Campus n°157

L'auto-optimisation corporelle, une vieille histoire

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Les applications de fitness, de régime et de méditation et les appareils portables permettant d’exploiter le potentiel personnel envahissent le quotidien des sociétés contemporaines. Elles ne répondent pourtant pas à une préoccupation nouvelle. On trouve des traces au Moyen Âge déjà de textes sur l’«auto-optimisation».

Devenir la meilleure version de soi-même. Cette quête semble avoir contaminé le monde contemporain. Bracelets et téléphones portables enregistrant sans cesse le nombre de pas et les battements du cœur, applications offrant des solutions pour maigrir, se muscler, s’organiser ou méditer, des livres et des magazines regorgeant de recettes pour accéder au bonheur ou, du moins, devenir une meilleure personne, un meilleur amant, un meilleur manager… La mode de l’auto-optimisation dans tous les domaines imaginables fonctionne tellement bien qu’on croirait presque qu’elle est inscrite dans les gènes. Vitus Huber, postdoctorant au Département d’histoire générale (Faculté des lettres) et responsable d’un projet Fonds national Ambizione sur l’auto-observation corporelle à l’époque moderne, ne va certes pas aussi loin. Mais il montre, dans un numéro spécial de la revue Historische Anthropologie du mois de mars et dont il a coordonné la réalisation, que l’attrait du perfectionnement personnel n’est en tout cas pas le propre de l’époque contemporaine et qu’il existe depuis longtemps.

Selon l’historien, on retrouve ainsi des traces de cette tendance qu’a l’humain à optimiser sa condition jusque dans l’Antiquité. À cette époque déjà, les souverains cherchent en effet à améliorer leur physique, à l’entraîner de façon à ce qu’il corresponde à l’image que l’on se fait du corps d’un roi, à savoir fort, endurant et résistant, notamment au froid. Ce qui rappelle d’ailleurs la pratique très prisée actuellement des baignades dans l’eau froide des lacs, notamment du Léman, durant tout l’hiver. Plus tard, au Moyen Âge, les textes hagiographiques, c’est-à-dire les récits des vies des saints, font souvent appel à la métaphore de l’athlète pour décrire leurs accomplissements, en particulier leurs efforts visant à surmonter les besoins terrestres tels que le sommeil et la faim dans le but d’obtenir le salut dans l’au-delà. Les résultats que l’on vise aujourd’hui ne sont pas si différents: un physique impeccable, un mental de fer, une organisation du temps – et donc du sommeil – optimale. Mais les objectifs sont autres. Au lieu de chercher à ouvrir les portes du paradis, on aspire à gagner de l’argent, à être attirant sur le marché matrimonial ou encore à repousser le vieillissement.

Journal intime
Les souverains et les saints sont toutefois des personnages assez exceptionnels qui ne renseignent pas forcément sur les habitudes du reste de la population de jadis. «Si on se focalise sur ces individus prestigieux, c’est parce que les sources sur la question sont limitées, souligne Vitus Huber. Les choses changent avec l’époque moderne, qui s’étend du XVIe au XVIIIe siècle. Ma contribution dans le numéro spécial traite justement du cas particulier de Philippe Abraham Louis Secretan (1756-1826).»

Après avoir œuvré comme précepteur à Vienne et à Bruxelles, Secretan revient en 1790 à Lausanne, sa ville natale, avec l’intention de devenir juge et de se lancer en politique. L’intérêt du personnage réside dans le fait qu’il tient un journal encore inédit que le chercheur genevois a pu étudier.

Philippe Secretan y décrit notamment comment il organise son temps et la liste des tâches qu’il veut accomplir dans l’année, la semaine ou la journée. Il prend des résolutions, essaye de les tenir et vérifie le soir en écrivant son journal ce qu’il a réussi à faire ou pas et ce qu’il faudrait améliorer. Le nombre de tâches qu’il veut accomplir est presque excessif. Il prend donc des décisions radicales dans son organisation.

