Campus n°102

Chimie

Le monde prolifique des terres rares

L’étude des dix-sept éléments chimiques qui composent les terres rares est une tradition à l’Université de Genève. La demande pour cette matière première a explosé ces quinze dernières années

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Les terres rares sont actuellement au centre de dissensions économiques et politiques entre la Chine, principal fournisseur qui souhaite réduire ses exportations, et le reste du monde qui en consomme de plus en plus. Le Japon a subi l’année dernière un arrêt de son approvisionnement juste au moment d’une brouille territoriale avec son puissant voisin. Devant la menace d’une cessation unilatérale des échanges, les Etats-Unis comme d’autres pays songent à rouvrir leurs anciennes mines tandis que les Européens préconisent d’intensifier le recyclage de ces matériaux. C’est l’occasion de faire le point sur ces éléments chimiques qui représentent un sujet de recherche traditionnel à Genève depuis 170 ans. Entretien avec Claude Piguet, professeur au Département de chimie minérale, analytique et appliquée.

Campus: Les terres rares, c’est quoi au juste?

Claude Piguet: Il s’agit d’un ensemble de 17 éléments du tableau périodique. Quinze d’entre eux, les lanthanoïdes*, sont situés entre les numéros atomiques 57 et 71, c’est-à-dire entre le lanthane (57La) et le lutécium (71Lu). Tous ces éléments correspondent au remplissage progressif de la couche électronique appelée 4f, une couche qui peut accueillir 14 électrons au maximum. Les deux dernières terres rares sont le scandium (21Sc) et l’yttrium (39Y), qui se trouvent dans la même colonne que le lanthane et dont les propriétés chimiques sont très similaires.

Ces éléments sont-ils aussi rares que le laisse supposer leur nom?

Non, leur abondance dans la croûte terrestre est même supérieure à celle de l’or ou du platine (mis à part le prométhium qui ne possède pas d’isotope stable et que l’on ne trouve que sous forme de traces). En revanche, leur distribution n’est pas uniforme. On en trouve un peu au nord de l’Europe, en Suède notamment où ils ont été découverts en 1787. Il y en a également dans des dépôts de sable en Inde, en Australie et au Brésil. L’Afrique du Sud possède quelques veines importantes. Les Etats-Unis ont ouvert une mine importante à Mountain Pass en Californie dans le milieu des années 1960 mais c’est surtout dans différentes localités en Chine que sont exploitées les terres rares aujourd’hui. En réalité, c’est la relative rareté de minerais exploitables dans le monde qui a donné leur nom à ces éléments. Et aussi le fait qu’ils sont très difficiles à séparer les uns des autres. On les trouve en effet toujours mélangés dans le même minerai. Comme ils ont tous des propriétés chimiques très semblables, il est très laborieux de les isoler. Aujourd’hui encore, c’est une opération de haute technologie.

Comment cela se fait-il qu’autant d’éléments aient tous les mêmes propriétés chimiques?

Cela vient justement du fait que ces éléments remplissent leur couche électronique 4f. Comme nous l’enseigne la physique quantique, c’est quasiment la seule couche (de valence) qui ne participe pas aux liaisons chimiques. Elle est en effet très interne, protégée du monde extérieur par les électrons des couches 5s, 5p et 6s qui les recouvrent et qui sont déjà pleines. Il faut savoir que la chimie est la science des couches externes ouvertes. Pour les lanthanides**, les couches externes sont fermées. Ils se comportent dès lors comme des cations, c’est-à-dire des ions chargés positivement, car ils perdent facilement deux ou trois électrons (internes toujours). En d’autres termes, ils se «collent» à des composés ayant une charge opposée, sans presque jamais établir de véritable liaison chimique impliquant le partage d’électrons entre deux atomes.

L’exploitation de ces terres rares est-elle polluante?

L’extraction en elle-même non, mais la séparation des différents éléments oui. Cette opération se fait essentiellement à l’aide de la chromatographie. Le processus utilise différents acides organiques selon les méthodes. Ces substances toxiques peuvent être rejetées dans l’environnement si l’on ne prend pas les bonnes mesures de sécurité. D’autant plus que les quantités mises en œuvre sont importantes, le processus très long et gourmand en énergie.

Pourquoi la Chine monopolise-t-elle le marché mondial des terres rares?

L’exploitation des terres rares est très délicate et coûte cher. C’est logiquement dans le pays où les ouvriers sont les moins payés et où les conditions de travail sont les moins sécurisées que ces opérations se sont révélées les plus rentables. Du coup, les autres pays ont alors petit à petit fermé leurs propres mines. A l’heure actuelle, la Chine assure 97% de la production de terres rares mais son sous-sol ne renferme, selon les estimations, que 30% des réserves mondiales. Il y a quinze ans, pourtant, ce pays était quasiment absent du marché.

Que s’est-il passé?

