Campus n°157

Le boy, domestique omniprésent et invisible

Les domestiques masculins issus des colonies françaises et engagés sur les paquebots aux XIXe et XXe siècles n’ont fait jusqu’ici l’objet d’aucune recherche historique. Une lacune comblée par Stéphanie Soubrier, du Département d’histoire générale.

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Un boy asiatique servant une famille européenne à bord du «Gouverneur Général Merlin» en rade de Saïgon, le 21 octobre 1936. En principe, les sujets colonisés sont systématiquement cantonnés à la 3e classe et ont interdiction de fréquenter les autres espaces du navire. Sur certains bateaux, étant donné l’effectif parfois trop faible des garçons européens, les boys sont parfois chargés du service.

Omniprésente, mais invisible. Telle est la figure du boy engagé sur les paquebots entre la fin du XIXe siècle et le début du XXe. Chargé de mille tâches subalternes et pénibles, devenu indispensable au bon fonctionnement de l’intendance du navire, mais privé de la moindre interaction avec les colons européens qu’il est censé servir, ce domestique colonisé masculin est longtemps resté absent de l’historiographie francophone. Une lacune que vise à combler le travail pionnier que mène Stéphanie Soubrier, maître-assistante au Département d’histoire générale (Faculté des lettres). Elle a notamment rédigé sur la question un article passionnant à paraître prochainement dans le numéro 68 de la Revue d’histoire du XIXe siècle.

«Le boy est une sorte de stéréotype colonial, confirme Stéphanie Soubrier. Il est d’ailleurs représenté avec les mêmes caractéristiques, clichés et préjugés, qu’il soit originaire d’Indochine, de Madagascar ou d’Afrique occidentale. Mais pour les historiens, qui ne se contentent pas de stéréotypes, il n’est encore qu’une ombre.»

Pour en savoir plus, la chercheuse a épluché des rapports de voyages, des rapports internes et autres correspondances tirés de deux gisements d’archives importants et encore très peu exploités, celles des compagnies commerciales maritimes françaises conservées dans l’établissement French Lines & Compagnies au Havre et à la Chambre de commerce et d’industrie de Marseille. Retrouver des traces des boys embarqués s’est révélé une tâche ardue, tant il est vrai qu’ils sont discrets aussi bien dans la réalité des paquebots que dans les documents. Mais un certain nombre de mentions, souvent anecdotiques, ont permis de dresser un portrait de ce domestique masculin.

«Même si certains sont très jeunes, les boys sont très souvent des hommes de 30, 40, voire 50 ans, souligne Stéphanie Soubrier. Le fait de les qualifier de «boy», terme qui connote l’enfance et la jeunesse, reflète donc davantage la très forte domination qu’ils subissent à la fois en tant que domestiques, en tant que sujets colonisés et en tant qu’hommes qui effectuent un travail considéré à l’époque comme féminin.»

Le mot lui-même vient des colonies britanniques. Des boys travaillaient également à bord des navires des grandes compagnies maritimes britanniques. Quand les françaises en ont recruté à leur tour massivement, notamment pour lutter contre la concurrence britannique, elles ont conservé le mot anglais. Le terme «garçon» était déjà réservé au personnel de service européen (serveurs, maîtres d’hôtel, barmen, etc.).

Le travail des boys sur les paquebots français était celui des domestiques subalternes, à savoir nettoyer les cabines, les souillardes, les bains et les lieux d’aisances, faire le service dans les espaces collectifs du navire, actionner le panka, sorte de grand éventail de toile suspendu au plafond, etc.

«J’ai néanmoins été surprise de découvrir une série de tâches beaucoup plus spécialisées, poursuit Stéphanie Soubrier. Il existe ainsi des boys «buandiers», qui s’occupent du blanchissage du linge, des boys chargés d’éplucher et de couper les légumes, des boys bouchers et boulangers, mais aussi des boys infirmiers, qui secondent le médecin de bord. Sur certains paquebots, on trouve aussi des boys «photographes», chargés de développer les pellicules des passagers et des passagères.»

La structure et l’organisation même du paquebot rappellent sans cesse ce statut. La chercheuse rappelle que les navires créent en effet une ségrégation structurelle très efficace, organisée de manière verticale et horizontale. Les espaces supérieurs, aérés et lumineux, sont réservés aux logements des Européens des premières classes, l’entrepont à ceux des classes inférieures ainsi qu’aux cuisines et salons où travaillent les boys, tandis que les entrailles de la chauffe et des machines, où règne une chaleur torride et étouffante, ne sont fréquentées que par les graisseurs, les mécaniciens, les chauffeurs et les soutiers.

De la même manière, l’arrière du navire, où le roulis se fait moins sentir, est l’apanage des classes supérieures tandis que l’avant accueille les passagers des classes inférieures et l’équipage subalterne. À cela s’ajoutent des règles de non-mixité très strictes qui garantissent que les chemins des Européens et des boys se croisent le moins possible. Les boys doivent ainsi s’efforcer d’être partout, prêts à satisfaire les moindres désirs des passagers, tout en demeurant invisibles. Leur présence discrète n’étant révélée que par le linge lavé, repassé et plié que les Européens trouvent sur leur lit ou par l’éclat des sanitaires qu’ils sont chargés de nettoyer.