Il veut en effet pratiquer de la gymnastique, faire des ablutions (c’est-à-dire essentiellement se baigner dans l’eau froide), lire, étudier et écrire avant même de prendre son petit déjeuner. Cela le pousse à avancer progressivement son réveil de 8 à 7 heures, puis à 6 heures et même à 4h30. Son plan est ensuite réglé comme du papier à musique. Il comprend bien sûr le travail, les leçons à ses élèves mais aussi les visites à ses amis, les promenades et la rédaction de son journal. S’il évoque de temps en temps des émotions concernant ses enfants, la vie familiale ne prend dans cette organisation temporelle qu’une place marginale. Et il ne fait quasiment jamais mention de sa femme. Ce journal, il faut bien le dire, est le reflet d’une certaine obsession de soi-même.

Avides de savoir
«On est alors en plein dans le siècle des Lumières, analyse Vitus Huber. C’est l’époque de la rédaction de l’Encyclopédie et de l’idée du progrès. Les connaissances se développent à une vitesse vertigineuse dans tous les domaines et se diffusent largement. Des personnages comme Secretan sont avides de savoir et veulent tout lire. Même s’il est lui-même laïc, il vient d’une famille protestante, un contexte important dans lequel on craint l’oisiveté. Dieu nous a donné du temps, il faut l’utiliser et surtout ne pas en perdre. Secretan devient ainsi un expert en matière d’optimisation, ce qu’il ne faut pas confondre avec l’idéal qu’on aimerait atteindre.»

Selon le chercheur, l’optimum peut se définir comme le meilleur niveau qu’un individu pourrait éventuellement atteindre tandis que l’idéal, c’est le meilleur niveau imaginable qu’il aimerait atteindre. L’idéal se mesure de manière absolue et il est en général hors de portée. L’optimum, lui, se mesure de manière relative. On essaie toujours de faire mieux que la veille. Il n’y a pas de fin à ce processus et c’est pourquoi il fonctionne si bien. On peut toujours optimiser davantage sa piété, son corps, son bonheur, bref n’importe quelle faculté humaine jugée importante selon les époques.

«À l’époque médiévale, par exemple, dominée par la culture religieuse, l’objectif était le salut après la mort, précise Vitus Huber. On n’était jamais sûr de le mériter. À moins d’être Jésus-Christ lui-même, il n’existait pas une forme de vie pieuse idéale que l’on aurait pu adopter et qui nous aurait ouvert à coup sûr les portes du ciel. En revanche, on pouvait toujours essayer de vivre de manière plus pieuse que la veille. L’Église a notamment joué sur cette espérance pour asseoir son pouvoir.»

Transformation sociale
À l’époque moderne, avec l’invention de l’imprimerie, le développement de l’humanisme et l’apparition de nouvelles pratiques religieuses, on se rend compte que l’individu n’est plus enfermé dans sa condition sociale, mais qu’il peut apprendre et s’améliorer, progresser. Le rapport à soi change, on s’améliore et cette optimisation représente un moteur puissant de transformation sociale.

«Du coup, à la fin du XIXe siècle, l’objectif devient davantage une haute moralité, poursuit Vitus Huber. Et dans le monde néolibéral d’aujourd’hui, le phénomène marche encore mieux. On le voit bien avec les incitations incessantes à développer la meilleure version de soi-même, d’améliorer sa productivité, à exploiter tout son temps disponible. L’objectif a changé. Alors bien sûr, ce n’est plus le salut que l’on recherche, mais une vie plus heureuse, plus saine, plus longue, plus productive, etc. Le clergé a laissé sa place aux entreprises vendant des appareils portables, des applications de santé, etc. Je ne prétends pas que le phénomène est le même à travers les âges, mais je pense que l’on ne peut pas comprendre ce phénomène actuel d’auto-optimisation de soi sans prendre en considération sa dimension historique.»

Anton Vos