Campus n°159

Une révolution du même ordre que l'apparition d'«homo sapiens»

3DO3Sapiens.jpg

Alexandre Pouget, professeur au Département des neurosciences fondamentales (Faculté de médecine), étudie les réseaux de neurones humains en s’aidant des réseaux de neurones artificiels. Et inversement. Mais qui, des deux, est le plus intelligent?

Qui est le plus intelligent? L’humain ou la machine? L’organisme de chair et d’os résultat de centaines de millions d’années d’évolution ou l’outil de fer et d’OS qu’il a lui-même fabriqué au cours des dernières décennies? Chaque type d’intelligence fonctionne avec son propre «réseau de neurones». Mais les deux sont de nature très différente. Alexandre Pouget, professeur au Département des neurosciences fondamentales (Faculté de médecine), étudie le cerveau en faisant appel à l’intelligence artificielle (lire ci-contre). En même temps, il analyse l’IA en s’aidant de son cerveau. Ce qui le met dans une position idéale pour comparer les performances des deux protagonistes. Mais d’abord, qu’est-ce que c’est que l’intelligence?

«C’est une question qui revient sans cesse dans le public mais que les scientifiques actifs dans le domaine de l’IA ne se posent pas, affirme le chercheur. Les développeurs d’IA n’ont pas besoin de définir ce qu’est l’intelligence. Leur objectif est de répliquer certaines capacités cognitives humaines, voire de les dépasser. Ils veulent une voiture autonome, un joueur de go, un conseiller médical ou bancaire, un assistant pour répondre à toutes sortes de questions et effectuer toutes sortes de tâches, comme le proposent les IA génératives depuis deux ans. On peut donc parler des heures de la définition de l’intelligence, cela n’aura aucune incidence sur le développement des IA.»

Pour le chercheur, il vaut mieux définir ce qu’on appelle l’«intelligence artificielle générale» qui correspondrait, pour une machine, à l’ensemble des capacités cognitives d’un être humain. Qu’il s’agisse de celles d’Albert Einstein ou du premier quidam venu n’a, en l’occurrence, aucune importance. L’un peut être considéré comme beaucoup plus intelligent que l’autre, mais cette différence est minime si on la compare, par exemple, avec celle qui nous sépare du chimpanzé. C’est donc à l’aune de cette IA générale, équivalente aux capacités cognitives humaines, que les IA actuelles peuvent éventuellement être comparées.

Sentiment de déclassement
«Il y a une vingtaine d’années, les performances de l’IA étaient bien inférieures aux capacités intellectuelles humaines, admet Alexandre Pouget. J’en suis beaucoup moins sûr aujourd’hui. On assiste en effet depuis un peu moins de dix ans, grâce à plusieurs perfectionnements technologiques et informatiques, à une explosion des capacités de l’IA. Résultat: elle nous dépasse dans un nombre croissant de domaines.»

Ce sentiment de déclassement face aux machines a commencé avec les jeux. En 1998, Deep Blue (un super­ordinateur d’IBM) bat Garry Kasparov, alors champion du monde d’échecs pour la treizième année consécutive. Quinze ans plus tard, IBM met au point son crack suivant, Watson, un système informatique très puissant pour l’époque et capable de répondre à des questions en langage naturel dans un délai très court. En 2011, celui-ci parvient à gagner contre des champions au jeu télévisé Jeopardy!, dans lequel il faut deviner les questions à partir d’une série d’indices qui sont affichés. En 2015, c’est au tour d’AlphaGo (Google), une véritable IA fonctionnant sur la base d’un réseau de neurones artificiel, de devenir imbattable au jeu de Go contre n’importe quel joueur humain. Cette dernière prouesse est d’autant plus impressionnante que l’IA, après un premier entraînement, a appris et s’est perfectionnée en jouant contre des copies d’elle-même, sans intervention humaine donc, jusqu’à dépasser les meilleurs joueurs du monde.

En parallèle, de nombreuses IA spécialisées, appartenant aux domaines du machine learning, puis du deep learning, apparaissent afin d’assister l’humain dans des tâches de plus en plus nombreuses, comme traduire des textes, prédire la manière dont une protéine va se plier d’après sa seule séquence d’acides aminés, reconnaître une tumeur sur une radiographie qui aurait échappé à l’œil du spécialiste humain, détecter sur une vidéo des mouvements chez un enfant qui trahiraient un trouble du spectre autistique, etc.

Mais c’est avec l’arrivée sur le marché en 2022 des grands modèles de langage (ChatGPT et consorts) que l’humain se fait mettre au défi dans un domaine qui lui restait jusque-là réservé, à savoir l’étendue des connaissances. Il est en effet désormais possible d’entretenir avec ces agents conversationnels une inter­action d’une complexité inédite. On peut leur poser des questions de droit, de médecine, de science, d’histoire, de n’importe quoi, en fait. Et ils répondent rapidement et de manière de plus en plus satisfaisante. Les premières versions souffrent encore de problèmes plus ou moins flagrants. Mais les suivantes corrigent le tir en réalisant des progrès importants notamment dans la résolution de problèmes mathématiques, dans la programmation et en physique.

