Campus n°102

Etudes internationales

La nation tibétaine à la croisée des chemins

Né dans l’exil il y a un demi-siècle, le mouvement nationaliste tibétain se trouve aujourd’hui confronté à un défi de taille: assurer la succession du dalaï-lama au moment même où, selon une thèse qui vient d’être primée, les perspectives de résolution de la «question tibétaine» paraissent de plus en plus sombres

La cause tibétaine survivra-t-elle à l’inéluctable disparition du dalaï-lama? Alors qu’à 75 ans, Tenzin Gyatso vient d’annoncer une nouvelle fois sa volonté de réduire ses activités politiques, l’enquête menée par Anne-Sophie Bentz dans une quinzaine de camps de réfugiés situés en Inde permet d’en douter. Distingué par le Prix Pierre du Bois 2010, qui récompense la meilleure thèse annuelle en histoire et politique internationales de l’Institut de hautes études internationales et du développement, ce travail met en effet en évidence, d’une part, les liens très forts qui unissent le dalaï-lama et le mouvement nationaliste et, de l’autre, une érosion déjà perceptible de l’engagement politique au sein de la diaspora.

Une naissance tardive

Comme le montre Anne-Sophie Bentz dans les premières pages de son ouvrage, il est difficile d’affirmer ou d’infirmer l’existence du Tibet en tant que nation avant le milieu du XXe siècle. Les frontières de ce que l’on pourrait appeler «l’espace tibétain» restent en effet longtemps mouvantes. Dans cette région dominée par des seigneurs locaux, on peine également à trouver trace d’un Etat centralisé. Signe révélateur, il n’existe par ailleurs aucun mot équivalent au concept de nation tel qu’il est entendu en Occident dans la langue tibétaine. Quant aux relations que la Chine entretient avec cette région isolée, les sources restent lacunaires. Les deux parties se trouvent-elles dans un rapport d’égalité ou de vassalité? «Il n’y a pas vraiment d’éléments qui permettent de trancher en faveur de l’une ou l’autre option», conclut Anne-Sophie Bentz.

Ce qui est certain, en revanche, c’est que l’entrée des troupes chinoises à Lhassa puis la fuite du dalaï-lama en mars 1959 changent radicalement les termes de l’équation. Pour le gouvernement en exil qui s’installe à Dharamsala, l’affirmation des spécificités de la nation tibétaine fait figure de priorité absolue. C’est indispensable pour pouvoir prétendre au soutien de la communauté internationale. Mais c’est également nécessaire pour répondre au vide identitaire que l’exil a créé chez les dizaines de milliers de réfugiés qui ont suivi leur leader politique et spirituel.

L’heure du désenchantement

Cette stratégie semble toutefois toucher aujourd’hui à ses limites. Pour de nombreux réfugiés, après un demi-siècle d’exil, le cœur n’y est plus vraiment. «Même si la majorité des Tibétains se disent prêts à rentrer au pays dès que le dalaï-lama y sera retourné, leur motivation à se battre pour la cause tibétaine semble en train de fléchir, explique la chercheuse. Avec le temps, l’effet d’exacerbation causé par l’exil, qui expliquait l’enthousiasme initial pour le mouvement nationaliste, a été remplacé par une certaine lassitude et un désenchantement croissant.»

Plus marquée dans les camps situés au sud du pays que dans les régions proches de Dharamsala et de New Delhi, où il y a davantage d’opportunités politiques, cette tendance est confirmée par l’attitude de certains hauts responsables du gouvernement en exil qui évitent désormais de se référer à la «nation» tibétaine pour privilégier l’emploi de termes comme «culture» ou «civilisation».

Autre signe d’érosion: alors que le mode de vie communautaire des camps a longtemps été considéré comme le meilleur moyen de préserver l’identité tibétaine, cette idée est désormais remise en question. Compte tenu de l’augmentation démographique, de nombreux camps créés dans les années 1960 sont en effet saturés, ce qui pousse de plus en plus d’individus à en sortir pour tenter de trouver de meilleures opportunités en termes d’éducation ou d’emploi.

Sur le plan culturel, les choses ne sont plus non plus ce qu’elles étaient. «Dans l’idée de préserver la culture tibétaine, explique Anne-Sophie Bentz, de nombreuses institutions ont été créées par la diaspora. Le problème, c’est que ces dernières ont tendance à s’adapter aux attentes du public occidental et qu’elles renvoient l’image de traditions figées qui n’ont plus grand-chose d’authentique.» D’où une influence croissante de l’Inde en matière de cinéma, de musique ou de sport auprès des Tibétains, qui sont aujourd’hui devenus de grands passionnés de cricket.

Une improbable radicalisation

Le facteur temps joue également en défaveur du mouvement nationaliste. Car si en plus de trente ans de négociations, le Tibet n’a rien obtenu de la Chine, cette dernière n’a cessé de gagner du terrain. Au point que les Chinois sont aujourd’hui majoritaires dans la région du Grand Tibet. «Beaucoup d’observateurs estiment que cette stratégie sera payante à long terme et notamment lorsque le dalaï-lama ne sera plus là, commente Anne-Sophie Bentz. Mais elle pourrait aussi se retourner contre la Chine. Privé de l’élément qui assure sa cohésion, le mouvement nationaliste pourrait avoir plus de peine à contenir ceux pour qui la négociation apparaît de moins en moins comme une solution.»

De là à envisager le recours à des actions radicales, il y a un pas qu’Anne-Sophie Bentz se garde bien de franchir: «Pour différentes raisons, les Tibétains sont très attachés à la non-violence. Même en l’absence de résultats, beaucoup d’entre eux continuent à penser que la voie choisie par le dalaï-lama reste la solution la plus réaliste et que les choses finiront par s’arranger d’elles-mêmes. Et si ce n’est pas dans cette vie, ce sera dans la suivante.»

Vincent Monnet

Les Réfugiés tibétains en exil. Nationalisme et exil, par Anne-Sophie Benz, Presses Universitaires de France/Institut de hautes études internationales et du développement de Genève, 264 p.