Perspectives
Crotone, nouvelle terre promise des archéologues genevois
Longtemps oubliée par les chercheurs, la cité calabraise de Crotone abrite de très nombreux vestiges de l’époque grecque. Un patrimoine dont l’exposition présentée cet automne à Uni Dufour par Lorenz Baumer, professeur ordinaire au Département des sciences de l’Antiquité, donne un avant-goût
Lorenz Baumer: Crotone est aujourd’hui une petite ville de 60 000 habitants qui ressemble à n’importe quelle autre cité de la région. Mais cela n’a pas toujours été le cas. Le site est en effet peuplé depuis le Néolithique et, au XIXe siècle, la plupart des grandes familles romaines y possédaient encore un palais. La cité a connu son apogée à l’époque grecque, entre le VIe et le Ve siècle avant J.-C. C’était alors une des villes les plus importantes du monde grec.
Pourquoi?
Crotone constituait une étape importante dans les circuits commerciaux qui reliaient durant l’Antiquité la Grèce et l’Italie, comme en attestent les nombreuses épaves qui gisent le long de ses côtes. Crotone a également abrité plusieurs personnages célèbres: le général Milon, qui a fait l’objet de maintes représentations picturales ou statuaires à l’époque moderne, mais aussi Pythagore, qui avait établi dans cette ville son école philosophique. La cité était également réputée pour la qualité de ses athlètes, ainsi que pour la grande beauté de ses femmes qui, selon certains auteurs, était sans égale.
Que reste-t-il de cette grandeur?
Le nom de Crotone a longtemps été oublié par les archéologues. Si bien qu’aujourd’hui la ville moderne recouvre presque totalement la cité antique. A l’exception d’un quartier, qui n’a pas encore été étudié, il ne reste donc plus de vestiges apparents dans cette zone. L’arrière-pays abrite en revanche un certain nombre de sites encore visibles ou facilement accessibles. Parmi ceux-ci figurent plusieurs sanctuaires, dont un, celui de Vigna Nuova, est unique.
Dans quelle mesure?
Le fait que des menottes et des morceaux de chaînes y ont été retrouvés laisse penser que ce sanctuaire était consacré aux prisonniers de guerre libérés. Si cette interprétation se confirme, il s’agirait d’une première sur le plan archéologique. Un de nos objectifs est donc de procéder, dès l’an prochain, à une prospection afin d’identifier l’ensemble du site.
Comment en êtes-vous arrivé à vous intéresser à cette région?
La collaboration avec Crotone a commencé avec la stèle d’Héra qui est présentée à Uni Dufour. Des collègues m’ont montré une reproduction de cette pièce lors d’un séjour à Rome. Ils pensaient qu’il s’agissait d’une stèle funéraire, interprétation que j’ai contestée. On m’a alors proposé de venir juger sur pièce et j’ai ainsi pu déterminer qu’il s’agissait d’une stèle cultuelle dont il n’existe qu’un autre exemple similaire au monde. En arrivant sur place, le responsable de la surintendance locale m’a présenté quantité d’autres pièces. J’ai eu l’impression de me retrouver dans une caverne d’Ali Baba. J’ai alors compris l’importance de cette région, dont je connaissais à peine le nom jusqu’alors. Depuis, notre collaboration n’a cessé de se développer.
D’où proviennent les pièces présentées dans le cadre de l’exposition à Uni Dufour?
Elles ont été retrouvées par le responsable local du Ministère des biens archéologiques au cours de fouilles de sauvetage effectuées dans la ville moderne à l’occasion de travaux d’aménagement ou de construction. Ce sont des œuvres d’art d’une qualité exceptionnelle et qui sont souvent uniques de par la finesse de leur facture ou leur rareté.
Quelles conséquences aurait le fait de pouvoir travailler sur le long terme à Crotone pour vos étudiants?
Les stages de fouilles archéologiques font partie du champ d’étude. Or, si l’Université reste partenaire des fouilles suisses en Grèce, elle n’est plus présente en Italie depuis la fin des travaux du professeur Descœudres à Pompéi. Une présence à Crotone permettrait d’y remédier. Par ailleurs, le premier mémoire traitant de Crotone vient d’être soumis. Une thèse sur les sculptures en pierre en Grande Grèce, qui parle notamment des sculptures de Crotone, dont de nombreux exemplaires n’ont jamais été publiés, est également en préparation. Et je dispose encore de matériel pour au moins quatre ou cinq sujets de thèse ou de mémoire.
La région est-elle susceptible d’intéresser des spécialistes d’autres disciplines?
Certainement. Le site de Cerenzia, par exemple, situé à une quarantaine de kilomètres de Crotone, a été continuellement habité entre le Néolithique et le XIXe siècle. Il présente donc un intérêt évident du point de vue historique. Cette région, où la mer voisine avec des montagnes qui culminent à 1800 mètres d’altitude, constitue également un laboratoire idéal pour tout ce qui touche aux recherches sur les écosystèmes. Les questions qui restent à résoudre sont par ailleurs trop complexes pour être abordées par une seule spécialité. Genève, et c’est l’avantage d’une université réellement généraliste, dispose heureusement de toutes les compétences nécessaires. A nous maintenant de susciter l’intérêt de nos collègues.
Propos recueillis par Vincent Monnet
«Ô dieux de Crotone! » exposition de photographies archéologiques, Uni Dufour, 1er octobre-22 décembre 2010.