Il y a quinze ans, la Chine a lancé un vaste projet prévoyant que chaque université du pays développe au moins une unité de recherche sur les terres rares. C’était une manière de valoriser son sous-sol à une époque où la demande mondiale pour ces éléments n’était pas très importante. Les chercheurs ont ainsi exploré toutes sortes d’applications possibles nécessitant des terres rares en grande quantité mais pas nécessairement très pures, comme le polissage de lentilles ou encore la tannerie. La Chine exporte en effet des produits qui sont encore passablement mélangés. Cela peut suffire pour certaines utilisations, mais pour d’autres, comme la recherche fondamentale, il faut une pureté de 99,99%. Pour l’instant, les dernières phases de séparation sont souvent réalisées dans les pays occidentaux par des compagnies chimiques de pointe.

En quinze ans, la demande en terres rares a explosé. Pourquoi?

Il y a eu deux révolutions dans ce domaine cette dernière décennie. La première est l’utilisation du gadolinium (64Gd) comme agent de contraste dans l’imagerie par résonance magnétique nucléaire. C’est devenu un énorme marché car environ 80% des analyses réalisées aujourd’hui avec ces scanners le sont actuellement après injection d’un agent de contraste à base de gadolinium. Ce dernier est le meilleur élément connu pour cela. Cependant, il en faut beaucoup pour chaque injection et il doit être très pur.

Le gadolinium n’est-il pas toxique?

Il est mortel pour le corps humain, même à faibles doses car il prend la place du calcium qui est un élément vital, notamment dans le fonctionnement du système nerveux. C’est pourquoi le gadolinium est «enveloppé» dans une molécule chimique qui l’empêche de se faire passer pour du calcium. Cette manipulation relève de l’art car tout en le neutralisant, elle doit laisser l’atome entrer en contact avec les molécules d’eau sur lesquelles il agit de manière à augmenter le contraste des images prises par IRM.

Quelle est la seconde révolution?

Dans le même temps, les terres rares ont commencé à entrer dans la fabrication de certaines armes, plus particulièrement dans le développement d’aciers plus durs ce qui est utile pour augmenter le pouvoir de perforation et de fragmentation des obus. Ces éléments ont alors été considérés par les gouvernements, dont la Chine probablement, comme du matériel stratégique. D’où les tensions actuelles autour des terres rares, chacun campant sur ses réserves et préférant utiliser celles des autres.

Existe-t-il d’autres applications pour les terres rares?

Il y en a beaucoup. Les terres rares entrent dans la composition de certaines céramiques supraconductrices à haute température utilisées pour la génération, entre autres, de forts champs magnétiques. Les alliages à base de samarium (62Sm) ou de néodyme (60Nd) permettent de fabriquer des aimants puissants et donc des haut-parleurs miniaturisés pour les téléphones portables, les baladeurs divers, etc. Certains lanthanides jouent aussi un rôle important dans la transformation des hydrocarbures en sous-produits servant à confectionner des biens aussi divers que des vêtements ou de l’essence. L’oxyde de cérium (58Ce), déposé sur des mousses de platine, est utilisé dans les catalyseurs de voiture pour transformer respectivement le monoxyde de carbone et les oxydes d’azote, très nocifs, en CO2 et en N2. Comme elles possèdent une grande surface de capture neutronique, les terres rares sont aussi exploitées comme modérateurs à neutrons dans les centrales nucléaires. Enfin, si les terres rares ont des propriétés chimiques similaires et assez élémentaires, ce n’est pas du tout le cas pour leurs propriétés optiques qui sont exceptionnelles.

Comment cela?

Les lanthanides peuvent produire des lumières aux couleurs très propres. Ces éléments étaient d’ailleurs utilisés dans les tubes cathodiques des anciennes télévisions. Le terbium (65Tb) pour le vert, l’europium (63Eu), pour le rouge et le thulium (69Tm) pour le bleu. Le néodyme est aussi très prisé pour la fabrication de lasers. On peut noter également les ampoules fluorescentes à basse énergie qui envahissent le marché depuis quelques années et dont l’intérieur est recouvert d’une couche de terres rares qui émet la couleur blanche. Et je ne parle même pas de la recherche scientifique.

Parlons-en, au contraire. Vous occupez la chaire dite «des éléments f». Cela signifie que l’étude des terres rares est une tradition à l’Université de Genève?

Il existe en effet à Genève une tradition de recherche sur les terres rares. Elle a commencé avec Jean-Charles Galissard de Marignac (1817-1894), qui a découvert deux lanthanides, le gadolinium et l’ytterbium (lire en pages 32-33). Plus tard est arrivé un chimiste très important à Genève, Christian Klixbüll Jørgensen (1931-2001), mon prédécesseur à cette chaire des «éléments f». Il a réalisé des prédictions théoriques très importantes pour l’utilisation des terres rares dans le développement de lasers.

Vous-même occupez ce poste en 1999. Sur quoi portent vos recherches?

