Campus n°157

Dans l'encre de la rue

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De Balzac à Modiano, en passant par les surréalistes, de nombreux écrivains ont trempé leur plume dans l’encre de la rue. Dans le cadre du Festival Histoire et Cité, Nathalie Piégay s’est penchée sur le potentiel romanesque et poétique de cet objet qui oscille entre le public et le privé, le commun et le particulier, le politique et l’intime.

La rue occupe une place un peu à part dans la littérature. Contrairement à la ville, au quartier ou à l’immeuble, qui ont fait l’objet d’abondantes descriptions quand ils ne sont pas le cœur même de l’œuvre – Pot-Bouille de Zola, La Vie mode d’emploi de Perec, 209 rue de Saint-Maur de Ruth Zylberman… –, elle a souvent été réduite à un élément du décor urbain ou à de simples adresses permettant tantôt de localiser les personnages d’un roman, tantôt d’en situer l’intrigue. Mais la rue n’est pas que ça. Trait d’union autant que frontière entre le public et le privé, le politique et le commun, le dehors et le dedans, elle a été un puissant marqueur social pour les auteurs du mouvement naturaliste ou romantique, un vecteur privilégié de poésie chez les surréalistes, avant de devenir une forme d’allégorie de la mémoire et de l’oubli dans certains récits contemporains. De Balzac à Modiano, c’est cette petite histoire de la rue que s’est proposée de conter Nathalie Piégay, professeure de littérature contemporaine à la Faculté des lettres, lors de la dernière édition du Festival Histoire et Cité. Suivez le guide.

«La rue, c’est facile à nommer, mais c’est difficile à décrire, avance la spécialiste. Elle est partout dans la littérature et pourtant peu considérée en tant que telle, du moins jusqu’au début du XIXe siècle.» Son apparition sous la plume des romanciers est d’ailleurs à mettre en regard avec un changement de statut. Si la rue médiévale renvoie aux bas-fonds de la cité, à la puanteur, à la débauche et à l’insécurité, celle de l’entrée dans la modernité industrielle et politique est en effet parée des atours du tout-à-l’égout, de l’éclairage public et de la démocratie.

«Jusqu’à la Révolution française en 1789, les révoltes naissaient dans les campagnes, c’étaient les fameuses jacqueries, précise la chercheuse. Au XIXe siècle, les émeutes ont lieu sur les pavés et dans des quartiers stratégiques. Et les écrivains sont aux premières loges de ce théâtre.»

De quelques mentions allusives – comme dans La Vie de Marianne de Marivaux –, la rue devient un élément moteur de la narration dans le roman réaliste. Celui qui est sans doute son plus illustre représentant, Honoré de Balzac, en donne un bon exemple dans sa Comédie humaine, avec le personnage de Félicité des Touches. Petite provinciale montée à Paris pour connaître une meilleure fortune, elle change de quartier au rythme de son ascension sociale. Sa réussite la conduit ainsi dans l’un des plus beaux hôtels de la rue du Mont-Blanc – aujourd’hui rue de la Chaussée-d’Antin – puis dans la très chic rue de Grenelle.

Cette association entre rue et statut social se retrouve dans l’incipit de Ferragus, le premier roman de l’Histoire des Treize, où elle se double d’une forme de personnification ouvrant la porte au romanesque. «Il est dans Paris certaines rues déshonorées autant que peut l’être un homme coupable d’infamie, écrit Balzac. Puis il existe des rues nobles, puis des rues simplement honnêtes, puis de jeunes rues sur la moralité desquelles le public ne s’est pas encore formé d’opinion; puis des rues assassines; des rues plus vieilles que de vieilles douairières ne sont vieilles, des rues estimables, des rues toujours propres, des rues toujours sales, des rues ouvrières, travailleuses, mercantiles. Enfin, les rues de Paris ont des qualités humaines et nous impriment par leur physionomie certaines idées contre lesquelles nous sommes sans défense. Il y a des rues de mauvaise compagnie où vous ne voudriez pas demeurer, et des rues où vous placeriez volontiers votre séjour.»

