Campus n°157

Amos Bairoch, la protéine ou la vie

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Alors qu’il voulait étudier la vie extraterrestre, le professeur en bioinformatique a fini par créer Swiss-Prot, la plus grande base de données de protéines actuelle, utilisée quotidiennement par des milliers de laboratoires dans le monde.

«Pourquoi avez-vous choisi d’étudier la biochimie?» C’est par cette question qu’Amos Bairoch et ses camarades sont accueillis à la rentrée 1977. À l’écoute de chacune des réponses des étudiants, le professeur ne peut s’empêcher de soupirer. «Je voulais faire de la chimie mais cela me paraissait trop compliqué alors j’ai opté pour la biochimie», ose le premier. «Parce que je ne savais pas trop quoi faire», s’embourbe le deuxième et ainsi de suite. Quand vient son tour, Amos Bairoch, futur créateur des plus grandes banques de données de protéines du monde (Swiss-Prot et TrEMBL) et cofondateur de l’Institut suisse de bioinformatique (ISB), lâche: «Parce que je veux étudier la vie extraterrestre.» Les dernières illusions du professeur s’envolent dans une ultime et sonore expiration.

Amos Bairoch, qui vient à son tour d’être nommé professeur honoraire à la Faculté de médecine, sourit à l’évocation de cette anecdote. Que de chemin parcouru entre cette première leçon de biochimie, bercée de ses rêves d’adolescents, et la leçon d’adieu qu’il a donnée en septembre dernier, retraçant plus de quarante ans de «bioinformatique et de biocuration». Portrait d’un infatigable traqueur de protéines.

La ruse de Riscle
Dans la famille Bairoch, avant de parler du fils, il faut d’abord évoquer la figure imposante du père, chercheur internationalement reconnu qui a donné son nom à l’Institut d’histoire économique de l’Université de Genève. Issu d’une famille juive installée à Anvers, Paul Bairoch est encore enfant quand il fuit la Belgique devant l’arrivée des chars de la Wehrmacht. Sa famille est accueillie dans le village de Riscle dans le Gers (France) où le maire refuse de les enregistrer en tant que juifs, contrairement aux directives de Vichy. Un geste qui leur sauvera la vie lorsque les nazis occuperont le sud de la France dès 1942. D’autres membres de la famille, réfugiés dans le village voisin, n’auront pas cette chance. Ils finiront assassinés dans un camp de la mort.

Devenu adulte, Paul Bairoch monte à Paris pour suivre des études en histoire économique. Il y rencontre sa future femme, Arlette Scheurer, fraîchement sortie du Conservatoire de Genève et qui se produit dans la capitale française. Ils tombent amoureux, Arlette se convertit au judaïsme et décide d’abandonner sa carrière de comédienne pour suivre son Paul. Ils se marient en 1956 et, un an après, le 22 novembre 1957, Amos voit le jour.

«J’ai passé une enfance très heureuse bien que nous ne soyons pas restés en place, se remémore Amos Bairoch. Nous avons en effet déménagé tous les deux ou trois ans, au gré des emplois de mon père, entre la France, la Suisse, la Belgique et le Canada.»

La parenthèse canadienne de 1970 aurait d’ailleurs pu être plus longue. Le problème, c’est qu’au même moment, le mouvement séparatiste québécois connaît sa pire flambée de violence avec prise d’otage, meurtre et mobilisation de l’armée fédérale. Ces troubles convainquent les Bairoch de retourner en Europe. En 1973, ils s’installent définitivement à Genève, où Amos, bon élève, intègre le collège avant d’entrer à l’Université avec, comme intérêt supérieur, l’espace et les étoiles.

Vie extraterrestre
«J’ai suivi de près l’épopée du programme Apollo, je collectionnais tous les articles de journaux sur la conquête spatiale, se souvient-il. J’ai cependant vite abandonné le projet de devenir astronaute. Car à l’époque, il fallait être militaire américain ou soviétique. Je me suis donc concentré sur mon autre passion, la possibilité d’une vie extraterrestre, nourrie par la lecture de livres de vulgarisation et les premières missions spatiales sur Mars dans les années 1970.»

Cependant, après avoir pris connaissance des cours donnés en astronomie, il décide de ne pas se lancer dans cette voie. On est alors encore loin de la découverte de la première planète extrasolaire et l’exobiologie n’est pas au programme. Un peu dépité, il décide de commencer l’étude de la vie terrestre, espérant que ce choix le rapprochera de son objectif. Il opte donc pour la biochimie.

