plutôt ressentie comme un facteur sécurisant par les autres catégories de femmes.

Face à ce faisceau de contraintes, les femmes ne sont pas dénuées de ressources. Même s’il reste souvent compliqué d’opposer une réaction directe à leurs agresseurs, par crainte de violences physiques ou parce qu’elles sont tétanisées par la situation, de multiples stratégies d’évitement peuvent être mises en œuvre.

Les plus évidentes consistent à éviter certains lieux, voire à renoncer à certaines sorties, en particulier quand elles ne trouvent personne pour les accompagner. La façon de se coiffer, de se vêtir, de même que la démarche, la posture ou l’attitude – et notamment le fait de ne pas sourire ou de détourner le regard – constituent également des éléments qui peuvent être travaillés en fonction du lieu et du moment, afin non seulement de contribuer au sentiment de sécurité mais aussi de transmettre un signal de «fermeture» et d’«indisponibilité» à toute personne extérieure, à commencer par la gent masculine.

D’autres – souvent parmi les plus jeunes – se munissent d’écouteurs pour couper court à toute tentative d’intrusion dans leur espace privé en feignant d’avoir une activité. Car, dans les faits, elles s’autorisent rarement à écouter de la musique pour rester vigilantes et pouvoir réagir en cas de danger. Elles simulent également parfois un appel téléphonique pour indiquer qu’elles ne sont pas disponibles.

Le vélo apparaît aussi comme une stratégie de protection à laquelle de nombreuses femmes ont recours. Non seulement parce que c’est un moyen de se déplacer rapidement en ville sans risquer d’être importunée, mais aussi parce qu’il peut être utilisé comme arme défensive en cas de besoin.

De nombreux témoignages attestent par ailleurs que les cours de self-défense – souvent promus par les mouvements féministes – permettent de mieux faire face à quelqu’un de potentiellement menaçant, de placer sa voix et son corps de manière à en imposer davantage et d’augmenter sa confiance en soi.

Ces différentes formes de résistance qui permettent aux femmes d’accéder «malgré tout» à l’espace public ne sont pas sans conséquences. Le fait d’être constamment en état de vigilance, de devoir anticiper chaque déplacement prévu dans la journée ou la soirée, laisse en effet peu de place à la spontanéité et à l’imprévu. Autrement dit au sentiment de liberté. Et cet état d’alerte permanent fait peser une charge mentale importante sur les femmes.

«Le rapport à l’espace public se construit très tôt chez les petites filles, complète Marylène Lieber. Et il se transmet ensuite de génération en génération. Or, ce processus place les femmes dans une position de victimes potentielles, qui se double d’un sentiment d’insécurité et d’illégitimité dans l’espace public. Le curseur de la responsabilité des violences qui leur sont faites est ainsi déplacé sur les femmes elles-mêmes. Et en cas de mésaventure, c’est en effet sur elles que retombe la responsabilité, au motif qu’elles n’ont pas respecté les règles qui leur avaient été inculquées.»