La rue a également une place de choix dans l’œuvre de Victor Hugo. C’est bien sûr le lieu des barricades et donc de la lutte du peuple contre le pouvoir dans Les Misérables, mais pas uniquement. Le fer de lance du romantisme choisit en effet d’intituler le quatrième livre de son roman-fleuve «L’Idylle de la rue Plumet et l’épopée rue Saint-Denis», tandis que son Gavroche, archétype de l’enfant des rues, trouve le pavé moins dur que le cœur de sa mère…

«Pour Hugo, la rue, c’est aussi le pouvoir des noms, précise Nathalie Piégay. Dans le chapitre II de ce même livre, il développe une longue rêverie sur la masure Gorbeau, dans le vieux quartier du marché aux chevaux où vivent les Thénardier ainsi que leurs deux filles, sous le nom de Jondrette. À ma connaissance, c’est le premier texte long qui considère non pas la rue comme lieu où l’on passe, mais comme lieu d’histoire et de mémoire qui vaut à lui seul tout un chapitre romanesque.»

À quelques décennies de là, Zola situe avec une grande précision ses personnages dans des rues, elles aussi soigneusement choisies pour rendre compte de leur position sociale. C’est la rue de la Goutte-d’Or de L’Assommoir, qui relate la déchéance fatale d’une famille ouvrière des faubourgs de Paris. C’est également la rue Pirouette, où se situe la charcuterie Gradelle du Ventre de Paris.

«Chez Zola, résume Nathalie Piégay, il y a le Paris ancien, qui est celui du peuple et le Paris moderne, celui des grands boulevards et de la spéculation, qui éventre et dénature la capitale, bouleversant non seulement la morphologie de la ville, mais aussi la façon dont on y vit.»

Beaucoup plus près de nous, Annie Ernaux, Prix Nobel de littérature 2022, recourt elle aussi à la rue pour dire les rapports de pouvoir et de domination lorsque dans La Honte, elle écrit: «Décrire pour la première fois, sans autre règle que la précision, des rues que je n’ai jamais pensées mais seulement parcourues durant mon enfance, c’est rendre lisible la hiérarchie sociale qu’elles contenaient. Sensation, presque, de sacrilège: remplacer la topographie douce des souvenirs, toute en impressions, couleurs, images... par une autre aux lignes dures qui la désenchante, mais dont l’évidente vérité n’est pas discutable par la mémoire elle-même.»

Figure métaphorique de la domination et de la ségrégation sociale, la rue est aussi un puissant moteur poétique. Chez Baudelaire, elle évoque ainsi tantôt des rencontres avortées, tantôt l’errance mélancolique d’un auteur «trébuchant sur les mots comme sur les pavés».

Revendiquant un renouveau aussi esthétique que moral, les surréalistes, quant à eux, voient dans la rue un espace de rencontre et de surprise, où les enseignes lumineuses et les réclames, témoins d’une modernité triomphante, stimulent l’imagination tout en invitant à la rêverie. Chef de file du mouvement, André Breton va jusqu’à dire qu’il s’agit là du «seul champ d’expérience valable», tandis que Robert Desnos signe la Complainte de la rue Saint Martin ou les Gorges froides, poème dans lequel c’est le nom même de certaines rues (rue de la Tombe-Issoire, rue de la Folie-Méricourt) qui devient source d’inspiration.

Dans sa quête du «merveilleux quotidien», Louis Aragon fait, de son côté, dans Le Paysan de Paris, la part belle aux passages, aux escaliers mécaniques et aux couloirs labyrinthiques des stations de métro, dans lesquels on peut voir autant d’avatars d’une rue à ciel ouvert.

À partir des années 1960, Raymond Queneau et Jacques Roubaud, tous deux membres du groupe de recherche littéraire Oulipo (Ouvroir de littérature potentielle), puiseront eux aussi leur inspiration à la source de la rue. Le premier, notamment, dans un ouvrage intitulé Courir les rues, battre la campagne. Le second, en faisant de l’arpentage pédestre de la ville, du nom des rues ou des trajets d’autobus, l’essence même de son terrain poétique.