En lisant certains documents entre les lignes, il apparaît que certains de ces passagers européens semblent éprouver du plaisir à se faire servir non pas par des femmes colonisées mais par des hommes, ce qui est une manière supplémentaire d’affirmer leur domination. En 1918, le commissaire de l’Atlantic, qui relie Marseille à Yokohama, rapporte ainsi les propos d’un passager qui vante les mérites des boys: «Nous sommes mieux les maîtres de ces valets souples et prévenants qui nous donnent plus de satisfaction que vos garçons, tout en vous coûtant assurément moins cher.»

Les autres membres de l’équipage ne traitent pas les boys moins durement. À cette époque, la domesticité en France métropolitaine devient massivement féminine. Les boys sont dépréciés en tant qu’hommes accomplissant des tâches féminines, en particulier par le personnel des salles des machines. Pour ce dernier, le travail domestique est un service, voire une servilité, contrairement à leur propre métier, considéré comme plus difficile et dangereux.

Les archives des compagnies contiennent aussi un certain nombre de lettres rédigées par un ou plusieurs boys, ce qui permet d’entrer un peu dans leur tête. En général, ces missives sont rédigées pour se plaindre de leurs conditions de travail ou de leur rémunération.

«Elles sont parfois adressées au ministre de la Marine marchande, ce qui témoigne d’une bonne connaissance des rouages institutionnels, analyse Stéphanie Soubrier. Dans les années 1930, les boys, soutenus par certains syndicats, mènent même des actions collectives. En d’autres termes, ce ne sont pas des travailleurs soumis, passifs et silencieux. Ils essaient en toutes circonstances de tirer leur épingle du jeu.»

La contrebande, ou le commerce illicite, est d’ailleurs très répandue dans le milieu des boys, ce qui permet d’améliorer un salaire très bas (entre 4 et 7 fois moins que celui des chauffeurs et des soutiers dans la salle des machines). Certains se livrent même à un véritable trafic d’armes, qui atteint une ampleur considérable dans les années 1920. La vente de pacotille, autorisée dans un certain volume, est aussi une manière d’augmenter leurs revenus et d’aider leur famille restée au pays.

Il faut dire que, contrairement à certains contextes coloniaux sur la terre ferme, le métier de boy est salarié et que la loi de l’offre et de la demande joue un rôle non négligeable. L’employeur est certes en position de force. Il engage et licencie à volonté. Le commissaire du Manche par exemple, n’hésite pas, en 1896 entre Calcutta et Colombo, à recruter à Pondichéry des boys indiens parlant français et anglais et à y débarquer les autres. Au moindre faux pas, les boys peuvent d’ailleurs être débarqués sur ordre du commandant et exclus de la compagnie. Mais, en même temps, on trouve relativement peu de volontaires pour ce métier et les compagnies en ont conscience.

Dans les premières décennies du XXe siècle, les difficultés de recrutement offrent même aux boys une marge de manœuvre supplémentaire dans les négociations avec leurs employeurs. Ces derniers sont notamment contraints de tolérer le trafic d’oiseaux par les boys chinois, et ce, malgré le bruit et l’odeur effroyables qui dérangent les passagers. En 1913, le capitaine du Paul Lecat admet même que ce trafic constitue pour les boys «une si importante source de bénéfices, par rapport à leur solde, que l’interdiction de le continuer nous placerait dans l’impossibilité absolue de recruter des boys chinois».

À l’époque coloniale, les Chinois possèdent une réputation d’excellence dans le service domestique. Certains d’entre eux fournissent même aux navires des équipes de boys déjà constituées, ce qui est très avantageux pour la compagnie. Cela dit, même si ces domestiques ne sont donc pas ressortissants de l’Empire français, une fois à bord du paquebot, ils sont logés à la même enseigne que les autres boys, Malgaches ou Indochinois.

Il existe également de nombreuses histoires de boys venus des colonies qui profitent de leur métier pour se rendre en France métropolitaine. En abordant à Marseille, certains quittent en effet leur employeur pour trouver un emploi mieux rémunéré sur un autre navire ou simplement pour rester en métropole, ce qui est très mal vu par les autorités françaises. D’ailleurs, ces dernières font tout pour l’éviter. Les boys possèdent un livret qu’ils doivent faire viser, ils sont déclarés déserteurs s’ils ne regagnent pas le navire, etc. Mais il était très difficile de contrôler cette mobilité. Pham Dang Ly, par exemple, après s’être engagé en 1938 comme boy à bord du Président Doumer, déserte à Marseille. Les archives retrouvent sa trace quelques mois plus tard à Paris, où il travaille comme ouvrier photographe à la maison Photo Radio dans le XVIe arrondissement de Paris et réalise des reportages photographiques pour le journal Paris Soir.

«Les autorités craignaient par exemple que les Indochinois n’importent sur le sol métropolitain des idées subversives telles que le communisme et l’anticolonialisme, affirme Stéphanie Soubrier. C’est pourquoi les autorités suivent de près leur affiliation politique et tous ceux suspectés d’être adhérents au Parti communiste sont inscrits sur une liste noire de personnes que les compagnies ont pour interdiction d’engager. J’ai trouvé des documents confidentiels qui attestent la collaboration et l’échange d’informations entre la police d’un port indochinois et la Compagnie des messageries maritimes (ce qui est parfaitement illégal). L’autre grande hantise des autorités, qui parcourt toute la période coloniale en France et qui concerne toutes les populations de l’empire, est celle des éventuelles relations sexuelles entre sujets colonisés et femmes françaises.»

Anton Vos