Bilatérales III: la Suisse et l’UE mettent le paquet

Les négociations entre la Suisse et l’UE portent sur les questions institutionnelles telles que la reprise dynamique de l’évolution du droit européen et la procédure de règlement des différends.
Depuis mars de cette année, la Suisse et l’Union européenne se sont remises à la table des négociations. Au menu, un paquet d’accords, les futures «Bilatérales III», lesquelles devraient assurer à la Suisse l’accès au marché intérieur de l’Union européenne. En effet, après avoir mis unilatéralement fin en 2021 au projet d’accord institutionnel, qui avait été négocié mais jamais signé, le Conseil fédéral a tenu neuf mois avant de relancer le processus, proposant, en février 2022, une approche «par paquet», idée qui a été positivement reçue à Bruxelles. C’est ainsi que les deux parties ont repris des discussions exploratoires qui ont abouti en novembre 2023 à un document intitulé Common Understanding. Celui-ci compile toutes les questions résolues ainsi que celles restées ouvertes qui doivent faire l’objet de discussions.
Entamées le 19 mars 2024, les négociations entre la Suisse et l’UE portent sur les éléments institutionnels à intégrer dans les accords existants (transports aériens, transports terrestres, libre circulation des personnes, reconnaissance mutuelle et produits agricoles) et dans les accords futurs d’accès au marché. L’approche par paquet devrait également inclure deux nouveaux accords en matière d’électricité et de sécurité alimentaire, des règles en matière d’aides d’État, un accord sur la participation aux programmes de l’Union, un accord sur la participation financière de la Suisse et un dialogue politique de haut niveau (voir aussi l’infographie ci-contre).
En réalité, le contenu des questions institutionnelles est quasiment le même que dans l’accord abandonné 3 ans auparavant. Mais l’emballage est différent. Et ça change tout, selon les autorités.
«Les éléments institutionnels dans ce nouveau round de négociations couvrent en effet les mêmes thématiques que celles discutées depuis plus de dix ans avec l’Union européenne, mais certaines des solutions diffèrent partiellement», constate Christine Kaddous, professeure et directrice du Centre d’études juridiques européennes et titulaire de la chaire Jean Monnet ad personam à la Faculté de droit . «Il s’agit de l’adaptation du droit (c’est-à-dire la reprise dynamique du droit de l’UE) contenu dans les accords bilatéraux d’accès au marché, de la surveillance de l’application des accords, de leur interprétation et du règlement des différends entre parties contractantes. La bonne nouvelle, c’est que ces éléments ne sont désormais plus isolés. Ils font partie d’un paquet de négociations qui se déroulent actuellement de manière parallèle dans les divers secteurs (transports terrestres, transports aériens, agriculture…). Cette approche facilitera l’équilibre de l’ensemble des négociations.» Cette démarche permet aussi de mieux aborder les particularités de chaque accord sans risquer de mettre à chaque fois tout l’édifice en péril.
Signaux contradictoires
Les nouvelles sur l’état des négociations actuelles, forcément confidentielles, sont rares et ambiguës. Une réunion au sommet prévue en juin dernier entre le conseiller fédéral Ignacio Cassis et son homologue le commissaire européen Maros Sefcovic a été annulée au dernier moment, faute d’avancée suffisante. Ce signal plutôt pessimiste a aussitôt été suivi d’un autre, plus encourageant. Le 4 juillet, la Commission européenne a en effet ouvert trois appels d’offres du Conseil européen de la recherche (ERC) aux scientifiques suisses qui remettent ainsi un pied dans le programme européen de recherche Horizon dont ils sont exclus depuis 2021 (lire également en page 34). Les négociateurs suisses et européens se sont fixé comme objectif la fin de l’année pour aboutir à un accord global dans les divers domaines. C’est-à-dire avant que la nouvelle Commission européenne, issue des élections de ce printemps, ne prenne ses fonctions avec les changements d’équipes et les retards dans les dossiers que cela peut impliquer.