Amos Bairoch arrive à l’Université avec une compétence encore peu partagée par ses pairs, celle de l’informatique. Son père, amateur de gadgets électroniques pour les besoins de son travail, en particulier de calculatrices et d’ordinateurs, en rapporte sans cesse de nouveaux à la maison. C’est ainsi qu’Amos apprend la programmation dès le collège sur un petit ordinateur Radio Shack TRS-80.

Le mélange des sciences de la vie et de l’informatique se révèle une alchimie fructueuse. Durant son diplôme en biochimie, il développe en effet de petits programmes lui permettant d’analyser les séquences de protéines, ces petites briques de base de l’édifice de la vie, codées dans l’ADN, qui existent sous un nombre incalculable de formes et qui ont toutes des fonctions différentes.

L’activité de l’informaticien amateur finit par éveiller l’intérêt de Robin Offord, à l’époque chercheur à Oxford et en visite à l’Institut de biochimie clinique (Faculté de médecine) qui lui propose de travailler pour lui. «J’ai dit oui, mais à condition de disposer d’une machine plus puissante, s’amuse Amos Bairoch. Robin a accepté et l’IBC a acquis en 1978 un Apple II, le premier à être vendu à Genève. Je passais tous mon temps libre à programmer sur cette machine.»

L’étudiant arrive également à convaincre Robin Offord, nommé entre-temps professeur au Département de biochimie médicale, de diriger son travail de master puis sa thèse de doctorat qu’il débute en 1983 avec l’objectif de «développer un programme d’analyse des protéines et des séquences d’acides nucléiques qui soit interactif, convivial et capable de gérer des banques de données complètes».

Comme il est le seul du département à bien comprendre ce qu’il fait, Amos Bairoch obtient carte blanche et le droit d’acheter un nouvel ordinateur (un Sirius I) à la hauteur de ses ambitions (10 000 francs). C’est sur cette machine que le jeune chercheur rédige le programme PC / Gene qui trouve très rapidement son public à Genève, en Suisse puis dans le monde entier. Durant ses dix ans d’existence, PC / Gene sera vendu à plus de 2000 laboratoires.

Naissance d’un monstre
Pour bien fonctionner, PC / Gene exploite le répertoire de protéines le plus complet de l’époque, PIR, aux États-Unis. Amos récupère régulièrement les mises à jour pour les mettre à la disposition des utilisateurs de son logiciel. Le problème, c’est que cet atlas comporte des erreurs et des lacunes. Amos Bairoch fait parvenir aux auteurs les corrections et les nouveautés qu’il déniche dans la littérature scientifique, mais sans jamais obtenir de réaction.

Décidé de prendre les choses en main, il s’approprie PIR en commençant à y ajouter lui-même toutes les informations qu’il collecte. «Au bout de quelques années, les différences entre les deux bases de données sont devenues tellement importantes que j’ai appelé la mienne Swiss-Prot», explique Amos Bairoch. Le monstre est né.

Le succès de Swiss-Prot est en effet rapide. Le nombre de protéines répertoriées – toutes espèces vivantes confondues – augmente de manière vertigineuse, accompagnées de leur séquence complète et des annotations concernant leur rôle biologique, leurs caractéristiques biomoléculaires, etc. Face à l’afflux d’informations qu’il faut intégrer, Amos Bairoch entame une collaboration avec le Laboratoire européen de biologie moléculaire (EMBL) à Heidelberg. Des financements venus d’Allemagne et du Fonds national suisse pour la recherche scientifique (FNS) permettent d’engager du personnel.

En raison de cette croissance fulgurante, la thèse d’Amos Bairoch a changé de cap et est désormais plus qu’à moitié axée sur le seul développement de Swiss-Prot. Son directeur doit se battre pour la faire reconnaître comme étant une thèse de biochimie et non d’informatique. Certains professeurs ne voient ni l’utilité ni le sérieux du travail du doctorant. Ignorant ces intrigues, Amos défend son travail avec succès en 1990 et poursuit l’aventure Swiss-Prot.

Pionnier du web
À cette époque, un collègue d’Amos Bairoch, Ron Appel, entend parler d’une invention du CERN, une sorte de réseau informatique baptisé World Wide Web, fonctionnant à l’aide d’hyperliens. Les deux chercheurs perçoivent immédiatement dans cette innovation un tremplin idéal pour la diffusion de Swiss-Prot (et de Swiss-2DPAGE, une ressource développée par Ron Appel). Ensemble, ils créent en septembre 1993 le serveur Expasy (pour Expert Protein Analysis System). Il s’agit d’un des 150 premiers sites web du monde et il est toujours en fonction*. Comme prévu, les connexions à Swiss-Prot explosent.

