Campus n°102

Education

L’intelligence cachée des élèves en difficulté

Deux chercheurs en éducation spéciale ont mis au point des tests d’apprentissage destinés aux élèves connaissant des déficiences intellectuelles ou des difficultés scolaires. Leurs résultats montrent que le potentiel de près d’un tiers d’entre eux est sous-estimé par les tests traditionnels

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Depuis 2005, la lutte contre l’échec scolaire et l’intégration des personnes handicapées figurent parmi les priorités du Département de l’instruction publique (DIP). Ces objectifs pourront cependant difficilement être atteints sans un changement en profondeur des méthodes d’évaluation et d’intervention auprès des élèves connaissant des difficultés scolaires ou souffrant de déficience intellectuelle. Comme le montre le récent ouvrage de Marco Hessels et Christine Hessels-Schlatter, respectivement maître d’enseignement et de recherche et chargée d’enseignement en éducation spéciale au sein de la Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation, les pratiques actuelles, basées pour l’essentiel sur le calcul du quotient intellectuel (QI), tendent à sous-estimer le potentiel d’apprentissage de ce type de population. Conséquence: les attentes sont faibles et les résultats aussi.

inverser la tendance

Pour inverser la tendance, les deux chercheurs genevois ont élaboré trois tests d’apprentissage qui mettent l’accent sur ce que l’élève peut encore apprendre plutôt que sur les connaissances qui lui font défaut. Ces nouveaux outils permettent également de mettre en place des interventions mieux ciblées et plus efficaces. «Aujourd’hui, la référence au QI reste quasiment obligatoire pour publier dans les revues les plus prestigieuses, même si c’est pour critiquer cette approche, explique Marco Hessels. De la même manière, c’est sur ce type d’évaluation que se base toujours l’Assurance-invalidité pour distinguer les enfants scolarisables de ceux qui sont considérés comme «éducables sur un plan pratique», pour reprendre les termes utilisés par l’institution. Or, on sait depuis les années 1960 au moins que cette approche pose des problèmes pour l’évaluation des élèves en difficulté.»

Comme le soulignent les deux auteurs, les tests d’intelligence les plus utilisés actuellement sont basés sur des connaissances et des habitudes scolaires. Ils sont donc par définition peu appropriés pour évaluer des personnes qui se trouvent confrontées à des difficultés sur les bancs de l’école. Par ailleurs, cette méthode présuppose que tout le monde a eu les mêmes chances d’apprendre et a été exposé au même type d’apprentissage, alors que dans la réalité les disparités peuvent être importantes. Et c’est particulièrement vrai pour les enfants de conditions socio-économiques défavorisées ou présentant des déficiences intellectuelles,

Les méthodes basées sur le QI ont en outre l’immense inconvénient de n’apporter aucune information sur ce que l’élève concerné pourrait apprendre et donc sur sa marge de progression. D’où une tendance à adapter les enseignements qui lui sont destinés vers le bas. «Dans la littérature scientifique, on parle de prophétie autoréalisatrice à propos de ce type de situation, explique Christine Hessels-Schlatter. Le processus est le suivant: la personne qui se trouve confrontée à un élève ayant obtenu un résultat très faible lors d’un test d’intelligence en déduit que ce dernier ne dispose que de très peu de capacités d’apprentissage. Logiquement, elle va donc lui proposer un enseignement qui semble adapté à ces faibles moyens et l’élève n’aura aucune opportunité de progresser, comme le test l’avait prédit.»

briser le cercle pernicieux

Les différentes études menées par Marco et Christine Hessels montrent pourtant qu’il est possible d’échapper à ce cercle pernicieux en recourant à des méthodes d’évaluation évitant des connaissances de type scolaire, ainsi que les biais dus à un manque de connaissances procédurales, de compréhension des attentes ou de langage. C’est précisément l’objectif des trois tests dynamiques mis au point par les deux chercheurs qui sont présentés dans l’ouvrage (lire ci-dessous). Des tests dont le but n’est pas d’évaluer ce que l’élève sait ou ne sait pas, mais ce qu’il peut apprendre. Pour ce faire, ces méthodes privilégient les exercices de raisonnement non verbal. «On enseigne par exemple les processus nécessaires pour résoudre une analogie: il s’agit de découvrir les relations unissant trois images et de les appliquer afin de trouver la quatrième qui complète l’ensemble, explique Marco Hessels. Beaucoup d’élèves disposent des capacités de raisonnement nécessaires, mais n’ont jamais appris à les utiliser dans de telles conditions. Avec ce type de mise en situation, on parvient à mesurer effectivement l’intelligence définie comme la capacité d’apprendre et non plus comme un savoir acquis.»

