Campus n°107

Campus

n° 107 février-mars 2012
Extra-muros | Cambodge

L’île qui voit naître ses premiers adolescents

Le développement économique exerce une influence sur la structure de la société. Une étude démographique centrée sur les parcours de vie s’est intéressée à ce phénomène dans le cadre d’une enquête de longue haleine sur les habitants d’une île située sur le Mékong au Cambodge

Quand elle visite en 2001 ce bout de terre au milieu de la «Mère de tous les fleuves», à une quinzaine de kilomètres de Phnom Penh, la capitale du Cambodge, Floriane Demont a l’impression de revoir les bas-reliefs du temple d’Angkor qu’elle admirait quelques jours plus tôt. Les scènes quotidiennes gravées il y a huit siècles lui semblent reprendre vie devant ses yeux, comme si rien n’avait changé. Les mêmes bœufs tirant leur charrue de bois dans les rizières. Les mêmes femmes s’affairant au village. L’étudiante en histoire économique, en plein voyage touristique, ignore qu’elle reviendra sur cette île (anonyme pour des raisons de confidentialité et de sécurité) cinq ans plus tard dans le cadre de sa thèse* en sciences économiques et sociales pour y étudier les dynamiques démographiques et les parcours de vie de ses habitants confrontés au développement rapide de leur pays.

Aujourd’hui, Floriane Demont est chargée d’enseignement et démographe à l’Institut d’études démographiques et du parcours de vie. Sa thèse, elle l’a soutenue l’automne passé. Elle est le fruit de sa contribution, dès 2005, à une étude d’envergure appelée MIPopLab (Mekong Island Population Laboratory) et mise en place il y a plus de dix ans pour mesurer l’impact du génocide des années 1970 sur la démographie khmère. Cette enquête démographique longitudinale, l’une des rares en Asie, est menée sous la responsabilité de Patrick Heuveline, professeur de sociologie à l’Université de Californie à Los Angeles, qui est devenu l’un des deux directeurs de thèse de Floriane Demont, l’autre étant Michel Oris, professeur au Département de sociologie.

Durant son travail, la jeune chercheuse se rend régulièrement sur place pour suivre et gérer les progrès de l’enquête auprès des habitants de l’île. L’enquête sur le terrain consiste à poser tous les six mois une série de questions aux mêmes personnes. Le questionnaire porte sur la composition des ménages, les relations de parenté entre leurs membres, les décès, les grossesses, les naissances et les migrations qui sont survenus au cours du semestre écoulé, etc. En bref, l’étude accumule depuis 2000 des données individuelles et familiales concernant le parcours de vie de plus de 11 000 participants.

Gestion des enquêteurs

«En termes statistiques, les habitants de l’île ne sont pas représentatifs de l’ensemble du pays, admet Floriane Demont. Mais ce lieu présente l’intérêt d’être encore profondément rural – comme la majorité du pays – tout en subissant une influence urbaine due à la proximité de la capitale, une ville de 1,3 million d’habitants en plein essor. En d’autres termes, c’est l’endroit idéal pour étudier la démographie face au développement économique.»

Sur place, outre la gestion de l’enquête MIPopLab, l’une des tâches principales de la démographe – qui a appris à parler le khmer avec suffisamment d’aisance pour soutenir une discussion – consiste à former des Cambodgiens pour qu’ils remplissent convenablement les questionnaires. Le souci majeur, c’est que malgré un baccalauréat universitaire en sciences sociales, ces enquêteurs locaux affichent d’importantes lacunes en rédaction et en mathématiques. Des handicaps non négligeables pour mener à bien ce genre d’études. Sans parler des questionnaires remplis au crayon gris qui s’efface et des feuilles qui s’envolent de la moto et se perdent lors du trajet de retour en ville.

«Ce sont les impondérables des études démographiques menées avec des ressources limitées dans des pays en voie de développement, note Floriane Demont. Les personnes que nous engageons font tout le travail à la main. Elles n’ont pas les moyens d’utiliser un ordinateur portable et toute l’armada de logiciels d’appui qui existent pour ce genre d’activité.»

