Géopolitique
Un Monde ni plus stable, ni plus sûr, ni plus prospère
Vingt ans après la chute du mur de Berlin, l’héritage de la Guerre froide pèse encore lourdement sur les relations internationales. De l’Iran à Cuba, de l’Afrique au Moyen -Orient, les contours du nouvel ordre international tant espéré durant les années 1990 peinent en effet à se dessiner
La chute du mur de Berlin et l’effondrement du bloc soviétique ont souvent été perçus comme le vrai terme de la Seconde Guerre mondiale. Dans quelle mesure ces événements marquent-ils réellement une rupture?
Jussi Hanhimäki: Ce qui a changé, et c’est une évidence, c’est que l’URSS a disparu, laissant seul son vieil ennemi américain. Ces événements sont aussi capitaux pour l’Allemagne et pour l’Europe, qui ont retrouvé leur unité. Mais globalement, le monde n’est devenu ni plus stable, ni plus sûr, ni plus prospère. Certaines menaces ont certes disparu, mais d’autres les ont remplacées. Par ailleurs, il existe également de très nombreux éléments de continuité entre le monde de la Guerre froide et celui dans lequel nous vivons aujourd’hui.
Lesquels?
Tout d’abord, contrairement à ce que l’on pouvait espérer au début des années 1990, la démocratie ne s’est pas imposée partout. La Chine, la Corée du Nord ou Cuba sont toujours dirigés par des régimes autoritaires. Ensuite, parmi les nombreux conflits qui ont éclaté en Afrique, en Asie ou en Amérique latine depuis la disparition de l’URSS, nombreux sont ceux qui trouvent leurs racines dans l’opposition que se sont livrés l’Est et l’Ouest durant cinq décennies. Les belligérants que l’on a vu s’opposer depuis les années 1990 ont, dans la plupart des cas, été soutenus, organisés et armés par un des deux «Grands» dans le contexte de la Guerre froide. Et ces forces n’ont pas disparu avec la fin du monde bipolaire. Au contraire: lorsque l’emprise des superpuissances est devenue moins forte, les conflits internes qui avaient longtemps été mis entre parenthèses ont ressurgi, parfois avec une très grande violence, comme par exemple au Rwanda et en Somalie.
Peut-on faire la même analyse au sujet de la guerre du Golfe?
Cette guerre constitue un moment charnière. Elle peut être vue à la fois comme le dernier conflit du monde bipolaire et le premier du monde globalisé.
Pouvez-vous préciser?
Lorsque le bloc soviétique s’est effondré, le monde occidental, et en particulier les Etats-Unis, s’est retrouvé face à un défi écrasant, celui de faire quelque chose de cette victoire. En d’autres termes, c’est à l’administration de George Bush père qu’il revenait de régler tous les problèmes de la planète et d’esquisser les contours d’un nouvel ordre mondial fondé sur le respect du droit international et la sécurité collective. L’offensive pour libérer le Koweït s’inscrivait dans cette logique, mais les choses n’ont pas tourné comme prévu.
Pourquoi?
D’abord parce que la tâche était impossible à mener à bien pour une nation, si puissante fût-elle. En termes d’investissements, les Etats-Unis n’avaient tout simplement pas les moyens d’une telle politique. Ensuite, parce que les attentats du 11 septembre 2001 ont complètement changé la donne. Le Moyen-Orient, où les Américains étaient déjà présents notamment au travers du conflit israélo-palestinien, est devenu l’enjeu central d’une politique étrangère américaine désormais gouvernée par l’idée du choc de civilisations. Dès lors, le gouvernement de George Bush fils s’est en effet donné beaucoup de mal pour accréditer l’idée que la lutte contre le terrorisme avait à nouveau coupé le monde en deux. La raison en est simple: pour envoyer 500 000 soldats américains au Moyen-Orient, il fallait trouver un motif assez solide et donc parvenir à persuader l’opinion que les «Etats-voyous» constituaient une réelle menace pour la sécurité américaine.
On peut donc également analyser la montée de l’islamisme radical comme une conséquence de la Guerre froide?
Il existe en effet des liens. La création de la République islamique d’Iran, en 1979, visait à renverser un régime soutenu à bout de bras depuis deux décennies par les Américains. Elle a triomphé. Au même moment, les troupes soviétiques entraient en Afghanistan pour commencer une guerre qui allait tourner au désastre. Ces deux victoires ont sonné comme un puissant appel pour l’islamisme radical. Et puis, il ne faut pas oublier non plus que c’est dans l’idée de contrer les Soviétiques en Afghanistan que les Américains ont choisi de soutenir – indirectement – des personnalités comme Ben Laden.
