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n°106 décembre 2011-janvier 2012
Recherche | Paléogéographie
Quand le Japon n’était qu’une nuée d’atolls
L’archipel nippon est né de l’accrétion de micro-continents dispersés dans l’océan Panthalassa, la vaste étendue d’eau qui couvrait la moitié de la terre il y a 220 millions d’années. Des chercheurs genevois ont mené l’enquête
Il y a 220 millions d’années, en plein milieu de la période du Trias, une grande partie du Japon actuel est en mille morceaux. Ce qui deviendra le Pays du Soleil-Levant ne ressemble alors qu’à un ensemble d’atolls dispersés dans l’océan Panthalassa, la vaste mer qui recouvre alors la Terre et entoure un supercontinent unique appelé Pangée. Situées juste au-delà de l’océan intérieur Téthys, ces îles ont un destin tout tracé. Au cours des dizaines de millions d’années qui vont suivre, emportées par la tectonique des plaques, elles se déplaceront de plusieurs milliers de kilomètres vers le nord pour finir par s’empiler contre une longue bande de terres émergées déjà existante, agrandissant ainsi de manière significative la superficie du futur archipel nippon.
Si le scénario de la naissance du Japon est décrit de manière si précise, c’est grâce aux travaux de Rossana Martini, maître d’enseignement et de recherche au Département de géologie et paléontologie de la Faculté des sciences, et de Jérôme Chablais, doctorant, qui vient de terminer sa thèse sur le sujet.
Trois phases
«Le fait que le Japon actuel soit le résultat de l’accrétion de terres émergées plus petites n’est pas une nouveauté, précise Rossana Martini. La géologie de l’archipel révèle même que ce processus s’est accompli en au moins trois phases successives, depuis le Paléozoïque supérieur jusqu’au Cénozoïque moyen (entre 350 et 20 millions d’années avant le présent), et qu’il se poursuit aujourd’hui encore. Ce que nous apportons de nouveau est l’emplacement originel des microcontinents appartenant à la deuxième phase. Selon nos résultats, ces îles étaient situées à des milliers de kilomètres plus au sud que ce que l’on imaginait auparavant, au niveau de l’équateur de l’époque.»
Cette recherche permet d’ajouter un chapelet d’îles sur la carte du globe, tel qu’il se présentait à l’époque du Trias, une carte dont les grandes lignes sont connues depuis longtemps. Comme l’avait déjà proposé il y a presque un siècle le géophysicien allemand Alfred Wegener, inventeur de la théorie de la dérive des continents, la quasi-totalité des terres émergées sont alors rassemblées en un seul bloc. Selon toute vraisemblance, la forme de ce supercontinent, sur lequel évoluent les premiers dinosaures, ressemble grossièrement à un gigantesque Pac-Man (voire l’image ci-contre). L’espace entre les deux mâchoires (celle du sud est appelée Gondwana et celle du nord Laurasie) est rempli par l’océan Téthys aujourd’hui disparu et dont la mer Méditerranée serait le dernier vestige.
C’est de la lente dislocation de la Pangée que sont issus les continents actuels. Le Japon, lui, à l’instar des chaînes montagneuses des Andes et des Rocheuses, naît – et continue de croître – du passage d’une plaque tectonique sous une autre. Dans ce processus, celle du dessus racle tous les reliefs à la surface de celle qui plonge, un peu comme le ferait une truelle avec des grumeaux de béton frais sur un mur. Toutes ces roches s’agglutinent alors, produisant des terres émergées et des montagnes.
«La grande majorité des travaux paléogéographiques concernant la période du Trias ont visé à reconstituer la Pangée et l’océan Téthys, poursuit Rossana Martini. Très peu en revanche se sont intéressés à l’océan Panthalassa qui représente tout de même plus de la moitié de la Terre d’alors. L’originalité de notre étude a justement consisté à comparer, pour la première fois, des roches bien connues provenant de sédiments de l’océan Téthys (aujourd’hui affleurant, entre autres, en Espagne, en Italie, en Autriche et en Grèce) avec celles, moins étudiées, provenant des microcontinents dispersés dans l’océan Panthalassa et qui, avec le temps, ont formé la côte ouest des Amériques et le Japon.»
