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Tête chercheuse | Charles Bonnet
Charles Bonnet, géant de la nature
Charles Bonnet (1720-1793) était l’un des plus grands naturalistes de son temps, auteur de livres à succès et de la découverte de la parthénogenèse chez le puceron. On venait de loin pour le consulter. Mais la célébrité du savant genevois n’a pas survécu au temps qui passe
Né en 1720, Charles Bonnet ne se destine pas immédiatement à l’étude de la nature. Sous la pression familiale, il entreprend sans enthousiasme des études de droit à l’Académie de Genève. A 16 ans, cependant, il tombe par hasard sur un exemplaire du Spectacle de la nature de l’abbé Noël-Antoine Pluche (1688-1761). Cet ouvrage de vulgarisation de 10 tomes paru une première fois en 1732 connaît alors un succès fulgurant. Sa lecture est une révélation pour le jeune homme.
Nouvelles observations
Particulièrement frappé par la description du fourmilion, insectes dont les larves creu-sent des entonnoirs dans le sable pour piéger leurs proies, le naturaliste en herbe consacre désormais toute son énergie à obtenir de tels insectes et à les étudier. Son approche est la bonne. Il rectifie d’emblée certaines informations imparfaites concernant cette espèce et ajoute même de nouvelles observations.
Les insectes occupent alors le devant de la scène scientifique européenne. René-Antoine Ferchault de Réaumur, directeur de l’Académie des sciences à Paris, au savoir et au prestige immenses, vient en effet de publier les premiers tomes de ses majestueux Mémoires pour servir à l’histoire des insectes, mettant le monde des naturalistes en émoi.
Le jeune Bonnet découvre un exemplaire du précieux ouvrage, superbement illustré, laissé ouvert sur le bureau du pasteur de la Rive, son professeur de logique. Il rêve de le lire mais son maître refuse de le lui prêter arguant que cette littérature savante n’est pas destinée au jeune homme. Obstiné, Charles Bonnet fait la même demande à la bibliothèque de la ville où il essuie un refus identique.
Nullement découragé par ces contrariétés, il continue ses expériences, notamment sur des chenilles nommées Livrées, dont il remarque qu’elles tissent un fil de soie au cours de leur cheminement servant à les guider pour leur retour au nid. Un détail que personne n’a encore observé. Il rédige un mémoire sur le sujet et l’envoie sans autre forme de cérémonie à Réaumur.
«Pour un jeune homme protestant de 17 ans, écrire à un savant parisien de renommée internationale et de confession catholique, c’est pour le moins une démarche audacieuse», souligne Marc Ratcliff, maître d’enseignement et de recherche à la Section de psychologie et l’auteur de différents articles sur le naturaliste genevois.
Son initiative s’avère payante car une correspondance s’engage aussitôt avec Réaumur, épaté par la précocité du jeune chercheur. C’est d’ailleurs sur la suggestion du savant parisien que vers 1739-1740, Charles Bonnet commence une étude sur les pucerons. En réalité, il perfectionne une expérience que Réaumur n’a jamais réussi à mener à bien. Il s’agit de placer l’insecte sous cloche et d’étudier sa reproduction. Bonnet utilise du sable pour améliorer l’isolation du bocal renversé et, surtout, laisse l’insecte sur une branche de fusain ou de rosier qui lui apporte la nourriture nécessaire à sa survie.
Puceron sous cloche
Le naturaliste observe tout particulièrement le moment de la ponte et s’empare immédiatement de la larve afin d’éviter une éventuelle fécondation entre la mère et l’enfant. Le petit puceron est ensuite placé à son tour sous une cloche. L’expérience dure des mois. A la fin, il conclut que la femelle du puceron est capable de se reproduire sans fécondation par un mâle. C’est la découverte, finalement démontrée, de la parthénogenèse.
Réaumur fait la lecture de l’expérience devant l’Académie des sciences et propose dans la foulée à Bonnet d’en devenir le correspondant, ce qu’il accepte. Son nouveau titre en main, l’une des premières choses que Bonnet entreprend, c’est de retourner à la bibliothèque et de le mettre sous le nez du bibliothécaire rétif. Même s’il a déjà pu quelque temps avant se plonger dans la lecture des mémoires de Réaumur sur les insectes. Le maître de Paris les lui avait fait parvenir, dédicacées, en témoignage de son estime.