Pour revenir à l’Iran. Quelle lecture faites-vous de la crise qui s’est nouée autour du programme nucléaire mené par le gouvernement du président Ahmadinejad?
Aujourd’hui, on parle beaucoup de la menace que représente le programme nucléaire iranien. On dit qu’il faut y mettre fin sinon l’Iran va faire sauter le monde. Et ce, quitte à employer la force. Mais on ne réglera jamais ce problème si on se contente de dire que l’Iran doit arrêter. Si le gouvernement iranien arrête maintenant, c’est une humiliation complète pour le pays et la fin de la carrière politique d’Ahmadinejad.
Que suggérez-vous?
Pour résoudre le problème, il faut commencer par réfléchir aux raisons qui font que l’Iran est si fortement opposé au monde occidental. En partant de ce type de questions, il y a peut-être un moyen d’ouvrir le dialogue. Un dialogue qui ne soit pas focalisé sur les questions nucléaires, mais qui soit réellement ouvert. Si les Etats-Unis continuent à isoler le pays, cela ne fera que faciliter la tâche du pouvoir en place, comme le montre l’exemple de Cuba depuis soixante ans. Enfin, lorsqu’on aborde cette question, il est aussi bon de rappeler que les Américains ont été les premiers à soutenir le programme nucléaire iranien dans les années 1970, alors que ce pays constituait un allié essentiel des Etats-Unis et d’Israël dans la région.
Comment expliquez-vous le fait que la Chine, l’autre grand pays communiste, n’ait pas été emportée dans la tourmente soulevée par la chute du «rideau de fer»?
La différence principale est que, contrairement à l’URSS, la Chine communiste n’a jamais manifesté d’ambitions impérialistes en dehors de sa zone d’influence traditionnelle. Si bien que dès les premières mesures d’ouverture économique, l’administration américaine s’est mise à traiter la Chine comme un partenaire stratégique et non comme un ennemi. Résultat: pendant que les deux grands épuisaient leurs forces à courir derrière l’équilibre de la terreur, la Chine a pu grandir à l’ombre de la Guerre froide et rattraper une grande partie de son retard économique pour devenir un acteur majeur sur la scène mondiale. Et ce, à un moment qui paraît idéal.
Dans quelle mesure?
Après une longue période de décolonisation, de nombreux pays africains ou d’Amérique latine connaissent depuis quelques années un développement rapide qui exige d’importants investissements extérieurs. Or, l’intervention des pays occidentaux (France, Etats-Unis, Grande-Bretagne), caractérisée par la volonté de tirer profit des conflits internes pour s’assurer des bénéfices maximaux, n’a pas laissé partout de bons souvenirs. Ce qui laisse le champ libre à des puissances comme la Chine ou l’Inde.
Avec vingt ans de recul, le regard que portent les historiens sur l’époque de la Guerre froide a-t-il évolué?
La question qui fait débat actuellement concerne la place de l’idéologie comme force antagoniste entre les deux blocs. Durant la Guerre froide, on considérait ce conflit essentiellement comme une lutte pragmatique pour le pouvoir. Aujourd’hui, on s’aperçoit que ce n’est vrai que partiellement et que c’est essentiellement sur des bases idéologiques que ce conflit s’est globalisé. Il est, par exemple, absolument impossible de comprendre l’évolution de la situation à Cuba depuis plus de cinquante ans si on ne prend pas en compte ce type d’éléments. Par ailleurs, on a sans doute exagéré l’importance de certains événements emblématiques comme la crise des missiles. Avec la distance, il apparaît que ces moments de tension extrême n’ont pas eu d’impact durable dans l’histoire. En revanche, les développements structurels qui se sont mis en place dans le cadre de la lutte entre les deux «Grands» restent très importants pour comprendre le monde d’aujourd’hui.
Pouvez-vous en donner un exemple?
C’est particulièrement frappant dans les pays qui ont été décolonisés dans les années 1960-1970. Plutôt que d’accéder à une réelle indépendance, la plupart de ces Etats ont été instrumentalisés dans la lutte à laquelle se livraient Américains et Soviétiques, chaque camp s’efforçant de soutenir idéologiquement, économiquement et militairement sa propre faction. Et c’est bien dans les crises qui se sont jouées à cette époque qu’il faut chercher l’origine de la plupart des conflits qui se sont déclenchés depuis que le monde n’est plus coupé en deux.
Faits marquants
19 août 1989 > En Pologne, Tadeusz Mazowiecki devient le premier chef de gouvernement non communiste en Europe de l’Est depuis la fin de la Seconde
Guerre mondiale. |