Les chercheurs genevois se sont donc rendus au Japon pour y prélever des échantillons sur une distance de 1500 kilomètres, traversant les îles de Kyushu, Shikoku et Honshu et même l’archipel d’Okinawa. La collecte s’est révélée assez ardue. La progression des géologues a en effet souvent été freinée par la végétation dense des forêts tropicales et le relief très accidenté. Sans parler du fait que les roches recherchées étaient difficilement accessibles, car recouvertes d’une épaisse couche de terre, et qu’il a fallu souvent travailler le long des berges des rivières et même, une fois, à l’intérieur d’une grotte.
Après la récolte, les cailloux ont été ramenés à Genève et préparés sous forme de lames minces de roches. Pour dater ces dernières et pouvoir les comparer entre elles, les chercheurs genevois se sont principalement basés sur les informations fournies par de minuscules témoins de l’époque, les foraminifères. Ces animaux unicellulaires microscopiques ont la particularité de produire, au cours de leur existence, une petite coquille en carbonate de calcium. Il y a 220 millions d’années, des foraminifères benthiques (vivant sur les sédiments au fond de l’eau ou sur des algues) peuplent en grand nombre les lagons peu profonds des atolls du Panthalassa. Ils se retrouvent aujourd’hui fossilisés dans les calcaires nippons.
A un ou deux millions d’années près
La forme de ces minuscules coquilles et leur composition permettent de définir l’environnement dans lequel ces organismes ont vécu et de dater les roches qui les contiennent, à un ou deux millions d’années près. «Ce n’est pas une méthode très précise mais c’est la seule dont nous disposons pour les calcaires qui nous intéressent, poursuit Rossana Martini. Certes, les lagons étaient également peuplés de coraux d’éponges et d’algues mais ces organismes fournissent des âges encore moins précis. Quant aux fossiles d’ammonites, des mollusques aujourd’hui disparus qui vivaient dans les eaux plus profondes entourant les îles, ils sont trop rares dans les roches que nous étudions pour en tirer une analyse pertinente.»
Les chercheurs genevois sont ainsi devenus les premiers scientifiques à étudier, sous l’angle des foraminifères, les calcaires nippons datant du Trias. Jusqu’à présent, les géologues japonais se sont en effet surtout intéressés aux roches plus anciennes.
Résultat: les foraminifères des calcaires nippons présentent plus d’affinités avec leurs homologues enfermés dans les roches formées sur la marge sud de la Téthys (que l’on retrouve en Oman et en Indonésie, notamment) qu’avec ceux de la marge de la Pangée faisant face au Panthalassa (la Chine du Sud et la Chine du Nord actuelles), à 20° Nord, là où l’on pensait que se trouvait alors le Japon.
L’action de la tectonique
Les chercheurs genevois ont donc replacé le réseau d’atolls qui forment une partie de l’actuel Japon à l’embouchure de la Téthys. Ils suggèrent que, sous l’action de la tectonique des plaques, cette nuée d’îles a migré durant 5000 ou 6000 kilomètres vers le nord avant de buter contre une langue de terre déjà présente, issue de la première vague d’accrétion remontant au Paléozoïque (il y a entre 350 et 230 millions d’années).
Cette hypothèse est soutenue par le fait qu’elle est cohérente avec un modèle géodynamique qui permet de reconstituer des cartes géographiques du passé de la Terre. Développé durant des années à l’Université de Lausanne, sous la direction du professeur Gérard Stampfli et racheté récemment par une grande compagnie pétrolière, ce modèle des plaques tectoniques tient compte des vitesses d’écartement des rides océaniques, de datations absolues des roches qui constituaient les fonds des anciens océans et de nombreux autres facteurs géophysiques. Les nouvelles données fournies par les chercheurs genevois s’y intègrent parfaitement.
Anton Vos