Europe, une histoire vache
Le Vieux-Continent tire son nom d’un mot grec signifiant «la large» ou
«au large regard». Et sa naissance en tant que réalité géopolitique est intimement liée à l’histoire d’une princesse enlevée à la Phénicie par le roi de l’Olympe.
Depuis l’Antiquité, l’histoire de son enlèvement par le roi de l’Olympe a inspiré une foule d’auteurs, de sculpteurs ou de peintres. Mais au-delà de ce récit rocambolesque, que sait-on de cette princesse venue du Proche-Orient qui a donné son nom au Vieux-Continent ? Éclairage avec Philippe Borgeaud, professeur honoraire à la Faculté des lettres et grand spécialiste de la mythologie classique.
«Si le mythe d’Europe (qui signifie «la large» ou au «large regard» en grec ancien) a pris une telle importance, explique Philippe Borgeaud, c’est notamment parce que sa trajectoire s’entrecroise avec la fondation des deux principales villes de la Grèce archaïque que sont Argos, dans le Péloponnèse, et Thèbes, qui est située aux environs d’Athènes. Deux cités qui sont le cœur battant d’une civilisation appelée à rayonner des siècles durant bien au-delà de ses frontières naturelles.»
C’est dans l’Iliade, soit le texte le plus ancien du monde grec parvenu jusqu’à nous, puisqu’il remonte au VIIIe siècle avant notre ère, qu’apparaît pour la première fois le nom d’Europe. Mais la mention est fugace. Alors qu’Héra s’efforce de raviver la flamme de son époux en se parant de ses plus beaux atours, raconte le poète, Zeus s’exclame qu’il n’a jamais été aussi amoureux d’aucune femme et que même ses élans pour Europe n’avaient pas la même intensité. Homère précise que ladite Europe est la fille de Phénix, dont est dérivé le nom de la Phénicie – un territoire qui recouvre le Liban et la Palestine actuels. Il ajoute également qu’elle est la mère de Minos, roi de Crète, lequel a donné son nom à la civilisation minoenne, florissante au cours du IIe millénaire av. J.-C.
Environ un siècle après Homère, Hésiode permet de préciser un peu le portrait. Dans un poème intitulé Le Catalogue des femmes, qui n’est connu que par fragments, l’auteur de la Théogonie, soit l’histoire des divinités antiques, consacre également quelques lignes à Europe. On y apprend que la jeune fille est en train de cueillir des fleurs dans une sorte de jardin d’Eden qu’on imagine proche du rivage de la mer, lorsque Zeus lui apparaît sous la forme d’un magnifique taureau au museau couvert de crocus. Europe tombe sous le charme de l’animal qui l’emporte sur son dos à travers les flots.
Après avoir pris le temps de la mettre enceinte, Zeus confie sa nouvelle conquête au roi de Crète, Astérion, qui la prend pour femme. Europe donnera ensuite naissance à trois fils – Minos, Rhadamante et Sarpédon – avant qu’on en perde la trace.
Elle ne sombre pas pour autant dans l’oubli, son histoire devenant progressivement un motif récurrent dans la poésie grecque. Au IIe siècle avant notre ère, un certain Moschos donne ainsi son nom à un de ses textes. On y retrouve Europe avant son enlèvement par Zeus aux prises avec un songe assez curieux. La jeune fille est ainsi d’abord courtisée par deux femmes qui lui intiment de la suivre. La première est Asia (l’Asie), tandis que la seconde, qui n’est pas nommée, est présentée comme «la terre qui fait face à l’Asie», soit la Grèce ou, par extension, l’Europe.
Dans la deuxième partie de ce même songe, on retrouve Europe dans un champ, à nouveau occupée à cueillir des fleurs, comme elle le faisait juste avant que Zeus ne surgisse des eaux pour s’en emparer.
«Ce qui est intéressant ici, note Philippe Borgeaud, c’est qu’Europe tient dans sa main une corbeille qu’on dit avoir été fabriquée par Héphaïstos, le dieu du feu et de la métallurgie. Et sur ce récipient figurent diverses représentations. On y voit l’Afrique, ce qui permet de réunir dans le même récit les trois continents qui forment le monde de l’époque. Et on y voit également une référence à Io, la fille du fleuve Inachos, roi d’Argos.»
Une mention qui n’a rien d’anecdotique puisqu’elle permet de relier la destinée d’Europe à celle de la ville principale du Péloponnèse au travers d’une épopée légendaire dont les Grecs anciens avaient le secret.
Prêtresse au temple d’Héra à Argos, Io est un jour remarquée par Zeus qui en fait une de ses nombreuses maîtresses jusqu’à ce qu’Héra démasque les deux amants. Pour se tirer de ce mauvais pas, le roi de l’Olympe transforme alors Io en belle génisse blanche qu’il continue à visiter sous l’apparence d’un taureau. Jalouse, Héra envoie sur sa concurrente un taon chargé de la piquer sans cesse. Affolée et furieuse, Io entame alors un très long périple qui la conduit jusqu’en Égypte où elle retrouve forme humaine avant de donner naissance à un fils, Épaphos, lui-même ancêtre de Danaos et des Danaïdes qui retournent à Argos pour refonder la cité et lui assurer une prospérité durable.
Associée à la grandeur d’Argos via ce lien indirect avec Io, Europe n’est pas étrangère non plus à la fondation de l’autre cité grecque d’importance de la période archaïque, à savoir Thèbes. Après l’enlèvement d’Europe, son père envoie en effet ses fils à sa recherche. Le plus obstiné d’entre eux, Cadmos, qui refuse de se résoudre à l’échec, décide finalement de se rendre à l’oracle de Delphes afin de prendre conseil auprès d’Apollon. À défaut de lui révéler où se trouve sa sœur, l’oracle lui conseille de suivre la première vache dont il croisera le chemin, précisant qu’il lui faudrait fonder une cité à l’endroit où s’allongerait la bête. Cité qui deviendra précisément celle de Thèbes et où, ajoute la légende, Cadmos introduira l’alphabet phénicien.
«Ces deux cités, qui sont les plus importantes du monde grec de l’époque, précise Philippe Borgeaud, constituent le fondement de ce qui va progressivement devenir une réalité géographique. Dès le VIe siècle avant notre ère, dans un hymne homérique à Apollon, l’auteur distingue ainsi clairement le Péloponnèse, les îles et une région qu’il nomme Europe et qui recouvre la Grèce du Nord. Et un siècle plus tard, avec Hérodote, les choses sont définitivement en place avec les trois continents bien distincts que sont l’Asie, la Libye (soit l’Afrique) et enfin l’Europe, qui englobe le reste du monde connu. Un découpage que l’on rapprochera plus tard du thème biblique des trois fils de Noé, Cham représentant l’Afrique, Sem, héritier de l’Asie et Japhet qui est associé à l’Europe du Nord.»