Raisonnement et planification
Face à l’amélioration constante – et fulgurante – de ces assistants artificiels, il reste encore, selon Alexandre Pouget, quelques prés carrés dans lesquels l’humain possède une avance. Le raisonnement en est un. Plusieurs spécialistes refusent encore, malgré les apparences, de reconnaître formellement cette faculté dans les performances de ChatGPT. La planification en est un autre. Les IA actuelles sont en effet incapables de mettre au point toutes seules une stratégie à long terme, telle qu’un plan de fusion des deux banques géantes suisses UBS et Credit Suisse, pour ne prendre qu’un exemple parmi d’autres. Mais ce n’est probablement qu’une question de temps.

«ChatGPT et les autres chatbots représentent une étape dans la transition vers la création d’un agent artificiel autonome, capable d’avoir ses propres buts (pour l’instant, il ne fait que répondre à des sollicitations), de communiquer avec nous et avec ses semblables et de réaliser des planifications dans plusieurs domaines différents, estime Alexandre Pouget. Les gens ne s’en rendent pas forcément compte, mais nous ne sommes pas face à une révolution industrielle ou technologique de plus. Nous assistons à un bouleversement beaucoup plus important. Comparable, à mes yeux, à celui qui a eu lieu entre l’Homo erectus et l’Homo sapiens. Nous sommes de la matière organique qui est devenue intelligente. Et maintenant, nous produisons de la matière inorganique qui est en passe d’atteindre, à son tour, une forme d’intelligence, avec des propriétés qui lui seront probablement propres.»

La guerre comme moteur
Malheureusement, constate le chercheur, le principal moteur de ce perfectionnement technologique sera sans doute la guerre. Le conflit entre la Russie et l’Ukraine a révélé l’essor spectaculaire des drones sur le champ de bataille. Il y en a des milliers, de différents types (aériens, navals ou terrestres) et de toutes les tailles, engagés sur le front pour espionner, traquer, détruire et tuer.

Il semble logique que si l’Ukraine continue à souffrir d’un manque d’armes et de munitions chronique, ses informaticiens n’hésiteront pas à développer des IA pour les embarquer dans des drones tueurs. De manière générale, tant que les tensions entre nations perdureront, il est peu probable que les grandes puissances renoncent à innover dans ce domaine décisif et à construire, si elles y parviennent, d’autres robots encore plus performants dans l’art de se battre afin de remplacer les soldats dans des tâches de plus en plus nombreuses. Le citoyen – si tant est qu’il ait son mot à dire – accepterait d’autant plus de payer pour ce genre de développement qu’il pourrait ainsi éviter d’envoyer ses propres enfants à la guerre.

L’instinct vital
«J’ignore combien de décennies cela prendra mais on finira par développer, pour des raisons d’efficacité, des drones ou d’autres machines autonomes qui, grâce à l’IA, pourront chercher, reconnaître et détruire leurs cibles toutes seules, prédit Alexandre Pouget. On leur donnera aussi un ‘instinct vital’, ce qui est techniquement faisable et donc inévitable. Si la machine attribue une valeur à sa propre ‘vie’, elle tiendra en effet plus longtemps sur le champ de bataille.»

La réalité ne semble en tout cas plus si loin de la science-fiction. En mai dernier, l’US Air Force a en effet annoncé avoir fait voler un jet contrôlé par une IA. Plus précisément, le pilote d’un F16 a momentanément passé les commandes à un système artificiel autonome. Comme dans le jeu de go, de telles IA pourraient apprendre au fur et à mesure des missions et s’engager dans des batailles aériennes entre intelligences artificielles.

Dans la même veine, l’entreprise européenne Destinus (fondée en 2021 à Payerne) a présenté cette année son projet de drone hypersonique (Destinus G, dépassant Mach 2), piloté par IA et armé de missiles air-air. La compagnie prévoit un développement de cinq ans pour mettre au point cet appareil.

«Je ne pense pas que les États pourront se mettre d’accord pour fixer des limites éthiques à ne pas dépasser dans ce domaine, estime Alexandre Pouget. Des discussions préliminaires ont certes eu lieu sur ce thème mais elles n’ont jamais rien donné. Par conséquent, une fois qu’une armée aura créé un système artificiel aux capacités cognitives remarquables, capable d’apprendre et de s’adapter aux conditions du terrain, de déjouer les plans de l’adversaire et de gagner sur des champs de bataille, les autres devront faire de même. Ce sera la course à l’échalote.»

Et ce qui a commencé comme une course à l’intelligence pourrait finir, comme c’est souvent le cas avec l’être humain, par une course à la bêtise, celle consistant à se détruire les uns les autres.