Pour la Suisse, l’enjeu de ces négociations qui durent depuis des décennies a toujours été le même. Il s’agit essentiellement d’assurer la pérennité de l’accès au marché de l’Union européenne afin d’y vendre et d’y acheter avec un minimum d’entraves le plus de biens et de services possible, et ce, de manière durable. Le tout en se protégeant au maximum de l’intrusion des règles de l’UE sur le marché helvétique (notamment en termes de protection des salaires et de l’aide sociale ainsi que des aides de l’État).
«Si on veut bénéficier de l’accès au marché intérieur de l’Union, il est logique qu’il faille aussi respecter les règles de ce même marché, estime Christine Kaddous qui connaît bien le dossier puisqu’elle a participé aux négociations sur l’Espace économique européen (EEE) au début des années 1990 au sein du Département fédéral de justice et police. La participation à l’EEE, refusée le 6 décembre 1992 par le peuple et les cantons, aurait permis cet accès comprenant la libre circulation des marchandises, des personnes, des services et des capitaux sans pour autant impliquer une adhésion à l’UE. C’est la voie qu’ont choisie la Norvège, l’Islande et le Liechtenstein. Je suis d’ailleurs de celles et ceux qui pensent que le fait d’avoir déposé une "lettre de demande d’ouverture de négociations en vue d’un acte d’adhésion à l’UE" quelques mois avant la votation sur l’EEE était une erreur. Les deux sujets sont indépendants l’un de l’autre mais ont semé la confusion dans la tête de certains citoyens, une confusion alimentée par des politiciens et qui a débouché sur le résultat que l’on sait.»
Depuis ce «dimanche noir», le Conseil fédéral, aiguillé par l’intérêt national, essaye sans cesse – malgré l’opposition de certains partis politiques – de raccrocher le wagon de la Suisse au train du marché européen. C’était le cas avec la conclusion réussie des accords bilatéraux I (1999) et II (2004). Cela le sera avec l’approche actuelle par paquet qui devrait mener avec succès vers ce qu’on appelle les Bilatérales III.
Reprise du droit
«Si l’on a tant besoin d’un accord sur les questions institutionnelles, c’est notamment parce que les accords bilatéraux actuellement en vigueur ne présentent pas, pour la plupart d’entre eux, un mécanisme d’adaptation dynamique, explique Christine Kaddous. Seul l’acquis de l’Union européenne antérieur à la date de signature de ces accords s’applique dans les relations entre la Suisse et l’UE.»
Ces accords se basent sur le principe de l’«équivalence des législations», ancré dans les accords bilatéraux et indispensable pour que le droit suisse puisse évoluer plus ou moins en même temps que celui de l’UE. L’adaptation de ces accords s’opère via une décision d’un «comité mixte», composé du même nombre de Suisses et d’Européens et qui prend une décision par consensus. À l’heure actuelle, la Suisse peut donc facilement s’opposer à une évolution du droit en ne donnant pas son consentement. La législation en matière de transports routiers ou de normes techniques portant sur les machines à laver la vaisselle, pour prendre des exemples concrets, pourrait ainsi, le cas échéant, un jour diverger des deux côtés de la frontière et constituer des obstacles au commerce si elle n’est pas régulièrement adaptée.
Les Bilatérales III et les règles institutionnelles envisagées devraient donc permettre d’intégrer de manière plus fluide dans les accords bilatéraux existants les développements pertinents du droit de l’UE dès que possible après leur adoption par l’Union.
«Plus fluide» ne signifie toutefois pas encore «de manière automatique». L’adaptation dynamique permettrait en effet de respecter le pouvoir décisionnel helvétique, en particulier le délai référendaire. Et la Suisse conservera la possibilité, après un vote négatif par la population par exemple, de ne pas adapter le contenu d’un accord bilatéral à un développement spécifique du droit. Avec le risque que l’Union européenne entame la procédure de règlement des différends qui est envisagée dans les adaptations institutionnelles (lire plus loin).