Simple en apparence, le dispositif demande davantage d’encadrement que les approches traditionnelles, même s’il n’est pas forcément plus long à mettre en place. Il a par ailleurs une valeur prédictive nettement supérieure et favorise donc une prise en charge mieux ciblée en classe spéciale ou en institution. «Un élève peut avoir de la difficulté à comparer des éléments, mais pas à en tirer la déduction attendue, précise Marco Hessels. Grâce aux outils que nous avons développés, ainsi qu’à une analyse des processus d’apprentissage, on peut travailler plus finement sur ce genre de situation, fixer des priorités et intervenir précisément sur ces problèmes.»

Mais le grand intérêt de ces nouveaux outils réside surtout dans le fait qu’ils donnent une image beaucoup plus contrastée des élèves en difficulté et en particulier des enfants souffrant de déficiences intellectuelles sévères comme la trisomie 21 ou l’autisme.

Selon les résultats obtenus par les deux chercheurs, le potentiel de près de 30% des individus est ainsi sous-estimé par les tests traditionnels. «Nos travaux confirment que les personnes souffrant de trisomie 21, par exemple, disposent de capacités d’apprentissage très variables, commente Christine Hessels-Schlatter. Certaines sont effectivement très limitées et ne peuvent espérer accéder à la lecture ou à l’écriture. Pour d’autres cependant, c’est tout à fait envisageable, à condition d’exploiter correctement ce potentiel. En Angleterre, où ces personnes sont intégrées d’office à l’école régulière, 25% d’entre elles sont susceptibles d’atteindre un niveau de lecture équivalent à celui d’un élève de 6e primaire, tandis que la moitié parvient à un niveau de 2e à 3e primaire. On en est encore loin à Genève, où de tels cas se comptent encore sur les doigts de la main.»

Vincent Monnet

Mieux tester pour mieux progresser

TAPA: Conçu par Christine Hessels-Schlatter et Fredi Büchel (aujourd’hui professeur honoraire au sein de la Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation), le Test d’apprentissage de la pensée analogique est destiné à des personnes présentant une déficience intellectuelle modérée à sévère (c’est-à-dire dont le QI est inférieur à 50-55, la moyenne étant de 100). Visant à évaluer les capacités d’apprentissage en matière de raisonnement analogique, il permet de repérer les individus qui sont susceptibles de profiter d’une intervention cognitive ou d’un enseignement académique poussés. Le test est composé de trois parties: une phase préparatoire permettant une bonne compréhension des tâches demandées, une phase d’apprentissage durant laquelle le candidat est assisté et une phase de test à proprement parler.

HART: Développé par Marco Hessels, le Hessels Analogical Reasoning Test vise à estimer la capacité d’apprentissage d’élèves de 5 à 18 ans sans difficultés particulières ou avec des difficultés et/ou une déficience intellectuelle légère. Il peut être appliqué de manière individuelle ou en groupe et requiert trente à quarante-cinq minutes selon le niveau de l’élève. Une version informatisée du test est à l’étude. Le HART est centré sur des tâches non scolaires faisant appel au raisonnement analogique et comprend une phase d’entraînement suivie d’une phase de test.

LEM: Mis au point aux Pays-Bas par Marco Hessels et également adapté pour la Suisse romande, le Leertest voor Etnische Minderheden a été élaboré pour évaluer les capacités des enfants issus de minorités ethniques âgés de 5 à 8 ans. Il vise non seulement à obtenir une estimation précise des compétences cognitives générales de ces enfants, mais également une meilleure prédiction de la réussite scolaire future. Précédé par une phase préparatoire basée sur des consignes non verbales, le test consiste à résoudre une série de tâches impliquant le raisonnement (classifications, séries de nombres et analogies figuratives), la mémoire verbale et la mémoire associative.

Evaluation et intervention auprès d’élèves en difficultés, par Marco G.P. Hessels et Christine Hessels-Schlatter, (éd.) Peter Lang, 206 p.