Il envoie également un article à la Royal Society de Londres en 1741 mais celui-ci ne sera publié qu’en 1743, en même temps qu’un papier rédigé par un autre Genevois, Abraham Trembley, l’oncle de Charles, installé aux Pays-Bas. Ce deuxième travail concerne également un mode de reproduction inédit, plus précisément la régénération des hydres d’eau douce. Trembley a en effet remarqué que si l’on coupe cet animal en deux, chaque moitié se reforme et redevient un individu entier (lire Campus n° 91 juin-août 2008).
«Dans le monde de cette époque, la représentation que l’on se fait de la reproduction animale se borne au constat qu’il faut être deux pour en faire un troisième, explique Marc Ratcliff. Et voilà que deux Genevois remettent cette vision profondément en cause en montrant qu’il existe dans la nature des espèces où un seul individu peut donner naissance à un deuxième ou se scinder en deux individus différents.»
Malheureusement, Bonnet doit mettre fin à ses expérimentations à partir de 1743 car, à force d’employer le microscope, sa vue baisse et il devient quasiment aveugle. Il poursuit néanmoins ses lectures et ses réflexions au point de devenir l’un des plus grands spécialistes dans son domaine. Il tire de ses connaissances deux ouvrages, Les Considérations sur les corps organisés en 1762 et la Contemplation de la nature en 1764, qui deviennent aussitôt des best-sellers. Il y présente tout le savoir acquis en sciences naturelles à l’époque, des minéraux jusqu’à l’être humain en passant par les végétaux et les animaux. Ses livres sont traduits en allemand et en italien et sont utilisés, au moins en Italie, comme manuel par les étudiants. L’opération lui assure la célébrité et la visite de nombreux collègues et précepteurs venus de l’Europe entière.
Toutefois, Charles Bonnet n’a pas tous les atouts pour devenir une figure à l’épreuve du temps. D’abord, lors des révolutions de 1737 et de 1782 à Genève, il prend clairement le parti du patriciat, auquel il appartient. Il fait partie des personnalités qui, en 1782, font appel à la France et à Berne pour venir rétablir l’ordre. Cette position ne servira pas sa postérité même si elle n’empêche pas qu’après sa mort, en 1793, Genève le célébrera comme une gloire nationale.
Ensuite, au XIXe, l’importance de ses découvertes est diminuée avec la normalisation des représentations biologiques dans la société. De plus, en 1840, avec les débuts de l’histoire des sciences et notamment les écrits du zoologiste français Georges Cuvier, Charles Bonnet est rangé dans une case très connotée: il a découvert la parthénogenèse, certes, mais il était préformationiste.
Echelle de valeur
«Bonnet défend en effet toute sa vie une théorie selon laquelle il existe dans les êtres vivants des «germes» qui sont préformés, ou programmés pour se développer dans une forme spécifique sans aucune interaction extérieure, c’est-à-dire sans fécondation, précise Marc Ratcliff. Cette vision exclut cependant toute idée d’évolution alors que l’on connaît déjà des fossiles d’espèces disparues ou de formes différentes de celles d’aujourd’hui. Bonnet reconnaît ce fait mais demeure intimement persuadé que Dieu a déposé sur Terre toutes les formes de vie telles qu’on les connaît et selon une échelle de valeur au sommet de laquelle se trouve l’homme. Cette tension est caractéristique d’une époque où les savants doivent concilier des découvertes scientifiques et des représentations religieuses qui entrent en conflit.»
Finalement, une historiographie très anticléricale est ravivée dans les années 1960, incarnée par l’historien des sciences français Jacques Roger. On oppose alors, pour les diminuer, les savants chrétiens de cette époque (Charles Bonnet, Lazzaro Spallanzani, Albrecht von Haller…) à d’autres penseurs tels que Maupertuis, Diderot ou encore Buffon, qui sont érigés en héros de la Révolution et des Lumières.
«Pourtant, les premiers, même si leurs écrits sont parfois imbibés de religiosité et d’admiration devant la nature, sont de vrais savants, déplore Marc Ratcliff. Ils ont travaillé dans des laboratoires, expérimenté avec leurs mains et publié dans des journaux scientifiques de référence. Les seconds ne sont pas des naturalistes de formation mais des mathématiciens, des philosophes, des littéraires. Ces gens-là – novateurs sur le plan politique et anticléricaux – écrivent sur la biologie et développent des idées matérialistes qui sont, en gros, dans la lignée de Démocrite et de ce qui s’écrivait dans l’Antiquité.»
Anton Vos