La rue, cette fois en tant que lieu de commémoration, d’histoire et de mémoire, est par ailleurs au centre d’un gigantesque projet lancé en 1969 par Georges Perec. L’auteur de La Disparition, le fameux roman dans lequel la lettre «e» n’apparaît pas une seule fois, ambitionne alors de composer un immense récit qui doit le conduire pendant douze ans à décrire 12 lieux parisiens au rythme de deux lieux par mois afin d’aboutir à un total de 288 textes. Restée inachevée, cette œuvre colossale qui devait s’intituler Les Lieux a été publiée à titre posthume en 2022. Elle fait écho à un autre recueil de textes également publié de manière posthume, L’Infra-ordinaire, dans lequel Perec interroge le banal, l’habituel, le quotidien et où il écrit: «Toutes les rues de ce quartier ont une histoire, ne sont qu’histoire: c’est au coin de la rue Saint-Martin et de la rue Aubry-le-Boucher que se dressait la barricade des derniers émeutiers de juin 1832 et c’est là que Victor Hugo fit mourir Gavroche; […] rue des Lombards naquit Boccace; devant le n° 11 de la rue de la Ferronnerie, juste de l’autre côté de la rue Saint-Denis, Henri IV fut assassiné le vendredi 14 mai 1610, vers quatre heures de l’après-midi, alors qu’il allait rendre visite à Sully à l’Arsenal; et c’est rue Beaubourg même, dans une partie qui s’appelait alors rue Transnonnain, que le 13 avril 1834 les hommes de Bugeaud massacrèrent tous les habitants d’un immeuble où étaient supposés se cacher des insurgés.»

Témoin muet du temps qui passe et de la pérennité des choses, la rue rime également parfois avec son contraire: l’oubli et la disparition. Chez Perec, on évoquera la rue Vilin où il a passé son enfance. «C’est le dernier lieu où sa mère a vécu, et duquel elle a disparu, arrêtée en février 1943 après avoir conduit son enfant à la gare de Lyon, en 1941 pour qu’il parte à Villard-de-Lans, où il était moins risqué d’essayer de survivre quand on était un enfant juif qu’à Paris», précise Nathalie Piégay.

Mais c’est sans doute dans l’œuvre de Patrick Modiano, monstre sacré du paysage littéraire contemporain, que cette thématique est le plus profondément exploitée, puisqu’elle participe chez lui à la structure même de l’œuvre. «La rue de Modiano est vide, sombre, plutôt nocturne, souvent brumeuse ou brouillardeuse, poursuit la chercheuse. C’est un fragile vecteur de la mémoire. En y passant, on peut retrouver certains souvenirs, mais tous à moitié engloutis, effacés. Et l’extrême précision des toponymes et de la topographie dans ses romans n’a d’équivalent que le flou qui demeure autour de ce qui a été.»

Il en est ainsi de Rue des Boutiques obscures, dans lequel le protagoniste principal part à la recherche de sa propre identité qu’il a perdue après un accident mystérieux l’ayant laissé amnésique: «J’étais comme le sourcil qui guette la moindre oscillation de son pendule. Je me postais au début de chaque rue, espérant que les arbres, les immeubles me causeraient un coup au cœur. J’ai cru le sentir au carrefour de la rue Molitor et de la rue Mirabeau, et j’ai eu brusquement la certitude que chaque soir, à la sortie de la légation, j’étais dans ses parages, il faisait nuit.»

Il en va de même pour Dora Bruder, récit qui conduit le Prix Nobel de littérature 2014 à reconstituer, à partir des maigres traces qu’elle a laissées, le destin de cette jeune fille dont l’histoire n’a rien retenu si ce n’est qu’elle a probablement été assassinée en déportation après avoir fugué de chez elle dans le Paris occupé des années 1940.

«Aujourd’hui, une promenade située dans le XVIIIe arrondissement, tout près de là où elle habitait, porte son nom, complète Nathalie Piégay. On y trouve une plaque sur laquelle les premières lignes du récit de Modiano sont reproduites. Si bien que Dora Bruder n’est plus seulement une jeune femme ordinaire mais le nom de la disparition, et plus encore, le nom du pouvoir que la littérature exerce sur la rue: car si Dora Bruder est désormais le nom d’une rue, c’est moins parce qu’elle a existé que parce que son existence et sa mort se sont déposées dans un livre, qui lutte contre sa disparition.»