Mes recherches sont de nature très fondamentale. En général, je me lance dans des expériences après qu’un très grand spécialiste eut affirmé qu’un tel phénomène ou une telle avancée est rigoureusement impossible. Je m’applique alors à lui donner tort. Il existe par exemple cette affirmation en physique – très juste par ailleurs – que les charges électriques identiques se repoussent tandis que les opposées s’attirent. En chimie, on a toutefois tendance à extrapoler cette vérité un peu trop vite. On prétend ainsi que des constructions moléculaires contenant trop de cations (atome ou groupe d’atomes chargé positivement) deviennent forcément instables parce que les charges positives, se repoussant les unes les autres, finissent par provoquer la fission de la molécule (fission ionique de Taylor). Il se trouve que les lanthanides se prêtent parfaitement pour tester cette théorie car ils sont naturellement très chargés positivement (en général ils perdent trois électrons). On m’a prévenu que je ne pourrais pas en rassembler plus de deux dans la même structure supramoléculaire. En fin de compte, j’ai réussi à en mettre quatre et à obtenir ainsi des objets chargés 12+. Et plus il y a de lanthanides, plus les structures sont stables.

Comment est-ce possible?

Il se trouve que la chimie ne se déroule pas dans des conditions de vide, auxquels sont habitués les physiciens, mais dans un milieu condensé, généralement un solvant. Il suffit que ce dernier contienne des molécules polaires pour que celles-ci s’orientent naturellement et tournent leur partie négative vers le «sac à lanthanides» de manière à neutraliser la surcharge positive et à stabiliser l’ensemble. C’est ce qu’on appelle l’énergie de solvatation qui, dans ce cas, s’oppose à l’énergie de Coulomb.

Vous travaillez aussi sur des cristaux liquides comme ceux qui constituent les écrans plats actuels. Est-ce aussi parce qu’on pensait qu’il était impossible d’en fabriquer à partir de lanthanides?

Il était en effet largement convenu que les lanthanides, aux propriétés optiques pourtant exceptionnelles, ne pourraient jamais servir à cet usage. Ils sont trop gros, alors qu’il faut des cristaux en forme de bâtonnets, et sont chargés électriquement, ce qui n’est jamais bon pour ce genre d’application. Il n’en fallait pas plus pour me motiver. J’ai alors conçu des bâtonnets un peu différents dans leur forme et pas très conventionnels mais qui fonctionnent. Cela nous a pris du temps, mais nous y sommes arrivés. Les premiers cristaux liquides cubiques contenant des lanthanides ont été conçus en 2005. Nous avons ensuite perfectionné le système et nous avons aujourd’hui des cristaux liquides très fluides, c’est-à-dire qui s’orientent très vite. C’est une condition nécessaire pour leur éventuelle utilisation dans des écrans plats.

Quel autre axe de recherche suivez-vous?

Il existe un phénomène optique très particulier qui s’appelle l’up-conversion. Cet effet permet de diminuer la longueur d’onde d’une lumière incidente grâce aux propriétés quantiques de certains atomes, dont les lanthanides, intégrés dans une matrice inorganique, comme du sel (NaCl). L’up-conversion est notamment utilisée pour transformer la lumière infrarouge émise par le soleil en lumière visible. Cette dernière peut alors être captée par les cellules photovoltaïques, ce qui augmente leur rendement. En revanche, selon un spécialiste, les lanthanides placés dans des molécules organiques perdraient cette faculté en raison des vibrations moléculaires trop importantes dues à la chaleur. Contre toute attente, mon groupe, en étroite collaboration avec celui d’Andreas Hauser, professeur au Département de chimie physique et spécialiste en spectroscopie optique, vient de produire la première molécule organique contenant un lanthanide capable de transformer de l’infrarouge proche en une magnifique lumière verte. En fait, les spécialistes n’ont pas bien étudié les équations décrivant le phénomène et n’ont pas remarqué que certains termes peuvent être modifiés grâce à des manipulations chimiques.

A quoi peut bien servir l’up-conversion organique, puisqu’il existe déjà des dispositifs similaires en version inorganique?

C’est vrai, et en plus mes molécules sont difficiles à fabriquer et présentent un rendement très limité. Mais c’est une preuve de principe. Cette technique pourrait par ailleurs s’avérer intéressante pour d’autres domaines comme la microscopie en biologie. Les tissus vivants sont en effet transparents pour le proche infrarouge mais opaque à la lumière visible, ce qui rend l’intérieur des cellules inaccessible à la microscopie optique. On peut donc imaginer injecter dans des cellules ces molécules spéciales à base de lanthanides et les exposer avec une lumière rouge qui traverse les membranes. On pourrait ensuite étudier leur distribution grâce à la couleur verte qu’ils réémettraient et qui serait parfaitement visible au microscope optique.

*Les lanthanoïdes sont le lanthane (57La), le cérium (58Ce), le praséodyme (59Pr), le néodyme (60Nd), le prométhéum (61Pm), le samarium (62Sm), l’europium (63Eu), le gadolinium (64Gd), le terbium (65Tb), le dysprosium (66Dy), le holmium (67Ho), l’erbium (68Er), le thulium (69Tm), l’ytterbium (70Yb) et le lutécium (71Lu).

**Les lanthanides sont les lanthanoïdes à l’exception du lanthane.