Les Chatbots se parlent déjà

Alexandre Pouget est tombé dans la marmite de l’intelligence artificielle (IA) en 1985. Il n’a que 19 ans quand il lit un article scientifique sur les réseaux de neurones artificiels et prend conscience que c’est dans ce domaine qu’il veut se lancer. Devenu neuroscientifique, il voit aujourd’hui les réseaux de neurones artificiels comme un outil de recherche mais aussi comme une véritable tentative de simuler le cerveau humain alors que ce n’était au départ qu’un système de calcul inspiré par le fonctionnement des cellules nerveuses. Explications.

Qu’est-ce que l’IA peut apporter à l’étude du cerveau?
On peut utiliser l’IA pour faire de l’analyse de données. Dans une étude qui doit encore être publiée, mon équipe et moi-même venons par exemple d’enregistrer simultanément l’activité de 250 aires cérébrales d’une souris en train de prendre une décision. Cela comprend l’intégralité de son cortex, mais aussi toutes les autres structures cérébrales impliquées dans la tâche effectuée par le rongeur. Cette expérience, très complexe et menée par une collaboration d’une vingtaine de laboratoires (l’International Brain Laboratory) que j’ai contribué à rassembler, a produit des térabytes (des milliers de milliards de bytes) de données. Pour traiter une telle quantité d’informations et nous aider à leur donner du sens, nous faisons appel au machine learning. D’un autre côté, on peut aussi exploiter l’IA pour simuler directement le cerveau – ou certaines de ses fonctions – dans le but de nous aider à élaborer et à tester des théories tentant d’expliquer ce qui se passe dans cet organe quand l’humain (ou la souris) prend une décision.

Donc l’IA peut être utilisée comme un modèle du cerveau?
Si l’on ne considère que le cortex, c’est-à-dire la couche supérieure du cerveau, avec toutes ses circonvolutions, nous constatons qu’il possède une structure modulaire. Une structure dont l’élément de base est une unité de quelques dizaines de millimètres de diamètre et de quelques millimètres de profondeur, appelée la colonne corticale. Elle se répète à l’identique sur toute la surface du système nerveux central. Du point de vue de l’évolution, ce qui change entre le cerveau d’une souris et celui d’un humain, c’est essentiellement le nombre de ces modules. Du point de vue informatique et de l’intelligence artificielle, c’est du pain béni.

Pourquoi?
Ces petites unités du cortex travaillent en parallèle. Chacune fait son calcul dans son coin avant de mettre les résultats en commun. Il se trouve que c’est ainsi que fonctionnent les GPU, ces processeurs graphiques qui ont été inventés pour les jeux vidéo (lire aussi l’article en page 18). Leur structure massivement parallèle permet de simuler certaines fonctions du cerveau.

Avez-vous un exemple de simulation du cerveau par une IA?
Dans une étude parue le 18 mars dernier dans la revue Nature Neuroscience, nous avons été les premiers à faire dialoguer deux IA génératives comme si deux aires du cerveau communiquaient entre elles. Nous avons d’abord entraîné un premier réseau de neurones artificiels (préentraîné à la compréhension du langage) de façon à ce qu’il simule l’aire dite de Wernicke, qui permet aux humains de percevoir et d’interpréter le langage. Nous l’avons ensuite entraîné à reproduire l’aire dite de Broca qui, sous l’influence de l’aire de Wernicke, se charge de la production et de l’articulation des mots. À l’aide de consignes en langage naturel en anglais, nous avons appris à ces IA des tâches très simples, comme pointer l’endroit sur une image où apparaît un stimulus ou indiquer entre deux stimuli lequel est le plus lumineux. Une fois ces tâches apprises, le réseau a été capable de les décrire et de les communiquer à un autre réseau – une copie du premier. Ce dernier les a bien comprises puisqu’il a réussi à les reproduire à son tour. Les réseaux que nous avons utilisés sont de taille très réduite. Rien n’empêche d’en développer, sur cette même base, de beaucoup plus complexes qui pourraient être intégrés à des robots ou des machines capables de nous comprendre mais aussi de se comprendre réciproquement.

Lorsqu’on aura développé des IA ayant acquis et même dépassé toutes les capacités cognitives humaines, est-ce que vos recherches sur le cerveau humain deviendront caduques?
Il existe deux raisons de faire des neuro­sciences. La première est médicale. L’idée consiste à comprendre le cerveau dans le but de le réparer, de soigner l’être humain. Moi, je ne suis pas médecin. Ce qui me passionne, c’est de comprendre l’intelligence en général, le libre arbitre, la conscience, le sentiment religieux. Si dans ce domaine, l’IA devait un jour dépasser le cerveau, ce ne serait pas un problème pour moi. Mais ce jour-là, je ne suis pas sûr que les neurosciences m’intéresseront encore.