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n°106 décembre 2011-janvier 2012
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Bakhtine tombe le masque
Dans un ouvrage en forme d’enquête policière, Jean-Paul Bronckart et Cristian Bota démontrent que l’écrivain soviétique n’est pas l’auteur de la plupart des livres qui ont fait sa renommée internationale dans le domaine de l’analyse du discours
C’est l’histoire d’une extraordinaire imposture intellectuelle que racontent dans leur dernier livre* Jean-Paul Bronckart et Cristian Bota, respectivement professeur et collaborateur scientifique au sein de la Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation. Considéré par l’essayiste français Tzvetan Todorov comme «le plus grand théoricien de la littérature du XXe siècle», Mikhaïl Bakhtine (1895-1975) fut en réalité un usurpateur aux opinions rétrogrades ayant profité de la générosité et de la disparition précoce de deux de ses amis pour s’attribuer leur œuvre.
«L’affaire Bakhtine» prend forme en 1961, lorsque trois jeunes chercheurs de l’Académie des sciences de Moscou, après avoir découvert le livre sur Dostoïevski écrit par Bakhtine en 1929, décident de prendre contact avec son auteur, alors professeur de russe et de littérature étrangère à l’Université de Mordovie. Cette rencontre marque le début d’une longue campagne destinée à sortir Bakhtine de l’anonymat et à l’ériger au rang de théoricien internationalement célébré en matière d’anthropologie philosophique et de philosophie de la culture.
L’opération se matérialise en premier lieu par la réédition, en 1963, du fameux texte sur Dostoïevski et de sa thèse sur Rabelais, qui parait deux ans plus tard. Largement remaniés, ces deux ouvrages sont rapidement traduits en diverses langues et font l’objet de commentaires le plus souvent élogieux.
Tour de passe-passe
La machine est lancée, elle va s’emballer moins de dix ans plus tard avec une stupéfiante révélation. Selon ses thuriféraires, Bakhtine serait également l’auteur de l’ouvrage majeur de Pavel Medvedev (La Méthode formelle en littérature) ainsi que de la quasi-totalité des écrits de Valentin Volochinov (dont Le Freudisme et Marxisme et philosophie du langage), soit des œuvres publiées quarante ans plus tôt.
Selon les «bakhtinistes», Medvedev, exécuté en 1938, et Volochinov, mort de tuberculose en 1936, n’auraient été que de simples prête-noms. Différents motifs, parfois contradictoires, sont avancés pour expliquer ce tour de passe-passe. Pour certains auteurs, Bakhtine, qui ne jouissait d’aucun appui dans le système soviétique et qui était peu connu à l’époque, aurait été contraint de publier sous le nom de ses amis, mieux installés que lui pour transmettre ses idées. D’autres estiment que Bakhtine a procédé à cette substitution «par goût des masques et du carnaval», qu’il faut y voir une manifestation de la profonde modestie du maître ou encore une stratégie promotionnelle visant à démultiplier les noms d’auteurs pour mieux asseoir son courant théorique.
Malgré l’absence d’éléments matériels venant appuyer l’hypothèse d’un Bakhtine omnipotent, la manœuvre est un succès. Même si certains traducteurs refusent d’emblée de croire à la fable, l’argumentation avancée par ses supporters s’avère d’une efficacité que ces derniers n’osaient sans doute pas espérer. Au cours des années 1980, Bakhtine devient en effet une figure intellectuelle dont l’œuvre, qui jouit d’une lucrative diffusion internationale, est analysée par une pléthore de commentateurs en Europe et aux Etats-Unis. Des centres de recherche sont baptisés à son nom, ses textes encore inédits sont publiés en diverses langues.
«Jean-Paul Bronckart avait depuis un certain temps déjà la conviction que quelque chose clochait dans cette thèse, explique Cristian Bota. Notamment à cause des différences existant entre les travaux signés par Volochinov et le reste de l’œuvre de Bakhtine. Notre idée de départ était simplement de reprendre en détail ces textes et de les comparer afin de déterminer si les conceptions de ces auteurs étaient compatibles. Mais nous étions loin de nous douter de l’ampleur de l’escroquerie qui se cachait là derrière. Et puis, progressivement, nous nous sommes pris au jeu de l’enquête et l’article prévu au départ est devenu un ouvrage de 600 pages.»
De cet examen minutieux, étalé sur cinq ans, il ressort que Bakhtine, Volochinov et Medvedev sont bel et bien trois auteurs différents. La démarche suivie par le premier – marquée par une forme de militantisme religieux aux accents rétrogrades – étant absolument incompatible avec les objectifs proprement scientifiques poursuivis par les deux autres. Par ailleurs, comme le démontrent Jean-Paul Bronckart et Cristian Bota, admettre que Bakhtine ait écrit ces livres revient à accepter l’idée qu’il soit parvenu à publier trois ouvrages parfaitement structurés et cinq ou six articles également très bien construits entre 1925 et 1929, alors même que, selon ses biographes, l’écrivain n’aurait rien publié entre 1929 et 1960 parce que «sa nature flegmatique» l’empêchait d’achever un texte.