Seulement, en 1996, face à cette croissance exponentielle, le projet a besoin de plus d’argent pour survivre. Le FNS ne peut pas faire mieux. Il faut impérativement une subvention européenne, mais la Suisse ne s’est alors pas encore alignée sur les règles de l’Union. L’édifice menace subitement de s’écrouler. À bout d’arguments face à la bureaucratie, Amos Bairoch publie une alerte sur son site annonçant la fin imminente de Swiss-Prot, faute de moyens.

Le geste provoque un «cyber tremblement de terre» et l’envoi de plus de 2500 lettres de protestation. Grâce à des réseaux d’influence insoupçonnés, les services de la conseillère fédérale Ruth Dreifuss promettent in extremis d’arranger les choses mais tout le monde sait que cela prendra trop de temps. Le conseiller d’État genevois Guy-Olivier Segond débloque l’argent nécessaire pour assurer l’intérim.

Pour se mettre à l’abri d’une autre mésaventure similaire, Amos Bairoch fonde en 1998, avec Ron Appel, l’Institut suisse de bio­informatique qui chapeaute Swiss-Prot ainsi que de nombreuses autres banques de données. Les statuts lui permettent de bénéficier d’une subvention fédérale directe. Celle-ci ne pouvant être supérieure à 50% du budget total, l’administration fédérale propose que l’institut recherche un financement auprès de l’industrie. «Nous avions décidé que les scientifiques académiques auraient un accès gratuit à Swiss-Prot, précise Amos Bairoch. Les industries, elles, devraient payer en fonction de leur taille.»

Le secteur privé jouant le jeu, cette solution se mue en une poule aux œufs d’or. Mais c’est sans compter avec les NIH (National Institutes of Health) des États-Unis. En 2000, ceux-ci soumettent l’ISB à un chantage, estimant qu’il ne peut y avoir de traitement différencié entre le privé et le public. Soit Swiss-Prot intègre un consortium (dont PIR ferait aussi partie) et bénéficie d’un financement des NIH compensant les revenus tirés de l’industrie pour rendre l’accès à Swiss-Prot gratuit pour tous. Soit les NIH créent une concurrence agressive à Swiss-Prot et arrêtent toute collaboration avec les groupes européens ayant refusé leur deal.

La pire erreur
Sous haute pression, Amos Bairoch finit par capituler et, en 2002, Swiss-Prot et PIR intègrent un consortium appelé UniProt. Le problème, c’est qu’il faut désormais réitérer la requête de financement – sans jamais aucune augmentation – auprès des NIH tous les 3 ans et que cela demande à chaque fois une quantité invraisemblable de paperasse. «C’est la pire erreur de ma carrière, analyse le chercheur. On m’a confirmé par la suite que les Américains avaient bluffé.»

Ayant perdu son indépendance, Swiss-Prot continue néanmoins à grossir. En 2009, elle compte des centaines de milliers d’utilisateurs par jour. Elle est depuis longtemps la base de données de référence mondiale. Et un fardeau de plus en plus lourd pour Amos Bairoch. «La banque de données me demandait trop de travail administratif, souligne-t-il. J’annotais de moins en moins, ce qui était la partie du travail qui me plaisait le plus. J’ai donc arrêté de la diriger.»

Le chercheur se lance alors dans la création d’autres banques de données plus spécifiques, dont neXtProt, spécialisée dans les protéines humaines et visant à aider les chercheurs à élucider la fonction encore inconnue de nombre d’entre elles, et, dernièrement, le Cellosaurus, qui répertorie toutes les lignées cellulaires actuellement utilisées dans la recherche. Il en existe pour toutes les espèces vivantes, pour tous les types de tissus, sains ou non.

Aujourd’hui, la gestion du Cellosaurus demande de la part d’Amos Bairoch l’équivalent d’un emploi à 100%, alors même qu’il est à la retraite depuis quelques mois seulement. Durant son temps libre, il s’occupe de sa famille, en particulier de sa seconde compagne et de leur fille adoptive, âgée de 10 ans (il est par ailleurs père de trois enfants adultes d’un premier mariage). Et quand il trouve un répit, il s’adonne à la randonnée, rêvant sans doute, tout en marchant, à la découverte d’une vie extraterrestre.

Anton Vos

* On retrouve le lien originel (inactif) en trois clics à partir de la première page historique du CERN: http://info.cern.ch/hypertext/WWW/TheProject.html