Campus n°157

Quand la médecine, le droit et l'école battaient le pavé

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De nombreuses pratiques sont aujourd’hui confinées dans des établissements spécialisés. Cela n’a pas toujours été le cas, comme l’ont rappelé des intervenants lors du Festival Histoire et Cité. Florilège.

Soigner dans la rue
Au XVIIIe siècle, sur la place Longemalle ou la place du Molard, on pratiquait régulièrement des opérations médicales, directement dans la rue, devant un public de passants. C’est une des nombreuses curiosités qu’ont pu découvrir les participants et les participantes d’une visite guidée organisée dans les rues de la Vieille-Ville à l’occasion de la 9e édition du Festival Histoire et Cité. Ces opérations médicales pouvaient être précédées par une saynète comique, jouée sur une estrade. La «performance artistique» attirait ainsi les spectateurs et les mettait au courant de la «performance médicale» qui se déroulait immédiatement après.

«Il s’agissait en général de dentisterie ou de petits actes chirurgicaux», précise Alexandre Wenger, professeur à la Faculté de médecine et coanimateur de la visite guidée avec Philip Rieder, maître d’enseignement et de recherche à l’Institut Éthique Histoire Humanités (Faculté de médecine), et Radu Suciu, collaborateur scientifique aux facultés de médecine et des lettres. «Ces actes étaient pratiqués par des opérateurs itinérants, souvent étrangers, qui annonçaient leur venue à la population par des papiers placardés. La plupart d’entre eux avaient une réelle compétence, notamment dans le traitement de la cataracte ou de la rage de dents. D’autres, plus opportunistes, correspondaient à l’image que l’on se fait aujourd’hui des charlatans. Quoi qu’il en soit, les citoyens qui en avaient les moyens les faisaient venir à domicile. Les autres pouvaient se faire soigner dans la rue.»

La visite guidée s’est ensuite poursuivie jusqu’à la place du Grand-Mézel, en passant par l’ancien Hôpital général (l’actuel Palais de justice) et le Bourg-de-Four. Elle a permis d’évoquer en cours de route des objets de soins aujourd’hui disparus, comme ces boîtes de premiers secours pour noyés, installées sur les rives du Léman et renfermant, entre autres, une plume destinée à chatouiller le fond du gosier des victimes pour provoquer une réaction de régurgitation. Un crochet par la Treille a permis de rappeler l’histoire des orphelins dépendants de l’Hôpital qui, en 1750, ont servi à expérimenter l’inoculation, destinée à prévenir les ravages de la variole. Les petits inoculés étaient ensuite exposés à l’air vivifiant de la Treille pour recouvrer leurs forces, entraînant les protestations de Genevois inquiets d’une possible contagion.

Le droit dans la rue
Le 21 octobre 1782, André Desire, horloger de 50 ans, efface le numéro 140 que des peintres, sur les ordres du gouvernement, viennent d’inscrire au-dessus de la porte de son immeuble de la rue Coutance. Il est arrêté pour ce geste séditieux (Genève, sous la pression française, décide en effet de numéroter les bâtiments de la ville). Comparaissant devant la justice, on lui demande s’il n’a pas entendu le crieur public qui a proclamé, le matin même, sur la place de Saint-Gervais, un édit interdisant d’effacer ces numéros. L’horloger répond que depuis son appartement, on n’entend pas ce qui se passe dans la rue. Un voisin corrobore ses propos mais ajoute qu’en voyant vers le coup de midi l’horloger sur son échelle en train de gratter le mur, il l’a informé de la publication orale de l’interdiction. L’accusé est condamné à deux jours de prison et à 50 florins d’amende, ce qui équivaut tout de même à deux mois de salaire d’un ouvrier.

C’est par cette anecdote que commence la conférence donnée dans le cadre du festival par Marco Cicchini, chercheur au Département d’histoire générale. Et ce ne sont pas les difficultés rencontrées par l’introduction de la numérotation urbaine qui sont traitées ici, mais l’enjeu de la communication des normes juridiques révélé par cette affaire.

Afin d’augmenter l’efficacité du crieur, à Genève, la proclamation publique est précédée par le son de trompe. Le trompette prépare le quartier à la réception du cérémonial. Tout le monde s’arrête et écoute les messages du crieur. Suivant l’importance de l’édit, ce dernier est parfois accompagné d’un témoin qui peut être un notable. Pour aider la diffusion, la publication orale est, à partir d’une certaine époque, doublée par une affiche imprimée sur les murs de la ville.

On estime que le crieur fait son office sur une dizaine de postes à travers la ville et qu’une cinquantaine à une centaine de placards sont affichés sur les murs (certains les arrachent pour les lire et en débattre dans des lieux de sociabilisation autres que la rue).
Les autorités comptent aussi sur un réseau informel de voisins, de familles et d’amis pour que l’information circule le plus loin possible dans la population. Quoi qu’il en soit, comme l’écrit Jean-Jacques Burlamaqui en 1747 dans Principes du droit, le «souverain doit publier les lois de manière solennelle, claire et distincte. Mais après cela, c’est au sujet à s’instruire de la volonté du souverain et l’ignorance ou l’erreur […] ne saurait […] faire une excuse légitime. […] Autrement, l’effet des lois se réduirait à rien et on pourrait toujours les éluder impunément sous prétexte qu’on les ignorait.»

Conférence complète: https://shorturl.at/eDHSV

L’école de la rue
Il n’y a pas eu à proprement parler d’enseignement donné dans la rue. Mais la rue, ou l’extérieur, a indéniablement délivré son enseignement à nombre d’enfants et de jeunes dans des conditions plus ou moins heureuses. Un atelier, organisé dans le cadre du festival, a proposé aux participants de regarder, toucher et feuilleter des documents extraits des Archives Institut Jean-Jacques Rousseau (AIJJR) qui traitent de cette question. Le tout, sous l’œil de Joëlle Droux, maître d’enseignement et de recherche, et ses deux collègues Elphège Gobet et Damiano Matasci, respectivement archiviste et collaborateur à la Section des sciences de l’éducation (Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation).

L’école en plein air, telle qu’on l’entendait à la fin du XIXe siècle, était ainsi une tentative de l’instruction publique d’offrir aux enfants tuberculeux ou pré-tuberculeux, reconnaissables à leur apparence chétive et à leur comportement passif, une exposition au plein air et au soleil que l’on pensait bonne pour leur santé – et pour leurs résultats scolaires. Enseigner aux élèves à l’extérieur tout en les nourrissant convenablement n’allait pas éliminer la contagion, mais du moins atténuer les facteurs aggravants de la maladie (comme la sous-alimentation, le manque d’exercice…). Tout cela a débouché sur le développement d’un modèle pédagogique adapté à l’école sans les murs dont on retrouve une trace dans les archives de l’AIJJR.

Le thème des enfants de la rue a été abordé, lui, par le biais des archives personnelles d’Adolphe Ferrière, professeur de pédagogie expérimentale comptant parmi les fondateurs du mouvement de l’éducation nouvelle. Ce dernier a activement participé à l’action humanitaire «Croix-Rouge suisse, Secours aux enfants» qui a proposé, durant la Deuxième Guerre mondiale, que des familles suisses accueillent des enfants français en danger. Cette œuvre de bienfaisance a permis aux petits les plus vulnérables, par exemple ceux dont le père était prisonnier de guerre et la mère obligée de travailler toute la journée, d’éviter de vivre littéralement dans la rue.