«La Suisse et l’Union européenne envisagent en outre des exceptions en vue de la non-application du mécanisme de la reprise dynamique du droit de l’UE dans certains domaines, confirme Christine Kaddous. De telles exceptions ouvrent la porte à des solutions pragmatiques qui restent à trouver lors de ces négociations, notamment dans le dossier de la libre circulation des personnes, qui est l’un des sujets les plus délicats sur le plan politique. Cet assouplissement est un réel avantage pour la Suisse.»
Interprétation et application
Une chose est de reprendre le droit de l’UE relatif aux accords bilatéraux, une autre est de l’appliquer. Ce travail est effectué de manière indépendante par les juridictions respectives suisses et européennes. Des ambiguïtés peuvent toutefois survenir quant à l’interprétation de certaines notions de droit contenues dans lesdits accords, par exemple celle de travailleur. La notion devrait être comprise de la même manière dans le cadre de l’accord sur la libre circulation des personnes par les tribunaux suisses et les tribunaux dans l’Union européenne. En vue d’assurer ce point, les négociations en cours dans le cadre des Bilatérales III prévoient que les notions de droit de l’Union figurant dans les accords bilatéraux d’accès au marché devraient faire l’objet d’une interprétation et d’une application uniformes sur le territoire suisse et sur celui des États membres de l’Union.
«Et lorsque ces textes se réfèrent à des notions de droit de l’UE, les dispositions de ces accords devraient être interprétées conformément à la jurisprudence de la Cour de justice de l’UE (CJUE), précise Christine Kaddous. L’objectif est d’assurer une uniformité d’approche dans les domaines du marché intérieur auxquels la Suisse participe.»
Quant à la surveillance du respect des accords d’accès au marché européen sur le territoire suisse, elle est assurée par les autorités suisses, l’UE faisant de même chez elle.
«Pertinent et nécessaire»
Si des difficultés apparaissent entre les deux parties dans l’interprétation ou l’application des accords, la négociation en cours entre la Suisse et l’UE prévoit un mécanisme de règlement des différends. Celui-ci commence par une phase de consultation au sein du comité mixte, une structure existante et qui serait préservée. Ce comité, composé de manière paritaire par des représentants suisses et européens, doit trouver une solution mutuellement acceptable par consensus. S’il n’y arrive pas, le mécanisme prévoit un deuxième échelon, à savoir la constitution d’un tribunal arbitral. Sa composition n’est pas totalement précisée dans le Common Understanding, mais la Suisse et l’Union européenne y seront représentées et un président ou présidente sera choisie d’un commun accord.
Si, à ce stade, le litige soulève une question concernant une notion du droit de l’Union et si le tribunal arbitral estime que son interprétation est «pertinente et nécessaire» à la résolution du différend – et seulement dans ce cas de figure précis –, il saisira la Cour de justice de l’Union européenne. Celle-ci répondra à la question qui lui est posée et cette réponse sera ensuite utilisée par le tribunal arbitral pour trancher le litige.
«Cette approche permet de réduire grandement la portée de l’obligation du Tribunal arbitral de saisir la CJUE, commente Christine Kaddous. On est très loin de la figure du "juge étranger" qui viendrait faire la loi dans nos tribunaux, brandie comme un épouvantail par les opposants à tout accord avec l’UE.»
Le 6 décembre 1992: «Un dimanche noir»Le 6 décembre 1992, les conseillers fédéraux Jean-Pascal Delamuraz, René Felber et Arnold Koller (ci-dessus) annoncent lors d’une conférence de presse le rejet de l’initiative pour l’adhésion de la Suisse à l’Espace économique européen (EEE). Cette journée est alors qualifiée de «dimanche noir» par Jean-Pascal Delamuraz. La votation a en effet été refusée par une majorité ténue de la population (50,3 %) et par les cantons. Tous les cantons alémaniques, à l’exception de Bâle, ainsi que le Tessin se retrouvent dans le camp du non. La participation est exceptionnelle et s’élève à 78,3%. |