Du côté des répondants, il n’est pas toujours aisé non plus d’obtenir toutes les informations voulues. Souvent illettrées, les personnes interrogées ont en effet une mauvaise appréciation de la chronologie des événements passés, surtout s’ils remontent à plusieurs années. Pour obtenir des renseignements comme les dates exactes de naissances ou de décès des enfants par exemple, les réponses deviennent vite très approximatives.

Pratiques animistes

«Pour y remédier en partie, nous demandons par exemple sous quel signe astrologique chinois tel ou tel enfant est né, poursuit la démographe. Cette information-là, ils la connaissent. La plupart des Khmers, bien que de religion bouddhiste, ont en effet conservé de fortes pratiques animistes empreintes de superstitions. Ils prêtent à l’astrologie un pouvoir prédictif auquel ils sont très sensibles. Du coup, cela nous permet de connaître au moins l’année correcte d’un événement familial.»

Si, au début, Floriane Demont loge dans une pension sur l’île, très vite elle choisit de se baser plutôt en ville. «J’avais ainsi l’avantage d’être proche de l’Université royale de Phnom Penh avec laquelle nous collaborons et qui nous fournit les enquêteurs, précise-t-elle. De toute manière, le trajet est assez court. De nombreux bus et moto-taxis peuvent nous amener à destination. Et là, un ferry relie la rive à l’île 7 fois par jour (il n’y en avait que 2 en 2001!).»

Mariage tardif

Parmi les résultats originaux produits par sa thèse, la démographe relève l’émergence d’une véritable adolescence dans la population de l’île. Avec l’allongement moyen des études et le fait que le mariage se contracte sensiblement plus tard, de plus en plus de jeunes sortent de l’enfance sans tout de suite entrer dans le monde des adultes avec, cependant, une différence de genre. Les familles autorisent en effet fréquemment les filles à poursuivre leurs études comme les garçons. Mais à la condition qu’elles trouvent un travail en parallèle, contrairement à leurs camarades masculins. En réalité, ce faisant, elles finissent bien souvent par arrêter leurs études.

Avec cette période plus longue passée sur les bancs de l’école surviennent aussi de nouveaux comportements. C’est notamment l’occasion pour les adolescents de se fréquenter avant le mariage. Et bien que l’accord de la famille demeure primordial, le choix individuel du conjoint s’impose de plus en plus.

Par ailleurs, les adolescents ainsi qu’un nombre croissant d’adolescentes migrent en ville pour travailler dans le textile ou la construction mais reviennent la plupart du temps. Cette migration temporaire dans la ville voisine s’effectue souvent sous la bonne garde d’un chaperon (une tante, un voisin ayant émigré…). Cet encadrement destiné surtout à contrôler les éventuelles rencontres romantiques ne parvient toutefois pas à inverser la tendance. Dans ce nouveau milieu urbain, les jeunes échappent finalement assez facilement à la surveillance de leurs aînés et affermissent davantage leur autonomie.

«Ces comportements nouveaux ont le chic de dérouter les parents mais il convient de relativiser, précise Floriane Demont. Les parents ont vécu le génocide perpétré par le régime des Khmers rouges qui a déjà largement déstructuré la société cambodgienne. Au sortir de ces événements dramatiques, les femmes se sont en effet retrouvées plus nombreuses que les hommes et il a fallu dès les années 1980 assouplir les critères traditionnels de mariage, notamment en ce qui concerne les différences d’âge entre époux, le mari devant être environ 4 ans plus âgé que sa femme. L’assouplissement des critères de choix du conjoint ne date donc pas d’aujourd’hui» z

Anton Vos

* «Dynamiques démographiques et parcours de vie au Cambodge (1998-2008): des trajectoires individuelles et familiales à l’épreuve du développement», par Floriane Demont, Thèse UNIGE SES 769, directeurs de thèse: Michel Oris et Patrick Heuveline