Ce tour de force paraît d’autant moins probable que Bakhtine se trouve alors dans une position matérielle délicate, puisqu’en décembre 1928, il est arrêté pour cause de propagande religieuse et condamné à l’exil aux îles Solovetsky. Il sera libéré, avec une sentence allégée, en décembre 1929, quelques mois après la publication de son fameux livre sur Dostoïevski.
«Ce qui s’est passé, selon nous, explique Jean-Paul Bronckart, c’est que, dans le but d’aider leur ami, Medvedev, qui travaillait au sein de la maison qui a publié ce livre, et Volochinov, dont c’était le sujet de thèse, ont complété les travaux amorcés par Bakhtine pour en faire un texte susceptible de redorer son image aux yeux des autorités. Le fait que Bakhtine ait été incapable d’apporter les ajustements nécessaires à «son» Dostoïevski lors de sa réédition au cours des années 1960 et qu’il ait laissé ce travail à ses futurs légataires universels constitue d’ailleurs un indice qui tend à confirmer cette interprétation. A ce moment-là, Bakhtine et ceux qui s’étaient fait un devoir de promouvoir son œuvre ont dû faire un choix: soit assumer la paternité des autres textes de Medvedev et Volochinov, dont la proximité avec le «Dostoïevski» n’aurait pas manqué de susciter des interrogations, soit admettre que Bakhtine n’avait pas écrit l’intégralité de son livre sur Dostoïevski, pas plus que les autres manuscrits en sa possession.»
Pour corroborer cette hypothèse, les deux chercheurs genevois avancent de nombreux éléments. Ainsi, lorsque l’agence soviétique du copyright lui a proposé de signer un document attestant qu’il était bien l’auteur des «textes disputés», Bakhtine a refusé.
Tout aussi troublant: sur certains manuscrits conservés par Bakhtine, le nom de l’auteur a sciemment été effacé, ce qui laisse naturellement supposer qu’ils ne sont pas de sa main.
Les déclarations posthumes de Bakhtine, publiées au cours des années 1990 sous forme d’entretiens, ajoutent encore au doute dans la mesure où les différentes déclarations du maître, confuses et souvent contradictoires, ne peuvent être simultanément véridiques. Comme le montrent de nouveaux éléments issus des archives soviétiques et publiés au cours de la même décennie, Bakhtine a également menti à de nombreuses reprises sur sa biographie (contrairement à ce qu’il a toujours prétendu, il n’a jamais obtenu son bac ni fréquenté l’université). Enfin, la comparaison entre les œuvres dont on est certain qu’elles ont été écrites par Bakhtine et les textes dits «disputés» est sans appel, tant sur le plan du style que du contenu.
«En 2003, ce qui est censément le premier manuscrit de Bakhtine est publié en français sous le titre «Pour une philosophie de l’acte», explique Jean-Paul Bronckart. Ce texte, qui expose le programme philosophique de Bakhtine, est extrêmement médiocre. Le propos est incohérent quand il n’est pas tout simplement incompréhensible. Imaginer que la personne qui a écrit cela puisse également avoir produit Marxisme et philosophie du langage ou La méthode formelle, qui sont deux ouvrages tout à fait remarquables, est absolument impossible.»
Délire interprétatif
Quant à savoir à quel point Bakhtine a adhéré a cette manipulation, les deux chercheurs restent réservés. «Au moment où se noue cette affaire, Bakhtine est déjà un vieil homme malade, explique Jean-Paul Bronckart. Son niveau de consentement est difficile à estimer. Est-il l’instigateur de ce mensonge ou a-t-il été poussé dans cette direction par son entourage qui avait flairé un coup fantastique?»
Au final, ce n’est pourtant pas tant les actes peu recommandables qui se sont produits en Russie au moment de l’effondrement du système soviétique que la manière dont le phénomène Bakhtine a été exploité en Occident que retiennent les deux chercheurs. «Ce qui est sidérant, c’est la facilité avec laquelle ce qui s’apparente à un véritable délire interprétatif a été accepté par autant d’auteurs a priori sérieux et compétents, conclut Jean-Paul Bronckart. Nous n’avons pourtant rien inventé. Tout le matériel utilisé pour ce livre est disponible depuis une quinzaine d’années. Mais cela n’a pas empêché ceux qui avaient construit leur carrière sur le nom de Bakhtine de continuer à croire à leurs propres inventions, tout en dénigrant systématiquement Medvedev et Volochinov, dont les noms méritent aujourd’hui d’être pleinement réhabilités.»
Vincent Monnet
«Bakhtine démasqué. Histoire d’un menteur, d’une escroquerie et d’un délire collectif», par Jean-Paul Bronckart et Cristian Bota, Droz, 629 p.